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LETTRE CDXXXIX (b). TURSTIN, ARCHEVÉQUE D'YORK, A GUILLAUME, ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY,

LETTRE CDXL. FASTRED, TROISIÈME ABBÉ DE CLAIRVAUX, A UN ABBÉ DE SON ORDRE.

LETTRE CDXLI. PIERRE DE ROYA, NOVICE DE CLAIRVAUX, A C...., PRÉVOT DE NOYON.

 

LETTRE CDXXXIX (b). TURSTIN, ARCHEVÉQUE D'YORK, A GUILLAUME, ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY,

 

L’an 1132

 

1. Au très-révérend et bien-aimé Seigneur en Jésus-Christ, Guillaume, par la grâce de Dieu archevêque de Cantorbéry et légat du saint Siège; Turstin par la même grâce archevêque d'York, salut et progrès constant en Notre-Seigneur. Un prélat s'honore beaucoup en faisant part des motifs qui l'ont fait agir dans de grandes circonstances aux fils et aux princes de l'Eglise ; aussi ai-je conçu la pensée de vous faire, mon excellent et vénérable Père, le récit des événements extraordinaires d'York, dans lesquels j'ai dû intervenir. Il n'est personne qui ne sache à quelle réputation de sainteté était arrivé le monastère de Sainte-Marie d'York avec quelle rapidité il avait vu ses richesses s'accroître. ses religieux se multiplier et sa régularité s'augmenter dans l'espace de quelques années. Mais les prospérités temporelles, loin d'être favorables, sont bien plutôt nuisibles à la pratique des vertus religieuses; aussi vit-on plusieurs religieux de cette abbaye, touchés, je le crois, de la grâce d'en haut,

 

a Barthélemy, après un épiscopat de trente-huit ans, avait eu pour successeur en 1151 le premier abbé de Saint-Martin de Laon, nommé Gautier, qui laissa, trois ans après, le siége épiscopal à un autre Gautier de Mauritanie, doyen de la cathédrale de Laon, celui même qui porta contre Barthélemy devenu religieux les accusations dont il est parlé dans cette lettre. Cette affaire n'en demeura pas là, et le débat entre Gautier et les religieux de Prémontré qui avaient le plus profité des bienfaits de Barthélemy, en vint au point que le pape Adrien IV fut obligé d'intervenir et d'écrire à ce sujet au roi de France Louis le Jeune une lettre qui se trouve rapportée dans la bibliothèque de Prémontré.

 

b Sur le même sujet que les lettres quatre-vingt-quatorzième et trois cent treizième de saint Bernard. L'auteur de celle-ci est le même que celui à qui sont adressées les quatre-vingt-quinzième et trois cent dix-neuvième lettres de saint Bernard, qui le félicite de sa conduite dans les circonstances mêmes dont il est parlé ici.

 

commencer à concevoir, il y a six mois environ, quelques inquiétudes sur la vie qu'ils menaient, et à sentir leur conscience vivement tourmentée, ils le disent eux-mêmes, à la pensée que, bien loin d'accomplir leurs voeux comme ils le devaient, ils ne leur étaient guère fidèles que dans les plus petites choses; ils se sentirent saisis d'une horreur extrême de l'état où ils se trouvaient, et de la crainte d'avoir couru en pure perte jusqu'alors, si tant est qu'ils eussent même couru, et qu'au lieu de la récompense de leurs voeux, ils n'eussent plutôt mérité le châtiment de leur excessif relâchement. C'était à leurs yeux le comble du mal, pour ne pas dire de la folie, de ne vivre sous la règle de saint Benoît que pour se damner plus certainement au lieu d'assurer leur salut. Troublés par toutes ces pensées, ces religieux prirent le parti de découvrir au prieur de la maison, nommé Richard, l'état perplexe de leur âme, de lui dire toutes leurs appréhensions à la vue du relâchement où ils étaient tombés et de lui demander de les aider à réformer leur conduite, pour la rendre conforme à leurs voeux, le suppliant, au nom de Jésus-Christ et de l'Esprit de Dieu même, de ne pas refuser de leur venir en aide, par l'espérance de n'importe quelle prospérité ou la crainte de quelque adversité que ce soit. Quoique surpris lui-même par l'ouverture qui lui était faite, il oublia la douceur de l'existence qu'il menait dans sa charge au milieu de ses frères, et, au premier mot d'une vie plus sainte à embrasser, il se mit à considérer d'un oeil attentif tout ce qu'il y avait de critique et de périlleux dans la situation; aussi ne tarda-t-il pas avec sa sùreté de jugement habituelle à démêler et à voir nettement l'état des choses. Alors il leur promit non-seulement de les aider, mais encore de s'unir à eux dans l'accomplissement de leurs desseins. Bref, ils se trouvèrent bientôt au nombre de treize dans les mêmes dispositions, résolus à réformer leur vie présente d'après la règle de saint Benoit, ou plutôt d'après la vérité même de l'Evangile.

2. En conséquence, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, notre bien-aimé frère le prieur Richard, sur lequel reposait l'administration presque entière du monastère, prit avec lui le sous-prieur Gervais, qui jouissait de l'estime de ses confrères à cause de sa régularité et alla découvrir à son abbé, dans un entretien amical, les projets en question; celui-ci, homme droit et bon, mais simple et sans culture, effrayé de la proposition qui lui était faite, s'écria qu'il ne pouvait de son coin entreprendre de réformer des coutumes et des usages reçus à peu près dans tous les monastères du monde. Mais le prieur qui a l'esprit plus cultivé, lui répondit : Ce que nous vous proposons de faire n'est ni nouveau ni extraordinaire; car nous ne voulons, avec la grâce de Dieu, que travailler de toutes nos forces à remettre en vigueur, dans toute la pureté primitive, l'antique règle de notre père saint Benoit, ou plutôt la pratique même de l'Evangile, qui est bien antérieur lui-même à toutes les disciplines et à toutes les règles religieuses. Notre pensée n'est pas du tout d'entraîner les autres religieux avec nous ni de déconsidérer leur manière de vivre, nous savons bien que partout c'est le même Dieu qu'on adore, pour le même roi qu'on combat et que la grâce n'est pas moins efficace dans le monde que dans le cloître. En effet, Job ne se montra-t-il pas plus fort sur son fumier qu'Adam au sein même du Paradis terrestre ? Toutefois il ne se peut rien concevoir de plus heureux, de plus saint et de meilleur que la règle qu'a tracée notre père saint Benoît, tant il est évident qu'il a été inspiré dans son couvre par le Saint-Esprit lui-même. Il savait bien, et il le répète assez souvent, que le désoeuvrement est l'ennemi de l'âme; aussi veut-il qu'on donne une partie du temps à la lecture et à la prière, et une autre au travail et aux occupations manuelles, de manière que l'âme et le corps s'exerçassent chacun à leur tour et qu'en aucun temps il n'y eût place ni pour la fatigue ni pour le dégoût. Il dit encore quelque part : Nous défendons partout et toujours les bouffonneries, les paroles inutiles et les mots pour rire, et nous ne voulons pas que ceux qui embrassent notre genre de vie se permettent quoi que ce soit de semblable. Ailleurs, on lit encore dans la règle que les religieux doivent aimer le silence en tout temps et le pratiquer surtout pendant la nuit; or quiconque connaît tant soit peu nos habitudes sait comment on observe ce point de la règle parmi nous; car, tandis qu'après la collation les uns se dirigent vers la chapelle pour y prier, les autres entament aussitôt des conversations légères et badines ou des entretiens d'une futilité et d'une inutilité complètes ; on dirait que le jour n'est pas assez long pour pécher et qu'il faut encore y consacrer les heures de la nuit. »

