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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCLVII. AU MÊME PAPE POUR LE FRÈRE PHILIPPE.
LETTRE CCLVIII. AU MEME PAPE, POUR LE FRÈRE RUALÈNE (a).
LETTRE CCLIX. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.
LETTRE CCLX. A L'ABBÉ RUALÈNE.
LETTRE CCLVI. AU PAPE EUGÈNE.
Lan 1134
Saint Bernard engage le pape Eugène à venir au secours de l'Eglise d'Orient et à ne pas se laisser décourager par la perte d'Edesse ; il s'étonne qu'on ait songé à lui, dans l'assemblée de Chartres, pour le mettre à la tête de la croisade.
1. Une bien grande et bien triste nouvelle vient de frapper mes oreilles; que d'âmes en sont affligées ! Je me demande même quelle âme ne l'est pas? Il n'y a que les enfants de colère qui ne s'en sont ni émus ni affliges; elle n'est indifférente qu'à ceux due le mal le plus affreux comble de joie et de bonheur. Au reste, la tristesse est générale, parce que la cause en est commune à tous. Vous avez bien fait d'écrire aux évêques de France pour encourager leur bon vouloir et leur donner les éloges qu'ils méritent. C'est bien dans une cause de cette importance pour la chrétienté tout entière, que plus que tout autre vous êtes tenu à faire preuve de zèle et de courage. J'ai lu chez un sage (Senec., epist. XXII ad Lucil.) « que l'homme de coeur sent son courage grandir avec les difficultés. » Je vais plus loin, moi, et je dis que dans un chrétien la confiance s'accroît au milieu des épreuves. Le flot des revers s'élève jusqu'à l'âme du Christ, et ses ennemis en ce moment le blessent à la prunelle même de l'oeil. Puisque le Sauveur souffre de nouveau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera si ce n'est vous? Or, si l'un se tire d'un mot de votre bouche ou d'un signe de votre tête, c'est la main qui doit tirer l'autre de sa gaine; lorsque saint Pierre voulut faire usage de ce dernier, dont il semblait qu'il ne devait pas se servir, le Seigneur lui dit: « Remettez votre glaive dans son fourreau (Jean., XVIII, 11). » Il était donc bien à lui, mais ce n'était pas lui qui devait s'en servir. 2. Or le temps est venu pour vous d'employer ces deux glaives (a) à défendre l'Eglise d'Orient. Vous devez imiter le zèle de celui dont vous tenez la place, ce serait une honte pour vous d'avoir les mêmes armes que lui en main et de n'en point faire usage. N'entendez-vous pas Jésus-Christ qui vous dit: « Je retourne à Jérusalem pour y être crucifié une seconde fois (Egésip., liv. III de Excid., chap. II). » Si les autres se montrent indifférents ou sourds à cette voix, ce n'est toujours pas au successeur de a On peut lire sur ces deux glaives de Pierre le livre IV de la Considération; chap. III, et lOpuscule de notre saint aux chevaliers du Temple, chap. II.
Pierre qu'il convient de faire comme s'il ne l'entendait pas. Il doit s'écrier au contraire : « Quand même tous les autres seraient scandalisés, moi je ne le serai point (Matth., XXVI, 33), » et au lieu de se laisser abattre par les premiers désastres de l'armée, il s'efforcera d'en rassembler les débris. Parce que Dieu fait ce qu'il veut, l'homme est-il dispensé de faire ce qu'il doit? Pour moi, je vois dans la grandeur même des maux qui nous accablent un motif de plus pour un chrétien digne de ce nom, d'espérer en un meilleur avenir, et dans les épreuves qui fondent sur nous, une raison de nous réjouir davantage (Jacob., I, 2). Il est bien vrai que nous mangeons aujourd'hui le pain de la douleur et que notre breuvage est détrempé de nos larmes; mais faut-il que l'ami de l'Epoux perde toute espérance, et ne sait-il pas que Celui dont il est l'ami a pour habitude de réserver le vin le meilleur pour la fin? Qui sait? peut-être le Seigneur, touché de nos misères, jettera-t-il sur nous un regard de bonté et nous sera-t-il plus favorable que par le passé (Joel, II, 14). C'est ainsi qu'il a coutume de faire, ce sont là les retours de sa justice, vous ne l'ignorez pas. A-t-il jamais accordé de signalés bienfaits qu'il ne les ai fait précéder d'éclatantes disgrâces? Pour n'en citer qu'un exemple, la grâce unique. et singulière de la rédemption n'a-t-elle pas été précédée de la mort du Sauveur? 