3. Il s'étendit assez longuement ensuite sur la délicatesse des morceaux destinés à la table, sur l'habitude de servir plusieurs sortes de boissons propres à flatter le goût pendant le repas, enfin sur le prix et la finesse des vêtements. Ce n'est pas ainsi que l'entendait notre père saint Benoît : il voulait qu'on eût des habits pour couvrir et non pour parer le corps, et qu'on ne se mît à table que pour apaiser la faim, et non pas pour y goûter de bons morceaux. Saint Benoît ne reconnaît pour siens que ceux qui vivent dans leurs monastères, sous sa règle et sous la conduite de leur abbé. Je vous en prie, continuait-il, mon vénérable père, revenons aux pures et paisibles pratiques de la perfection évangélique, car il ne faut qu'avoir des yeux pour voir combien nos usages et notre conduite tout entière sont peu conformes, pour ne pas dire tout à fait étrangers à la doctrine de Jésus-Christ. Nous sommes consumés par une concupiscence sans bornes, la colère et l'emportement ont élu domicile chez nous; nous prenons le bien d'autrui et ne reculons point devant un procès pour nous faire rendre ce qui nous est dû ; nous soutenons hardiment la fraude et le mensonge et nous sommes tout entiers à la chair et à ses passions. Nous ne vivons que pour nous: toute notre peur, c'est d'avoir le dessous en quelque circonstance que ce soit, et nous sommes on ne peut plus heureux et fiers si l'avantage est de notre côté ; nous opprimons les autres et nous évitons nous-mêmes toute oppression ; en même temps que nous voyons d'un oeil jaloux les succès d'autrui, nous nous montrons tout glorieux des nôtres, nous avons même alors le mot pour rire sur les lèvres ; il est vrai que nous savons encore nous engraisser de la sueur des autres et mettre à contribution pour nous le monde entier, qui ne peut suffire à nos exigences. Il semblera peut-être que c'est fini de l'Evangile et qu'il est impossible que l'esprit en fleuris se de nouveau parmi nous. Mais jetons les yeux sur les religieux de Savigny et de Clairvaux qui viennent de s'établir au milieu de nous, on verra de quel éclat l'Evangile brille parmi eux; c'est au point qu'il vaudrait mieux suivre leurs exemples que de lire l'Evangile lui-même, s'il est permis de parler ainsi, car leur vie tout entière n'est que l'Evangile en action. En voilà qui ne réclament point le bien qu'on leur a pris, car ils n'ont rien et l'on ne peut rien leur prendre; en voilà qui n'ont aucun intérêt au malheur d'autrui, la culture d'un petit coin de terre et le produit de quelques bestiaux suffisent à leurs besoins, c'est tout ce qu'ils possèdent; encore n'y tiennent-ils qu'autant qu'il plaira à Dieu de les en laisser jouir, car ils regardent comme une faute même de désirer avoir ce que Dieu ne veut pas leur laisser. En voilà, si je ne me trompe, qui peuvent dire avec vérité, : Le monde est crucifié pour nous comme nous le sommes pour lui; en voilà enfin qui ne craignent pas de dire tous les jours: Remettez-nous nos dettes comme nous remettons les leurs à nos débiteurs, car ils n'ont point de débiteurs dont ils voudraient exiger quoi que ce fût. Combien j e les trouve heureux! Voilà des hommes qui rappellent l'Evangile par la simplicité de leur vêtement, par la frugalité de leurs repas et par la sainteté de leur vie tout entière! Dieu seul est tout leur héritage. Aimer Dieu et le prochain autant que la faiblesse humaine en est capable, telle est leur occupation; tout entiers à Dieu, ils font si peu de cas de toutes les choses de ce monde après l'humble et modeste vêtement qu'ils portent, qu'ils n'ont aucun désir dont le prochain puisse s'offusquer. Ne croyez donc. pas, ô mon père, qu'il soit impossible de pratiquer la règle de saint Benoit, quand Dieu lui-même nous place sous les yeux de pareilles preuves dit contraire et nous montre de tels modèles à imiter et à suivre. Si vous trouvez que nous ne pouvons au milieu du bruit de la ville, et entourés comme nous le sommes, imiter la pureté de leur vie, rendons au moins notre vie et notre profession conformes à la règle de saint Benoit, car nous ne saurions prétendre que nous existons encore en tant que religieux. »

4. Voilà en quels termes le prieur Richard parla de la réforme du monastère à l'abbé Geoffroy; mais celui-ci ne goûta point son langage, il est si difficile de corriger des abus invétérés! Toutefois, reconnaissant qu'il n'avait l'esprit ni assez perspicace ni assez cultivé, il demanda au prieur de lui faire clairement connaître par écrit les réformes qu'il ferait s'il était à sa place. Richard se rendit avec empressement à ce désir, et en réponse à ce qu'il lui avait demandé, il lui dit par lettre qu'il fallait renoncer aux entretiens que la règle interdit, aux étoffes et aux mets dont elle ne permet pas l'usage. Quant à l'emplacement et à l'ordre intérieur d'un monastère, il en fit une peinture telle qu'il devenait alors tout à fait indifférent qu'il fût placé dans un désert éloigné ou au coeur même de la ville la plus populeuse. Comme il est très-versé dans la connaissance des affaires, il réglait les propriétés du monastère de façon à ne blesser en aucun point à leur occasion les règles de l'Evangile; et pour les revenus, dîmes et redevances dues par des Églises dont l'investiture est pour les religieux une plus grande occasion d'être trouvés en faute, il voulait que la possession n'en fût légitime et canonique qu'à condition qu'elle serait approuvée par les évêques, et que ces biens seraient employés au soulagement des pauvres, des étrangers et des voyageurs; les religieux devaient, pour vivre, se contenter des produits d'un modeste coin de terre cultivé de leurs mains, et de quelques bestiaux soignés par eux. A peine le bruit de ces pensées de réforme se fut-il répandu parmi les autres religieux, qu'ils entrèrent dans une sorte de fureur contre Richard et ses partisans, et trouvèrent qu'ils devaient être expulsés de la communauté ou tenus dans une étroite prison.

5. Toutefois, après avoir eu plusieurs conférences amicales ensemble sur ce sujet, l'abbé répondit à Richard qu'il ne pouvait prendre sur lui de changer ce que ses prédécesseurs semblaient avoir pratiqué, et, voulant s'entourer de tous les conseils dont il avait besoin, il ajourna sa réponse définitive après la Nativité de la sainte Vierge.

6. Dans cet intervalle, les autres religieux, craignant de se voir ramenés à une observance plus rigoureuse, travaillèrent, en vrais pharisiens, à rendre le prieur et ses partisans de plus en plus odieux à la communauté; et, s'il ne s'était trouvé parmi eux quelques esprits un peu plus modérés que les autres, la lutte aurait dépassé les bornes d'une simple persécution intérieure. Cependant le bruit de ces divisions commença à transpirer au dehors et parvint sourdement jusqu'à mes oreilles, sans que toutefois je susse ce qu'il y avait au fond de toutes ces rumeurs. Mais le prieur Richard, de concert avec le sous-prieur et le secrétaire de la maison, me firent connaître l'état des choses tel qu'il était et me prièrent, au nom de saint Pierre, de concourir de tout mon pouvoir à leur faciliter l'accomplissement de leurs veaux; ils ajoutaient que les choses pressaient beaucoup, attendu que les autres religieux étaient résolus à excommunier quiconque parlerait de réforme. Déjà même plusieurs de ceux qui avaient partagé les pensées du prieur s'étaient retirés de son parti, et, soit crainte ou amour, soit légèreté, avaient fait leur paix avec les autres en reconnaissant qu'ils avaient eu tort de parler de réforme.

7. Quant à moi, par la grâce de Dieu, archevêque d'York, me trouvant informé que des serviteurs du Christ voulaient, selon la règle de saint Benoît, mettre l'amour du Sauveur au-dessus de tout, il me sembla que je manquerais à la grâce de Jésus-Christ, si je leur refusais en cette circonstance l'appui et le concours qu'ils devaient trouver dans un évêque dont un des premiers devoirs est de faire vivre les religieux dans le calme et la paix et de consoler les opprimés. En conséquence, et d'après les conseils de personnes religieuses, j'ai invité l'abbé Geoffroy, le prieur Richard et le sous-prieur à se rendre dans un endroit que je leur indiquai, où, en présence des ces mêmes personnes, on entendrait, d'un côté ce que demandaient ces religieux, et de l'autre, ce que l'abbé avait à répondre, afin d'arriver à rétablir la paix entre eux. Les premiers continuèrent à dire avec larmes qu'ils ne demandaient qu'une seule chose, de pouvoir marcher dans l'exercice de la pauvreté volontaire sur les pas de Jésus pauvre, de porter sa croix dans leur corps et d'observer entièrement la règle de saint Benoit leur père; et ils priaient le père abbé de vouloir bien consentir et prêter les mains à l'exécution de leurs desseins. L'abbé, de son côté, tout en reconnaissant également avec larmes que la réforme demandée n'était que trop nécessaire, se contentait de dire qu'il ne mettrait aucun obstacle à l'accomplissement de leurs projets, qui n'avaient rien que de bon, et s'excusait de promettre son concours avant d'avoir pris, sur ce sujet, l'avis de son chapitre.

8. L'abbé retourna donc à son monastère avec ses religieux après avoir reçu ma bénédiction et être convenu avec moi d'un jour où je me rendrais à leur chapitre pour y traiter toute cette affaire avec lui et quelques autres personnes de bien qui devaient s'y rendre également; mais en attendant, le reste de la communauté se montra animé de sentiments d'autant plus hostiles à l'égard du prieur et de son parti que leurs désirs de réforme étaient désormais moins douteux, et on fit venir des environs des religieux de Marmoutiers et de Cluny pour déclarer en leur présence, et avec leur assentiment, les religieux du parti de Richard violateurs et transfuges de l'ordre et les dépouiller de leurs charges et emplois; car après l'abbé c'étaient ceux qui occupaient les premières places dans la maison. Tout cela se passait dans l'intervalle de la première entrevue à la seconde. Pour moi, au jour dit, comme je me rendais au chapitre, je fus rejoint presque à la porte du couvent par quelques personnes aussi recommandables par leur piété que par leur prudence, parmi lesquelles je citerai le doyen Hugues, Guillaume, prieur des clercs réguliers de Cisbarne, Guillaume le trésorier, l'archidiacre Hugues, le chanoine Serlon, le chanoine Alfred, mon chapelain, et Robert, prêtre de l'hôpital. Nous laissâmes nos chevaux à la porte du cloître sous la garde de quelques hommes.

9. Lorsque je me présentai avec eux au chapitre, comme il avait été convenu, le père abbé vint à ma rencontre avec quelques moines, à l'entrée même de la salle. du chapitre, qui était toute pleine de religieux, et me déclara que je ne pourrais y être admis si je ne renvoyais les ecclésiastiques dont je m'étais fait accompagner. A peine avais je ouvert la bouche pour dire que je ne devais pas me présenter pour une affaire d'une si grande importance que celle dont il s'agissait, sans être accompagné de mes clercs, tous hommes de bien, d'une prudence consommée et d'un dévouement entier à leur maison, que la salle retentit d'un tumulte et de vociférations si épouvantables qu'on aurait pu croire qu'on avait affaire avec des hommes pris de vin et des fous furieux plutôt qu'avec d'humbles moines; il n'y avait plus en eux le moindre vestige de l'humilité religieuse. Plusieurs même d'entre eux s'élancèrent vers moi le poing en avant, comme s'ils avaient voulu engager la lutte et s'écrièrent que si j'entrais dans la salle du chapitre ils en 'sortiraient à l'instant. A cette vue, je m'écriai : « Dieu m'est témoin que je ne venais ici qu'avec les sentiments d'un père, et que je n'avais pas l'intention de vous faire la moindre peine; je voulais seulement rétablir la paix parmi vous et renouer les liens de la charité fraternelle. Mais, puisque vous voulez paralyser entre mes mains l'autorité épiscopale et m'empêcher de faire mon devoir, je vous retire le privilège dont vous avez- joui jusqu'à présent, et j'interdis votre église. » A ces mots, un religieux nommé Siméon s'écria : Eh bien, qu'elle soit frappée d'interdit pour un siècle, nous le voulons bien ! De toutes parts des applaudissements frénétiques accueillirent ces paroles ; en même temps on entendit ce cri sortir de toutes les bouches : Prenez-les! prenez-les! et on les vit tous s'emparer du prieur et de ses partisans et les entraîner, comme ils avaient comploté de le faire, pour les jeter dans les prisons du couvent ou pour les chasser de la maison. Mais ceux-ci, ne voyant plus d'autre moyen de s'échapper de leurs mains, me saisirent dans leurs bras en invoquant la protection du bienheureux apôtre Pierre et la mienne. Nous eûmes toutes les peines du monde au milieu de ce tumulte et des cris répétés: Arrêtez les rebelles! saisissez les traîtres! à nous réfugier dans l'église, où ces vociférations nous suivirent. Quand nous y fûmes arrivés, nous nous assîmes, et l'abbé avec les autres religieux retournèrent au chapitre.

10. Cependant les gens de l'abbaye avaient fermé les portes et les issues, et semblaient se tenir comme en embuscade. Quant à nous, redoutant, je l'avoue, que les moines ne vinssent fondre sur nous, nous nous empressâmes de fermer, en dedans, la porte de l'église qui conduit au cloître. Cependant le bruit de ce qui se passait se répandit au dehors, et on accourut de toutes parts à l'abbaye; le peuple toutefois ne fit et ne dit rien d'hostile au monastère. N'ayant donc pu mettre les religieux d'accord entre eux, je regagnai ma demeure en emmenant avec moi les douze religieux prêtres dont je vous ai parlé plus haut et un sous-diacre; il y en a plusieurs d'entre eux qui ont l'esprit très-cultivé, et tous sont animés du plus ardent désir d'observer la règle, de vivre en bons religieux et de suivre en tout la voix de l'Evangile. Ils se sont fixés dans la maison du bienheureux apôtre Pierre qui est aussi la mienne, et la violence dont ils ont été l'objet ne les a point fait renoncer à leur dessein. Quant aux autres religieux, ils sont toujours dans la même exaspération contre eux, tandis que l'abbé est parti en voyage je ne sais dans quel but.

11. Je viens donc, au nom de Jésus-Christ, supplier Votre Paternité de prendre le parti de ceux qui ne demandent qu'à embrasser des observances plus étroites et plus sévères. Si l'abbé va vous trouver, faites servir la prudence et l'autorité que Dieu vous a données à calmer son esprit et à lui persuader de n'apporter aucun obstacle à l'accomplissement des saints projets de ses enfants; s'il a prévenu ma lettre par sa visite, et qu'il ne soit plus auprès de vous, je vous prie de vouloir bien charger le messager de la présente, d'une lettre où vous l'engagerez non-seulement à ne plus s'opposer aux voeux de ses religieux, mais même à y prêter les mains et à favoriser l'entreprise de ceux de ses enfants qui veulent prendre au sérieux le saint Evangile et la règle de saint Benoît leur père. Cet abbé et ses religieux devraient au moins imiter en cette circonstance la conduite des Egyptiens et des Babyloniens, et permettre aux enfants d'Israël de retourner dans la terre promise. Laban lui-même, après avoir cruellement poursuivi Jacob qui s'était enfui secrètement de chez lui, le laissa enfin retourner en paix auprès de son père. Il  faut bien se garder de voir des déserteurs de leur couvent, dans ces moines qui n'ont quitté l'endroit où ils étaient que parce qu'ils y avaient une plus grande facilité d'offenser Dieu, et qui n'ont d'autre désir que de le servir plus saintement. Ne devraient-ils pas craindre que le Seigneur ne leur fit les mêmes reproches qu'aux pharisiens dont il disait que, non contents de ne pas entrer eux-mêmes, ils empêchaient les autres d'entrer? Il n'est personne qui ne sache que la règle de saint Benoît a perdu actuellement son ancienne splendeur à peu près dans tous les couvents du monde; elle est tombée dans un tel oubli, qu'on ne peut s'étonner assez de voir encore des religieux venir promettre avec tant de solennité devant Dieu et devant les hommes, de pratiquer une loi que tous les jours ils violent; ou pour mieux dire, qu'ils sont contraints de violer. C'est bien d'eux que parlait le Prophète quand il s'écriait: « Ce peuple m'honore du bout des lèvres, mais son coeur est loin de moi  (Isa., XXIX, 13) ; » et que l'Apôtre disait : « Ils confessent Dieu de la voix et le renient dans leurs actes (Tit., I 16). »