3. Êtes-vous lami de l'Epoux ? faites-le voir dans le besoin. Si vous vous sentez au coeur, le triple amour qu'il réclamait de celui dont vous tenez la place, si vous l'aimez aussi de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces comme cela doit être, ne ménagez rien, mettez tout en oeuvre pour sauver son Epouse en péril, employez pour Elle tout ce que vous avez de force, de zèle, de sollicitude, d'autorité et de puissance. Plus le péril est grand, plus grand aussi doit être votre concours. Un coup terrible vient d'être porté à l'édifice tout entier, c'est à vous de mettre tout en oeuvre pour en conjurer la ruine. Il faut que je vous sois dévoué comme je le suis, pour vous parler avec cette hardiesse. 4. Au reste, Votre Sainteté (a) sans doute appris que l'assemblée de Chartres a m'a élu chef de cette nouvelle croisade, ce dont je ne saurais trop m'étonner; veuillez croire que je ne suis pour rien dans ce choix, d'ailleurs aussi contraire à tous mes désirs que hors de proportion avec mes forces, si je me connais bien. Qui suis-je en effet pour marcher à la tête d'une armée et pour commander dans les camps? En supposant même que j'en aie la force et le talent, est-il rien de plus étranger à ma profession? Votre Sainteté est trop sage pour que je lui suggère ce qu'elle doit penser de tout cela; je la prie seulement, au nom de la charité dont elle m'est tout particulièrement redevable, de ne pas m'abandonner aux caprices des hommes; qu'elle veuille bien implorer les lumières du ciel, comme c'est son devoir en cette circonstance plus qu'en toute autre encore, et travailler ensuite à faire accomplir la volonté de Dieu sur la terre comme on l'accomplit dans le ciel.
a On peut consulter sur cette assemblée, qui se réunit en 1146, les lettres de Pierre le Vénérable et de l'abbé Suger.
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON
LETTRE CCLXVI.
178. A Suger, abbé ..... Saint Bernard l'exhorte à recevoir la mort avec courage. Il mourut en effet en 1152, d'après la chronique de Saint-Denys, qui en parle en ces termes: «Cette année vit mourir l'abbé Suger d'heureuse mémoire. Comme personne ne peut se soustraire à la nécessité de mourir, l'abbé Suger, se sentant atteint de la maladie qui le conduisit au tombeau, se fit porter par ses frères dans la salle du chapitre : là, après quelques mots d'édification, il se prosterna avec larmes et gémissements aux pieds de tous les religieux, se soumit à leur jugement et les pria de lui pardonner charitablement les fautes qu'il pouvait avoir à se reprocher à leur égard et ses négligences dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, ce que tous les religieux firent au milieu d'un torrent de larmes et avec les témoignages du plus affectueux attachement. Ce vénérable père expira en récitant les paroles de l'Oraison dominicale et du Symbole, le 13 janvier, à l'âge de soixante-dix ans, après cinquante ans de profession religieuse, et vingt-neuf de prélature. Six évêques et une foule d'abbés assistèrent à ses funérailles, où l'on vit le roi très-chrétien de France, Louis VII, pénétré du souvenir des services qu'il en avait reçus, pleurer amèrement comme un simple mortel. » Là s'arrête le récit de la chronique de Saint-Denys. Pour épitaphe on ne mit que ces mots sur sa tombe : Ci-git l'abbé Suger; le nom seul de Suger dit plus en son honneur que ne le pourrait faire une épitaphe plus longue. Francois Chifflet nous en a conservé une autre que voici; on la doit à la plume d'un chanoine de Saint-Victor de Paris, nommé Chèvre-d'Or. « L'Eglise a perdu sa fleur, sa perle, sa couronne et son soutien, son étendard, son bouclier, son casque, sa lumière et son auréole, en perdant l'abbé Suger, qui fut un modèle de vertu et de justice, un religieux aussi grave que pieux. Magnanime et sage, éloquent, généreux et distingué, on le vit siéger dans les conseils sans jamais quitter le conseil intérieur de sa pensée. « C'est par ses mains prudentes que le roi tenait les rênes du gouvernement, il régnait sur le roi, on pourrait dire qu'il fut le roi du roi. « Tout le temps que le roi de France fut éloigné de son royaume pour la conduite de l'expédition d'outre-mer, il fut le chef de l'Etat et régent de France. « Il sut allier en lui deux qualités presque inconciliables pour tout autre, ce fut de plaire aux hommes par son équité et à Dieu par sa sainteté. « Il ajouta par sa propre gloire au lustre d'une abbaye déjà fameuse; il en réforma les abus avec énergie et il en augmenta le nombre des habitants. « L'octave de la Théophanie qui le vit fermer les yeux à la lumière, fut pour lui une vraie Théophanie. » Les religieux de la congrégation de Saint-Maur ont conservé cette longue mais élégante épitaphe écrite en lettres d'or. On trouve d'autres détails encore sur l'abbé Suger dans les notes des lettres soixante-dix-huitième et trois cent soixante-troisième (Note de Mabillon).