12. Peut-être se rassurent-ils dans leur relâchement en songeant qu'il est devenu général; hélas! je le dis en gémissant pour eux, leur sécurité est fausse, le nombre des pécheurs n'empêchera pas le péché d'être puni. D'où je conclus que, bien loin de s'opposer au dessein de ceux qui veulent observer dans sa rigueur la règle de leur ordre, on doit s'empresser d'en favoriser l'accomplissement, et louer au lieu de les blâmer ceux qui ne demandent à changer de monastère que pour donner suite à de semblables projets; car si l'endroit qu'ils habitent maintenant ne les porte pas à Dieu, c'est pour trouver Dieu qu'ils en choisissent un autre. Saint Benoît proclame hautement que c'est le même Dieu qu'on sert et sous les yeux du même roi qu'on combat en tous lieux (S. Bened., Reg., cap. 16). Dans les entretiens des Pères du désert, l'ermite Joseph dit expressément que celui qui va là où il est plus assuré d'observer fidèlement les commandements de Dieu, prend la voie la plus droite pour arriver à la perfection de son état (Cassien, coll. 17), tandis qu'un autre Père disait : Celui qui nous soutient dans les épreuves et les tribulations nous fait rechercher les moyens de salut. On doit donc, si je ne me trompe, regarder comme autant d'hérétiques et d'hypocrites pharisiens ceux qui ne frémissent pas et ne veulent point laisser trembler les autres à ces paroles de la vérité même: « Si vous ne valez mieux que les scribes et les pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Matth., V, 20). » Si un ange du ciel venait vous tenir un autre langage que celui-là, vous devriez l'anathématiser. Or c'est annoncer un autre évangile que celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ que d'empêcher ceux qui en ont le désir, de pratiquer en paix la règle angélique dont ils ont fait profession. Quel que soit celui qui ose s'opposer à l'accomplissement de ce dessein, il me semble digne de s'entendre appliquer ces paroles de la Vérité même : « Si c'est votre oeil droit qui vous scandalise, vous devez l'arracher et le jeter loin de vous (Ibid., 29). » Or il n'est rien de plus sensible et de mieux protégé que l'oeil dans le corps, et pourtant s'il devient un obstacle au salut, il faut se l'arracher dans l'intérêt de l'esprit. C'est en cela que consiste la prudence du serpent, à mettre sa tête, c'est-à-dire son âme à l'abri de tout ce qui peut lui nuire.

13. Toutefois, pour éviter de scandaliser les faibles que la vérité touche moins que les autres, je prie Votre Sainteté et tous ceux qui voudront prêter l'oreille à mes discours, de vouloir bien vous employer à rétablir la paix et la concorde entre l'abbé du monastère d'York et les religieux dont nous avons souvent parlé dans le courant de cette lettre. N'oublions pas d'ailleurs que ce sont des religieux de Molesmes qui, après avoir quitté leur couvent comme ceux d'York voulaient le faire, ont fondé et fait fleurir la règle de Cîteaux dont l'Église entière admire aujourd'hui la perfection. L'archevêque de Lyon, Hugues, de vénérable et pieuse mémoire, loua la pureté d'intention de ceux qui tentèrent cette réforme et s'empressa d'adopter ce louable retour vers le passé. Quand les plaintes de ceux qui avaient vu cette rénovation de mauvais oeil, furent portées aux pieds du saint Siège, le pape Urbain II décida que l'abbé seul qui avait aussi quitté sa charge pour suivre la réforme retournerait à son poste, et que, pour le reste des religieux, on n'empêcherai aucun de ceux qui voudraient observer la règle dans toute sa pureté de suivre leur penchant. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir de quel éclat l'Evangile reluit maintenant dans toute leur conduite. Peut-être me suis-je étendu un peu longuement et vous ai-je fatigué par le récit de cette affaire, mais il m'a semblé que je devais vous faire connaître les dispositions où se trouvent les autres religieux, lesquelles ne vous plairont probablement pas, de peur que les choses ne vous fussent exposées par nos adversaires tout autrement qu'elles ne sont. Je prie Notre- Seigneur de garder Votre Sainteté en bonne santé.

 

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LETTRE CDXL. FASTRED, TROISIÈME ABBÉ DE CLAIRVAUX, A UN ABBÉ DE SON ORDRE.

 

Fastred, serviteur indigne et abbé des moines de Clairvaux, à l'abbé N..., salut en Jésus-Christ, et un plus grand esprit de la pauvreté évangélique.

 

1. Quelqu'un qui n'est pas moins rempli de compassion pour les besoins de votre âme que vous d'empressement à satisfaire les appétits de votre corps, m'a informé qu'oubliant votre règle aussi bien que la nécessité pour vous, de donner le bon exemple à vos religieux, vous vous faites servir dans les bâtiments destinés aux étrangers et à leurs dépens tout ce que vous pouvez désirer. Il paraît aussi que le luxe de vos vêtements et la mollesse de votre couche vous font ressembler au riche de l'Evangile bien plutôt qu'au pauvre Lazare. Auriez-vous donc oublié les peines qui succèdent dans l'autre monde aux jouissances goûtées dans Celui-ci? En vérité, mon cher fils et bon frère, ce n'est pas la peine d'avoir maintenant de si beaux habits pour tomber un jour dans l'enfer. Mieux vaut pour vous, en préférer d'autres qui soient moins embarrassants et moins incommodes dans la route que vous devez parcourir; d'ailleurs Dieu vous a appelé à en avoir un différent, pourquoi le quitter maintenant et perdre le mérite de le porter ? Vous savez bien que votre vêtement actuel ne convient pas dans un couvent, et que la qualité en est bien supérieure à celle des étoffes que nos statuts nous recommandent. Si nous recherchons la signification de notre nom de moines, nous trouverons qu'il signifie tristesse et solitude, comment donc des habits somptueux et mondains pourraient-ils nous convenir ? Comment allier les réjouissances et les plaisirs avec la tristesse qui convient à notre profession ? Croyez-moi , mon cher fils, il faut qu'un religieux sache, comme l'apôtre saint Paul, ne manger que pour soutenir son existence et ne porter de vêtements que pour couvrir son corps: désirer davantage, c'est se confondre avec ces pharisiens hypocrites qui mettaient toute leur gloire à parer les dehors, plutôt qu'à d'humbles partisans de la pauvreté évangélique.

2. Ce ne sont pas là les exemples et les leçons que vous a donnés notre prédécesseur l'abbé Bernard, d'heureuse mémoire, ni les habitudes des abbés et des religieux de notre ordre ; car vous savez qu'ils n'ont eu pour toute nourriture que du pain d'avoine, des herbes cuites sans huile et sans graisse, des pois et des fèves; le jour même de Pâques ne change rien à cette austérité, que d'ailleurs toutes les autres maisons religieuses observent aussi bien que nous. Et vous, comme si vous n'étiez pas de notre ordre, vous ne songez qu'aux plaisirs de la table et ne vous ne faites servir que des mets recherchés et délicats. Si vous êtes véritablement abbé, c'est-à-dire l'exemple et le modèle de vos religieux, comment pouvez-vous bien vous faire servir des viandes succulentes, du poisson frais assaisonné avec art, et du pain que la main d'une femme a pétri hors du monastère ? Hélas ! convenons-en, la honte au visage, combien voit-on de religieux plus parfaits que leur abbé; de passagers plus habiles que le, pilote qui les guide, de soldats plus consommés dans leur métier que les généraux qui les commandent! N'est-il pas vrai, mon frère, que dans votre propre monastère une foule de religieux passent en prières les longues heures de la nuit que vous consumez à table, dans en des repas splendides et superflus, et se donnent la discipline pour expier leurs péchés et en obtenir le pardon ? Combien je vous trouve éloigné, mon bon frère et cher père, de la perfection du novice que nous avons . perdu pendant l'année de son noviciat et qui voulut jusqu'à la fin observer à la rigueur les lois de l'abstinence! Dégoûté de tout, il n'avait envie que de manger un neuf; il se donna bien de garde de le dire et ne fit connaître le désir qu'il avait éprouvé que quelques instants avant d'expirer, dans la crainte de perdre, en le disant plus tôt, le mérite de sa mortification volontaire; encore fallut-il, pour lui arracher cet aveu, que son abbé lui promit qu'on ne le forcerait point à satisfaire son envie.

3. Eh bien, je vous le demande à vous qui maintenant êtes abbé et qui devez servir de modèle aux autres, qu'êtes vous en comparaison de ce novice ? Si Jésus-Christ jeûne avant de commencer à prêcher l'Évangile, si Elie jeûne aussi pour mériter d'être enlevé sur un char de feu, si les Ninivites se rachètent d'une ruine certaine par le jeûne, si Esther en jeûnant sauve son peuple et apaise la colère d'Assuérus, si saint Jean-Baptiste jeûne toute sa vie pour mieux préparer les voies à l'Évangile, enfin si les saints n'ont pas connu d'autre voie pour aller au ciel, que penser de la route que vous suivez ? elle est bien différente de la leur pour j conduire au même but ! C'est la gourmandise qui a perdu l'innocence de nos premiers parents ; c'est dans l'ivresse que Noé fut surpris dans une nudité honteuse et que Loth devint incestueux. Ne lisons-nous pas que c'est après avoir bien mangé que le peuple hébreu se leva de table pour aller adorer le veau d'or ? Ammon périt au milieu d'un festin, et c'est au sein de l'ivresse qu'Holopherne fut tué. N'est-ce pas au milieu d'un festin que Balthasar vit écrite sur la muraille la sentence de sa mort? n'est-ce pas enfin également dans un festin que fut apportée la tête sanglante de l'homme extraordinaire et surnaturel dont il a été dit qu'il était le plus grand des enfants des femmes ?

4. Comment pouvez-vous espérer qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux là où tant d'autres ont péri misérablement ? Je sais que vous donnez pour excuse vos maux de tête et d'estomac que la nourriture ordinaire augmente ; mais je vous dirai que vous êtes dans une étrange erreur si vous vous figurez qu'un religieux peut avoir recours à la médecine ou comme les gens du monde; car nous n'entrons pas eu religion pour y trouver toutes nos aises et y jouir de tous les avantages et de toutes les commodités possibles. Si l'apôtre saint Paul plaçait sa force dans sa faiblesse, pourquoi voulez-vous bannir de chez nous ce qui est la source et la cause de tant de biens ? Je vous dirai, mon bon père, et vous pouvez bien ajouter foi à oies paroles, que j'ai vu bien des fois le saint abbé Bernard, oblige, pour réchauffer son estomac malade, de manger de la bouillie faite avec de la farine. mêlée de lait et de miel, ne le faire qu'avec scrupule; et il me répondait, quand je lui reprochais cet excès d'austérité: « Mon fils, si vous étiez bien pénétré des obligations d'un se véritable religieux, vous ne mangeriez pas la moindre bouchée de pain sans l'arroser de vos larmes, car nous ne, sommes venus au couvent que pour gémir sur nos péchés et pleurer sur ceux des autres. Quand nous mangeons le pain que le prochain a préparé de ses mains, nous mangeons en même temps ses péchés et nous sommes obligés de les expier comme les nôtres. Puis il ajoutait encore: Nous ne devrions jamais alléguer nos infirmités pour excuser notre relâchement ; puisque nos pères n'ont choisi le plus souvent pour y construire ces monastères, que les flancs des vallées humides afin que les moines, étant plus souvent malades et ayant constamment la mort devant les yeux, vécussent dans une moins grande sécurité. » Si les saints sont à la recherche des moyens d'affaiblir leur santé, comment osez-vous faire tout ce que vous faites, pour vous procurer toutes vos aises ? S'ils ont vu dans l'affaiblissement de la santé une source de biens infinis pour nous, comment pouvez-vous bien faire servir avec une telle prodigalité les biens de votre maison à procurer à votre corps tout ce que vous prétendez que réclame le mauvais état de sa santé? O mon cher frère, votre âme est bien plus malade que votre corps! Si elle jouissait de la grâce de Dieu, votre corps ne serait pas si débile et si, faible, il n'aurait que faire de toutes les douceurs que vous demandez pour lui à la terre. Réformez donc ces habits somptueux et ce luxe de table. Quoique je ne vous aie point tâté le pouls, je connais assez bien votre maladie pour être sûr de vous guérir si vous employez ce remède; mais s'il ne vous suffit pas de cet avertissement fraternel, confraternel même, je vous préviens qu'en ma qualité de supérieur j'aviserai à vous guérir d'une autre manière.

 

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LETTRE CDXLI. PIERRE DE ROYA, NOVICE DE CLAIRVAUX, A C...., PRÉVOT DE NOYON.

 

Après avoir fait le récit des égarements de sa jeunesse, il dépeint l'excellente institution de Clairvaux.

 

1. A son très-cher C. prévôt pour un an de la sainte Eglise de Noyon, mais prévôt pour toujours, s'il le veut, aux yeux du Roi du ciel, le. frère Pierre, par la miséricorde divine novice à Clairvaux, salut en Dieu. Les amis dont l'amour de Jésus-Christ unit les coeurs quand la distance des lieux les sépare et les empêche de se voir et de s'entretenir ensemble face à face, ne laissent pas de se souvenir fréquemment les uns des autres, et d'échanger des témoignages de leur affection mutuelle, de s'informer de la voix du coeur de l'état où ils se trouvent, et d'offrir les uns pour les autres à Dieu des prières et des larmes. J'aime à croire que, suivant cette règle, vous vous demandez quelquefois ce que devient votre ami, ce qu'il veut, ce qu'il est, enfin ce qu'il fait et désire; et peut-être dans votre amitié pour moi craignez-vous parfois que je n'aie placé un poids trop pesant sur mes faibles épaules. Je vous dirai, mon cher ami, que bien des gens ont craint là où il n'y avait pas lieu de craindre, et puisque vous m'aimez dans le bon Jésus, vous ne devez plus avoir ces appréhensions pour moi, car le Seigneur a cela de particulier qu'il sait rendre son joug aussi léger que doux. Je suis bien loin de pratiquer les vertus nombreuses dont j'ai les exemples multipliés jour et nuit sous-les yeux; pourtant je veux rassurer votre coeur à mon endroit au sujet de ce que je deviens et veux devenir, en vous faisant, en quelques mots, la peinture de Clairvaux, et en vous retraçant le genre de vie que mènent ici les pauvres de Jésus-Christ, dont je ne désire rien tant que d'imiter les vertus.

2. Mais avant tout je veux vous donner une idée de mon ancien genre de vie, si tant est qu'on puisse donner le nom de vie à une existence aussi désordonnée. Dans ce récit, vous remarquerez à combien de morts affreuses la bonté du Sauveur m'a soustrait, et vous lui rendrez gloire en voyant qu'il ne repousse pas le pécheur, quel qu'il soit, qui revient à lui. Si dans le cours de mon histoire vous remarquez des choses regrettables qui vous sont arrivées comme à moi, je vous conseille, en ami et en frère, dans l'intérêt de votre salut, de vous hâter d'y apporter le remède convenable, pendant qu'il en est temps encore, car on ne sait ce que le lendemain nous ménage.