LETTRE CCLVII. AU MÊME PAPE POUR LE FRÈRE PHILIPPE.
1. Je vous écris séparément (a) pour une affaire qui m'intéresse et me touche beaucoup, et que je vous recommande tout particulièrement. Un de nos frères nommé Philippe s'est vu abaissé, pour avoir voulu s'élever, mais il s'est ensuite abaissé de lui-même et personne n'a songé à l'élever, comme si l'un ne devait pas être la conséquence de l'autre, d'après ce que le Seigneur lui-même a dit (Matth. XIII, 12). On traite ce religieux avec une rigueur que rien ne tempère, et on le punit sans pitié; la plupart des juges ont pensé, je l'avoue, qu'on devait en agir ainsi à son égard, mais voudraient-ils qu'on les traitât de même? Or il est certain qu'on ne nous appliquera pas d'autre mesure que celle dont nous aurons fait usage envers les autres (Matth., VII, 2); celui donc qui se sera montré. sons pitié dans sa justice. ne trouvera point non plus de pitié pour lui-même. Le successeur des apôtres est en position d'exercer en même temps la justice et la miséricorde ; si le souverain pouvoir dont il est revêtu éclate dans la, première, il ne peut aller sans la seconde; que dis-je? l'économe dont l'Évangile se plaît à nous parler avec éloge n'a-t-il pas mieux aimé manquer de fidélité à son maître que de charité envers le prochain; ne le voyons-nous pas remettre à l'un vingt, à lautre cinquante pour cent de sa dette, et sacrifier l'intérêt de son maître à l'amitié de ceux qu'il voulait gagner? Sa conduite lui valut des louanges et il en fut récompensé en se faisant en effet autant d'amis due son maître comptait de serviteurs. 2. Mais à quoi pensé-je? Je m'aperçois que je vous parle moins en suppliant qui demande une grâce qu'en avocat qui plaide sa cause; ce n'est pas là ce que je devais foire, et si je continue sur ce ton, je me trouve face à face avec la justice au lieu d'avoir affaire à la miséricorde. Laissons
a On pense, d'après ce début, que cette lettre pour le frère Philippe fut envoyée au pape Eugène en même temps que la précédente. Quant à Philippe, voici ce qu'on lit à son sujet dans la liste des prieurs de Clairvaux : « Philippe, ayant suivi le parti d'Anaclet, fut fait par lui évêque de Tarente pendant la durée du schisme; plus tard, ayant été déposé, il se retira à Clairvaux, où il ne lui fut permis d'exercer que les fonctions de simple diacre. » C'est ce qui donna lieu à notre Saint d'écrire au Parc en sa faveur. « A la mort de saint Bernard, il était prieur de Clairvaux. »
donc de côté toutes ces plaidoiries sur lesquelles je ne saurais faire plus de fond que sur des toiles d'araignées. A quoi bon tendre des piéges sous les pas de ceux qui ont des ailes pour les éviter (Prov., I, 17) ? Il est inutile que j'essaie d'éblouir un esprit aussi pénétrant que le vôtre, il trouverait à l'instant même mille raisons meilleures que les miennes à m'objecter. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est de recourir aux armes des faibles, à la prière, et d'en user largement; je me flatte d'avoir ainsi plus de succès dans l'attaque d'un coeur que je sais inexpugnable à tout autre moyen. Le Père des pauvres ne saurait être insensible à la voix des pauvres qui l'implorent avec moi, car je ne suis pas seul à le prier. Si j'ose me flatter que même seul je saurais toucher votre coeur, que ne puis-je espérer quand je sens mes prières monter vers vous appuyées sur celles de tous vos enfants, tant de ceux qui sont ici avec moi que d'une infinité d'autres qui, quoique absents, se joignent à moi en ce moment? Parmi tant de religieux, Philippe est le seul qui ne s'unisse point à moi et qui ne demande rien; bien loin de me presser de prier pour lui, je ne sais s'il voudrait qu'on le fit; ce qu'il désire par-dessus tout, c'est d'être compté pour le dernier dans la maison de Dieu. D'ailleurs, la dispense que nous vous demandons pour lui l'intéresse moins que notre ordre tout entier qui doit eu profiter beaucoup plus que lui.
LETTRE CCLVIII. AU MEME PAPE, POUR LE FRÈRE RUALÈNE (a).
Saint Bernard prie le pape Eugène de vouloir bien consentir au rappel de Rualène qu'il avait contraint d'accepter le litre d'abbé de Saint Anastase malgré toutes ses répugnances.
Il est évident pour moi que notre cher Rualène, loin de prendre son parti du poste dans lequel on l'a placé, s'en désespère tous les jours davantage. Je crois donc qu'on ne saurait trop se hâter de remédier au mal dont il se plaint et dont je ne souffre pas moins que lui; car je ne puis vous dissimuler que je me sens malheureux de son tourment, et que je ne serai tranquille que quand il sera lui-même rendu à la tranquillité. Ne vous étonnez pas de ce due je vous dis là, nous ne formons, lui et moi, qu'un coeur et qu'une âme, et nous ne différons l'un de
a Il était prieur de Clairvaux quand il fut appelé à succéder à l'abbé de Saint-Anastase devenu pape sous le nom d'Eugène, comme on l'a vu lettre deux cent quarante-cinq. Nicolas de Clairvaux,-qu'il avait puissamment contribué à faire entrer à Clairvaux, déplore son absence dans sa quarante-troisième lettre. Dans la suite, ce même Nicolas de Clairvaux écrivit plusieurs lettres sous son nom, et particulièrement la vingt-troisième et la vingt-cinquième, qui portent à tort le nom de Rivaux au lieu de celui de Rualène.
l'autre qu'en ce qu'il est mon fils et que je suis comme sa mère ; je dirais son père si je ne vous en avais transmis le titre et le pouvoir, bien que j'en conservasse tous les sentiments dont je ne puis me défaire et qui sont aujourd'hui la cause de mon tourment. Or vous le savez, une mère ne saurait oublier le fruit de ses entrailles (Isa., XLIX, 15). On a beau me dire que je ne suis plus sa mère, je sens bien qu'il n'a pas cessé d'être mon fils, et mon coeur, mon triste coeur, ne nie le dit que trop par la douleur qui le consume sans trêve ni repos. Mais à qui la faute, me direz-vous, s'il en est ainsi? A moi seul, vous répondrai-je; je ne m'en prends pas, mais je m'en plains à vous. Mère tendre et cruelle tout à la fois, j'ai sacrifié de mes propres mains le fruit de mes entrailles au devoir de l'obéissance et de la charité; c'est moi-même qui ai arraché de mon sein et immolé comme une victime ce précieux objet de mon amour; bien plus, je ne saurais dire que je l'ai fait contre mon gré, car si je l'ai livré, c'est de plein gré et pour obéir à une volonté qui pourrait contraindre qui il lui plaît si elle le voulait. Mais il n'en était pas de même pour lui; ce n'est qu'à regret qu'il a cédé à votre volonté et à la mienne réunies et parce qu'il n'a pas pu faire autrement. Devais-je penser que sa répugnance durerait toujours? Mais puisqu'elle subsiste plus invincible que jamais, il ne vous reste plus qu'à céder avec bonté; car un homme qu'on oblige à rester dans un poste qui lui déplaît, non-seulement s'y trouve malheureux, mais encore n'y fait aucun bien. Or cela n'est convenable ni pour la place qu'il occupe sans la remplir, ni pour vous et pour moi qui l'y maintiendrions. Vous connaissez le mot de saint Ambroise : « On ne fait rien de méritoire dès qu'on agit à contre-coeur, et le bien même qu'on fait alors ne nous est point imputé, attendu que Dieu ne compte que ce qu'on fait en esprit de charité et non ce que la crainte seule inspire (Amb. III Psalm. I). » Je vous conjure donc, par les entrailles de la miséricorde divine, d'avoir pour ce cher enfant un coeur de père et de le remettre, tandis qu'il vit encore, dans le sein de sa mère; peut-être n'est-il si malade que pour en avoir été trop tôt arraché. Mieux vaut, après tout, le laisser vivre que de le partager en deux. Quel profit nous reviendrait-il de sa mort? Je suis bien sûr d'une chose, c'est que ce ne sera jamais ni son père ni sa mère qu'on entendra dire : « Eh bien ! qu'il ne soit ni à l'un ni à l'autre, qu'on nous en donne à chacun la moitié (III Reg., III, 26). » Peut-être vos craintes ne vont-elles point jusqu'à appréhender que nous ne le perdions, mais il me tombe souvent entre les mains des lettres et il arrive à mes oreilles de vagues rumeurs qui m'inspirent les plus vives appréhensions à son sujet; on me fait craindre qu'il ne nous quitte et ne s'enfuie, et qu'il ne rompe définitivement non-seulement avec vous, mais avec nous aussi.