A l'époque où j'étais à Noyon, je m'assis souvent seul, quelquefois avec vous et aussi avec d'autres, dans l'embrasure d'une des fenêtres du palais épiscopal, et nous avons plus d'une fois admiré ensemble cet édifice que nous avions alors sous les yeux dans toute sa beauté première, et qui maintenant commence à vieillir; pendant que nous en suivions l'ordre et l'arrangement, je songeais en moi-même à cette demeure surnaturelle mieux ordonnée encore et plus parfaite , dont la beauté toujours nouvelle surpasse l'imagination. Et, en songeant que j'avais le malheur de suivre une voie qui m'éloignait de ce séjour au lieu de m'en approcher, je me trouvais infiniment à plaindre. Je savais bien qu'en ne la quittant pas au plus vite, je ne tarderais pas à arriver infailliblement à cet autre séjour bien différent, où la douleur, la misère et la honte ont établi leur demeure, d'où tout ordre est banni, qu'une éternelle horreur habite seule avec le ver rongeur qui ne sait point mourir, et les flammes d'un feu qui ne sait pas s'éteindre. Que de fois ai-je appréhendé avec raison que l'amour du monde, dont mon âme était comme enivrée, ne finît par me faire tomber dans ce lieu d'horreur dont il avait déjà commencé à me rapprocher ! Mon coeur était dévoré et comme consumé par tant de désirs insensés que je n'avais plus ni courage ni force pour résister en quoi que ce fût aux inclinations de la chair. Une seule pensée pourtant me suivait encore partout, c'était celle de la mort, dont je ne pourrais éviter les atteintes et les peines éternelles qui devaient succéder un jour à nos plaisirs d'un moment.

3. Quand, à la table de monseigneur l'évêque, je prodiguais, dans l'argenterie, à ma chair ou plutôt à mon ennemi domestique une nourriture pleine de douceur, pendant que de la main du corps je prenais sur ces plats somptueux des morceaux excellents, il m'est souvent arrivé d'y prendre aussi en silence et de la main du coeur une toute autre nourriture que celle qui y était servie aux convives; et vous qui étiez assis à mes côtés, vous ne vous en doutiez pas. Ne croyez pas, si je rappelle ces souvenirs, que je condamne ces festins et cette innocente vaisselle d'argent, ce vin dont la belle couleur charmait nos regards, et le goût exquis, notre palais, non plus que ces coupes d'argent dans lesquelles nous le buvions; non, croyez-le bien, ce n'est pas ce que je blâme, il n'y avait point de mal dans ces mets, rien de mauvais dans ces vins, ni quoi que ce fût à redire dans l'argenterie dont nous faisions usage; mais dans le vase de terre de mon corps il y avait des ronces et des épines dont les aiguillons déchiraient ma pauvre âme ; ils semblaient grandir et se fortifier rien qu'au souffle et à l'aspect des choses extérieures. Oui, mon cher ami, voilà les pensées dont je me nourrissais bien souvent, à table comme ailleurs, voilà les morceaux que je trouvais fréquemment servis pour moi clans l'or et l'argent du splendide service de la table épiscopale.

4. Je faisais des réflexions analogues à l'occasion de beaucoup d'autres choses encore que mes yeux regardaient dans le monde par un mouvement de concupiscence et dans un complet oubli de la loi de Dieu, qu'ils transgressaient. Je me disais alors: Pierre, ce que tu considères en ce moment avec plaisir ou dont tu attends quelque jouissance, est de ce monde, un jour viendra donc où cela n'existera plus, tandis que toi tu seras encore; mais où seras-tu alors toi qui dédaignes la croix du Sauveur, dans laquelle seule tu devais mettre toute ta gloire, toi qui ne fais cas que des choses de ce monde, bien que tu saches qu'il passe tous les jours avec ses concupiscences? Tu sais bien pourtant qu'à la mort tu laisseras tout cela et que tu n'emporteras point la moindre partie de la gloire du monde avec toi. Rappelle-toi donc, Pierre, qu'un temps viendra où tu laisseras encore plus laide qu'elle ne l'est, à la pourriture et aux vers, cette vile guenille de ton corps dont tu fais aujourd'hui tant de cas, et pour laquelle tu oublies ton âme et, qui pis est, Dieu lui-même. Sais-tu en quel lieu, à cette heure que tu ne connais pas et qui te dépouillera de ton enveloppe terrestre, sais-tu oit tu iras, en quelles mains tu tomberas ? Que répondras-tu, où même iras-tu attendre le jour marqué pour te réunir de nouveau à lui, car tu sais bien que tu le reprendras et que tu revivras en lui; ressusciteras-tu alors pour une vie et une joie sans fin ou pour une mort et une peine éternelles ?

5. Oui, mon bien cher ami, voilà ce que je pensais et me répétais bien souvent dans la retraite silencieuse de mon coeur, et toutes ces réflexions m'empêchaient presque de goûter aucun plaisir. 11 ne faut pas s'en étonner, car ma conscience me reprochait de faire tout pour changer mon Sauveur en un juge sévère, puisque je ne craignais pars de l'offenser en tout ce qui concerne le culte qui lui est dû. En vérité, j'étais d'une présomption bien extraordinaire et d'une audace bien insensée! Je savais que le Seigneur est juste et qu'il peut me précipiter au fond des enfers, et, avec cette crainte clans l'âme, je ne continuais pas moins à l'offenser. Pourtant, voulant que le Seigneur fût mon partage, j'étais entré dans la cléricature, mais la vie que j'avais menée jusqu'alors me rendait indigne de la grâce du sacrement que je reçus. Aussi je ne saurais trop dire à quel point mon élévation était sotte et impudente. La loi de Dieu est une loi de pureté, et je m'ingérais à la prêcher d'une bouche incestueuse, et à l'annoncer aux hommes avec des lèvres souillées par le dol et l'impureté, quand je savais que le Seigneur a dit: « Pourquoi entreprenez-vous d'annoncer mes justices et osez-vous, d'une bouche comme la vôtre, parler de mon testament (Psalm. XLIX, 16 ) ? » Toutes les fois que je prêchais ou que je chantais la parole sainte dans l'église, par un autre motif que celui de l'amour et de la gloire de Dieu, je n'ignorais pas que je me rendais coupable d'une sorte de sacrilège, puisque je détournais du côté de la vanité, un culte qui n'est dû qu'à Dieu. Evidemment dans ce cas je n'étais point le disciple du Sauveur, puisque l'Apôtre a dit: « Si je plaisais aux hommes, c'est que je ne serais pas un véritable serviteur de Jésus-Christ (Galat. I, 10 ). » Or le Prophète a dit quelque part: « Dieu jettera au vent les ossements de ceux qui auront complu aux hommes (Psalm. LII, 6). » Eh bien, je dois convenir, pour être véridique, que ma plus grande et malheureuse préoccupation était de plaire aux hommes et de me faire plaisir à moi-même bien plutôt qu'à Dieu.

6. Je n'étais donc qu'un mauvais serviteur. De quel front et à quel titre par conséquent aurais-je occupé plus longtemps ma place dans le champ du père de famille comme une plante amère, bonne à rien, ou plutôt nuisible à bien des gens, et plus nuisible encore à moi qu'aux autres, puisque je ne produisais que des fruits d'un goût détestable ? Quel exemple donnais-je aux vivants, quels sacrifices offrais-je pour les morts, moi qui prenais ma part de leurs victimes et qui buvais le vin de leurs libations? car, il faut bien l'avouer, sous quelque titre que j'aimasse alors à déguiser mon rôle, je n'étais qu'un pillard et un voleur des biens de l'église que je faisais servir ensuite à des fins coupables. Combien ma conduite odieuse et perverse devait déplaire à Dieu! je n'ignorais pas que saint Jérôme a dit: « Quiconque fait servir les biens de l'Eglise à des usages auxquels ils ne. sont pas destinés, commet le même péché que ceux qui rachètent le mensonge, et se rendent coupables du sang du Sauveur. » Aussi, comme en ce cas et en plusieurs autres je me trouvais coupable d'abus et de rapine, il m'est arrivé bien souvent, en entendant retentir à mes oreilles ces redoutables paroles de l'Apôtre : « Les voleurs n'entreront pas dans le royaume de Dieu (I Cor. VI, 9), » de tirer aussitôt au fond de mon coeur cette effrayante, douloureuse, accablante conclusion; ils seront donc précipités et enfermés avec les esprits immondes et souffriront sans fin avec eux les ardeurs du feu de l'enfer. Oui, j'arrivais en un instant à cette conséquence, parce que le raisonnement d'abord m'y conduisait d'un trait, et que d'ailleurs le jour du Seigneur, où elle sera rigoureusement déduite approche pour nous à grands pas, ce qui a fait dire à un prophète « Encore un moment, et je vais remuer le ciel et la terre (Agg. II. 22), » et à un autre ; « Ce sera un jour bien solennel et bien amer, il s'approche avec rapidité: ce jour-là le fort lui-même sera dans la tribulation (Soph. II, 14). » Ne soyez donc pas étonné, mon cher ami, si tout cela et beaucoup d'autres choses du même genre me rendaient inquiet et soucieux, car en y regardant de près, je ne trouvais pas dans toute ma vie, depuis mon enfance, un seul instant où je n'eusse commis quelque rapine ou accompli quelque oeuvre de mort. Car rien ne me plaisait comme les réunions et les fêtes de la vanité, les spectacles et les plaisirs, le repos et les entretiens dont le moindre mal était de porter à la dissipation. Que de fois la vérité, dans mes discours, cédait le pas au mensonge ! Serments, parjures, adulations, flatteries et le reste, c'était pour moi, par suite d'une habitude à peu près quotidienne, à peine des péchés, je n'y voyais guère que des usages de politesse reçus dans toute société comme il faut, et pourtant je n'ignorais pas que tout cela creuse un abîme entre Dieu et l'homme, et que par conséquent ce n'est que mensonge et folie. Je ne parle que de mes moindres fautes, car je ne vous dis point les mouvements d'orgueil, de jalousie et de haine dont mon coeur était secrètement animé, et je ne vous dis point non plus les dissensions, les détractions et les entretiens honteux dont je me rendais coupable. Je passe sous silence ces pensées et ces oeuvres de boue et de fange par lesquelles malheureusement j'étais absorbé tout entier; car, à vrai dire, j'étais moi-même une véritable fange, puisque jour et nuit je ne faisais rien qui ne méritât les peines de l'enfer. Mais le Père des miséricordes m'a regardé d'un oeil de pitié, il m'a visité et m'a traîné aux pieds de son Fils.

7. Vous pouvez comprendre maintenant avec quelle bonté le Père de toutes miséricordes a traité mon âme en l'arrachant aux fleuves de Babylone, et en la plaçant à Clairvaux aux sources mêmes du Sauveur. On peut dire de ce monastère que s'il est construit dans une vallée, il n'en a pas moins ses fondements sur les saintes montagnes, et que le Seigneur en aime les portiques plus que les tentes mêmes de Jacob. On en raconte des choses extraordinaires, parce que le Dieu de gloire y fait des merveilles. C'est là qu'on voit en effet de vieux insensés du monde rentrer en eux-mêmes; pendant que l'homme charnel s'affaisse en eux sous le poids des années, l'homme intérieur revient à la vie et, comme dit l'Apôtre, se renouvelle de jour en jour sur le modèle de celui qui a été créé selon Dieu. Dans ce séjour, on voit l'orgueilleux abaissé, le riche dépouillé, le pauvre évangélisé, pendant que les ténèbres de leurs péchés se changent en lumière. Quoique ce séjour soit devenu le rendez-vous où, de presque tous les bouts du monde, accourt une foule considérable de pauvres bien heureux, on n'y voit qu'un coeur et qu'une âme, de sorte qu'il semble que c'est pour cette maison que le Psalmiste a dit : « On y voit vivre ensemble des gens de tous les pays, de Tyr et d'Ethiopie (Psalm. XCVI, 4). » On peut assurer qu'elle ne compte que des habitants dont le coeur est dans la joie, mais dans une joie pure et solide; car les hôtes de ce lieu ont trouvé à Clairvaux l'espérance certaine d'une éternelle félicité qui déjà commence pour eux ici-bas, et se continuera plus tard dans les cieux. On peut bien dire que ce monastère est une seconde échelle de Jacob, sur laquelle on voit aussi des anges dont les uns descendent, c'est-à-dire pourvoient aux nécessités de la vie, pour ne point tomber en défaillance le long du chemin, et les autres montent, c'est-à-dire s'occupent de la direction des âmes, de manière qu'elles puissent un jour entrer dans la gloire éternelle même avec leurs corps.

8. Pour moi, plus je considère ceux qui ont eu le bonheur d'embrasser cette vie des pauvres de Jésus-Christ, plus je trouve qu'ils goûtent et suivent le Sauveur, et plus je reconnais, à de sûrs indices, qu'ils se montrent, en toutes choses, de dignes ministres de Dieu. Vaquent-ils à l'oraison, on voit bien vite qu'ils s'entretiennent en esprit et en vérité avec Dieu, on comprend aux doux colloques qu'ils ont avec lui, seul à seul, et à l'humilité de leur posture, qu'ils sont ses amis et ses familiers; sont-ils au contraire occupés à chanter publiquement, dans les Psaumes les louanges du Seigneur, on ne peut douter de la sainteté et de la ferveur de leurs âmes, rien qu'à voir dans quel saint et profond respect ils se tiennent; on sent à la manière dont ils prononcent chaque mot et psalmodient l'office que la parole de Dieu semble plus douce à leurs lèvres que les plus doux rayons de miel. Quand je m'arrête à les considérer pendant les offices du jour et ceux de la nuit, qui commencent un peu avant minuit, et se prolongent presque sans interruption jusqu'à la pointe du jour, et que je les entends chanter avec cette sainteté et cette infatigable continuité, c'est à peine s'ils me semblent d'un degré inférieurs aux anges; mais je les trouve de beaucoup supérieurs au reste des hommes. Persévérer dans cet état avec une ardeur toujours si entière et si vive, se montrer sans cesse si fervents et si méritants, n'est pas au pouvoir de l'homme, ce n'est donné qu'à ceux à qui le Ciel en fait la grâce. La lecture publique est pour eux comme la piscine de Siloé où ils puisent, avec autant de douceur que d'abondance, les eaux qui s'en écoulent en silence et qui jaillissent jusqu'à la vie éternelle. On comprend, rien qu'à leur extérieur et à leur contenance, qu'ils sont tous les disciples d'un même maître qui parle dans leur coeur et leur dit : « Ecoute, Israël, mais écoute en silence. » Aussi les voit-on silencieux prêter une oreille attentive et croitre tous les jours en sagesse, car le sage qui écoute devient plus sage encore. (Prov., I, 5).