LETTRE CCLIX. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.
Saint Bernard proteste au pape Eugène qu'il n'a d'autre volonté que la sienne et il lui abandonne volontiers l'abbé Rualène, qu'il veut maintenir à la tête de l'abbaye de Saint-Anastase.
S'il m'est arrivé d'avoir une volonté différente de la vôtre, la bonté dont vous m'honorez me fait en ce moment non-seulement vouloir, mais vouloir de bon coeur ce que vous désirez. Vous avez voulu que frère Rualène fût abbé de Saint-Anastase, je l'ai voulu avec vous; puis, en voyant son insurmontable répugnance à rester dans ce poste, je changeai de sentiment; mais, puisque vous persistez dans le vôtre, il est juste que je me rende; et je veux bien risquer l'expérience. Il sera fait comme vous l'ordonnez, non pas parce que vous l'ordonnez, mais parce que vous le désirez; et pour vous convaincre que loin de me soumettre à regret et de céder à la nécessité, je le fais au contraire de plein gré et de bon coeur, je m'empresse d'exécuter vos ordres. Veuillez juger des dispositions de mon âme par les termes de ma lettre. J'agirais en serviteur inutile si je me contentais de ne faire que ce que le devoir exige de moi; mais en le faisant avec joie, je n'agis plus comme un serviteur ordinaire, j'entre au contraire dans les sentiments qu'un fils doit avoir pour son père (Luc., XVII, 10).
LETTRE CCLX. A L'ABBÉ RUALÈNE.
Lan 1145
Saint Bernard compatit à sa peine et l'engage à s'y soumettre et à demeurer dans le poste qu'on lui a confié.
L'affliction que m'a causée votre départ était bien grande, mon cher Rualène, et celle que je ressens du trouble et du chagrin où je vous vois plongé, l'est bien davantage encore; mais il est juste que je sois plus touché de vos peines que de la perte que j'ai faite, bien qu'elle me soit on ne peut plus sensible, puisque j'ai vu partir en vous un fils bien-aimé, un frère dont je ne pouvais plus me passer et un ami dont l'appui m'était indispensable. Tous ces motifs, qui m'étaient une raison de vous chérir, me font aujourd'hui compatir affectueusement à vos peines et me rendent vos chagrins bien plus sensibles que la perte que j'ai faite. Aussi n'est-il rien que je n'aie tenté, pas de mal que je ne me sois donné, point de raisons que je n'aie fait valoir pour tacher tic les adoucir. Je suis allé jusqu'à tenter Dieu même et à mécontenter presque le saint Pontife que nous avons, en prenant sur moi de vous rappeler. Mais puisque j'ai échoué dans tous mes projets et dans mes tentatives, je cède enfin, de guerre lasse, à une volonté supérieure à la mienne. Je me range du côté, de l'autorité, et ne pouvant faire ce que je veut, je m'efforce de vouloir ce due je peux. Mais vous, mon cher et bien-aimé frère, ayez confiance dans le Seigneur et cessez, je vous en prie, de regimber contre l'aiguillon qui vous presse, de peur qu'il ne vous blesse et que ceux qui vous aiment ne soient atteints eux-mêmes. Ménagez-vous et ménagez-moi, moi, dis-je, qui me suis si peu épargné pour vous. Prenez courage et croyez fermement que Dieu saura bientôt changer toute l'amertume de vos peines en douceur. Ouvrez votre coeur à une joie sainte et salutaire afin que j'y participe moi-même et que je puisse remercier et louer Dieu de m'avoir consolé en vous rendant la paix de l'âme et en vous inspirant la résolution de lui faire gaiement le sacrifice de votre volonté.
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