9. Quel effet pensez-vous, mon cher ami, que produisent les heureux pauvres du Christ qui mènent ce genre de vie, et que croyez-vous qu'on peut en dire pendant les heures de travail manuel, quand ils vont à leurs occupations ou quand ils en reviennent? C'est bien alors qu'on voit, à n'en pouvoir douter, qu'ils sont conduits par l'esprit de Pieu plutôt que par le leur. C'est une telle patience, des visages si paisibles et si calmes, un ordre si doux et si saint dans tout ce qu'ils font, qu'on s'aperçoit à peine qu'ils sont en mouvement ou qu'ils éprouvent quelques fatigues, même dans les plus rudes travaux. Voilà qui montre bien que l'esprit qui opère en eux n'est autre que celui qui dispose tout avec douceur; c'est aussi dans cet esprit qu'ils trouvent force et repos jusque dans leurs labeurs. Or, parmi ces pauvres religieux, les uns, m'a-t-on dit, ont été autrefois évêques ou consuls, d'autres ont occupé des places éminentes dans le monde, se sont fait un nom fameux dans les sciences, ou bien sont des hommes encore pleins de jeunesse et de beauté, mais aujourd'hui, par un effet de la grâce de Dieu, ne faisant plus acception de personnes, plus ils pensent avoir été, haut placés dans le siècle, plus ils se persuadent qu'ils sont, en toutes choses, moindres et plus abjects que le moindre et le dernier de leurs frères. Aussi, quand je les vois au jardin avec un sarcloir, dans les prés avec une fourche ou un râteau, aux champs avec une faucille, et dans le bois avec une hache à la main, et dans les autres endroits avec les instruments propres au travail dont ils sont chargés, si je rapproche dans mon esprit leur état présent, leurs occupations et les instruments qu'ils manient, l'extérieur grossier de leurs personnes et leurs vêtements sans goût et sans valeur, je me dis : Si on ne jugeait les choses que sur les apparences, ces hommes sont à latine des hommes, on les prendrait pour de pauvres insensés, aussi muets que s'ils n'avaient. point de langue, une honte pour l'humanité, le rebut de la société; mais avec nu esprit plus sain et éclairé des lumières de la foi, je vois en eux, des yeux de l'esprit, des hommes dont la vie. en Jésus-Christ se passe tout entière dans les cieux. Je pourrais vous citer parmi eux Geoffroy de Péronne, Rainand de Morigny, G., de Saint-Omer, Gautier de Lille, tous plus jeunes que moi et que j'ai connus autrefois dans le vieil homme dont maintenant, par la grâce de Dieu, il ne reste plus le moindre vestige en eux. Quand je les connus, ils avaient le coeur haut et fier, le regard hautain, et se donnaient des airs d'importance et de grandeur exagérés; aujourd'hui je les vois devenus humbles sous la main miséricordieuse du Soigneur, s'abaisser d'une manière surprenante au-dessous d'eux-mêmes. Dans le monde, où je les connus, ils portaient partout avec eux les sépulcres de leurs corps blanchis en dehors et remplis d'ossements de morts en dedans; maintenant, au contraire, je crois qu'ils portent les vases du Seigneur, dont le dehors peut sembler méprisable, mais dont le dedans est tout plein des parfums les plus exquis. En voyant leur troupe se mettre en marche pour aller au travail accoutumé ou polir en revenir, et s'avancer d'un pas simple et régulier; comme une armée d'humbles soldats de la paix, les anges mêmes de Dieu ne peuvent retenir un cri de joie et d'admiration, ni s'empêcher de saluer ces hommes que le Christ a, depuis peu, tirés des ténèbres du péché à la lumière de sa grâce, et de s'écrier : « Quelle est cette troupe qui s'avance et monte comme l'aurore à son lever, et qui est comme la lune..... (Cant., VI, 9) ? » Cependant le démon effrayé se tient à l'écart de cette sainte demeure, il voit d'un oeil attristé, - puisse-t-il en être toujours ainsi! - le coup terrible porté à sa domination par la résurrection de tant d'âmes. Aussi s'arme-t-il de toutes les ressources de son infernale. malice, pour prendre dans les filets de ses raisonnements subtiles ceux qu'il n'a pu retenir plus longtemps dans le monde, et il les poursuit plus vivement que jamais de ses incessantes attaques; mais c'est en vain, car ils ont placé toutes leurs espérances de salut dans la croix bien-aimée du Sauveur qu'ils embrassent de toute l'ardeur de leur âme comme leur refuge assuré contre les attaques de l'ennemi du salut, et dont ils se plaisent à charger leurs épaules.

10. Enfin, mon cher ami, quelle idée vous feriez-vous de ces mêmes pauvres du Christ si vous les voyiez à l'heure des repas? quelle tenue, quelle sobriété vous remarqueriez en eux, s'il vous était permis de les voir! Dieu même ne trouve rien qui blesse ses regards dans ces saintes âmes, et les hommes n'y verraient rien à reprendre. C'est une tenue si modeste et si sainte qu'ils semblent à tous les regards, ce qu'ils sont en effet, des justes, des hommes craignant Dieu; il faut voir avec quelle attention ils reçoivent la nourriture spirituelle de la parole de Dieu dont ils sont constamment affamés, en même temps qu'ils mangent et boivent, avec une sorte de crainte et de réserve, une autre nourriture que Dieu leur donne aussi, mais qui n'a rien de délicieux et de recherché et ne se compose que de. légumes qu'ils ont fait pousser et de mets fort communs. Leur boisson est une sorte de bière qu'ils remplacent par l'eau pure quand elle vient à manquer; il est rare qu'ils boivent du vin, encore n'est-ce qu'en y mêlant beaucoup d'eau. Ils rendent sans doute à leur corps les soins auxquels il a droit, mais ils ne donnent rien à l'amour de la bonne chère ni à la gourmandise; ils ne mangent et ne boivent que pour soutenir la nature et obéir à l'ordre de Dieu, et ne perdent jamais de vue cette parole de l'Apôtre : « Les aliments et le ventre sont faits l'un pour l'autre, mais un jour viendra où le Seigneur les détruira tous les deux (I Cor., VI, 13) ; » ils savent bien que le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paie et la joie qui font l'unique objet de leurs désirs, et le seul but auquel leur volonté aspire. La grande institutrice de leur vie tout entière est l'obéissance, dont ils se montrent les disciples si fidèles qu'ils lui consacrent en même temps qu'au culte de Dieu tous les instants du jour et de la nuit. Aussi suis-je bien porté à croire que, sans parler des actions qui sont plus méritoires et plus importantes, ils ne font point un pas, un mouvement du corps ou de la main qui ne leur obtienne la rémission d'un péché, ou une augmentation de gloire dans le ciel. Si par hasard ils viennent à faire quelque chute, ce qu'on ne peut constamment éviter tant qu'on porte avec soi le fardeau d'une chair fragile, ils n'en sont point brisés tout à fait parce que Dieu étend la main pour les soutenir.

11. Voilà, mon cher ami, en peu de mots, ce que je vous ai promis, au commencement de cette lettre, sur les pauvres du Christ de l'abbaye de Clairvaux. Il y aurait encore bien des choses à dire plus belles et plus saintes que celles dont je vous ai fait le tableau, mais il faudrait être plus habile que je ne le suis pour vous les retracer, vous serez donc obligé de vous contenter du peu que je vous en dis dans cette lettre. Pour moi, je n'ai qu'un désir maintenant, c'est de mériter d'être compté un jour, de corps et d'esprit, au nombre de ces pauvres du Christ, dont les mérites m'aideront à produire des fruits plus abondants de pénitence, et me permettront de m'écrier avec plus de confiance : Seigneur, je me suis réfugié vers vous, enseignez-moi à faire votre volonté sainte; arrachez-moi, mon Dieu, aux mains de mes ennemis. Seigneur, j'ai élevé mon âme vers vous, je ne saurais être confondu dans mon attente, etc. Je n'ai pas encore fini mon temps d'épreuve, je ne fais encore, avec la grâce de Dieu, que l'apprentissage de la règle et de la vie de ces pauvres du Sauveur; mais j'espère, quand je serai des leurs, savoir veiller avec eux et ne plus sommeiller qu'en esprit, car le royaume des cieux est promis à la vigilance et celui qui sème en esprit moissonnera également en esprit cette vie éternelle où je prie Dieu de me faire parvenir, et que je serai heureux de partager à jamais par la miséricorde de Dieu, avec toute l'Eglise de Noyon, qui fut pour moi une maîtresse et une mère. Ainsi soit-il! Adieu.

Dieu permet que le dimanche de l'octave de l'Ascension de Notre-Seigneur je reçoive les armes de ma profession; que Jésus-Christ, au nom de ses propres mérites et de ceux de sa sainte Mère, ainsi que de vos prières, me fasse la grâce de m'en revêtir lui-même. Amen. Encore une fois : Adieu; pensez à vos fins dernières et songez au salut de votre âme.

 

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