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LETTRE LXIX. A GUY, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXX. AU MÊME.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXI. AUX RELIGIEUX DIT MÊME MONASTÈRE.

LETTRE LXXII. A RAINAUD, ABBÉ DE FOIGNY (a).

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXIII. AU MÊME.

LETTRE LXXIV. AU MÊME.

 

LETTRE LXIX. A GUY, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES.

 

Guy (a) avait consacré par mégarde un calice où ceux qui servaient à l'autel avaient négligé de verser du vin. Saint Bernard l'instruit de ce qu'il aurait dû faire en cette circonstance.

 

1. J'ai su d'où vient votre tristesse et je la trouve louable si elle n'est pas excessive; j'aime à croire qu'elle est selon Dieu, comme dit l'Apôtre, et qu'un jour elle se changera en joie. Soyez donc fâché, mon ami, mais fâchez-vous sans pécher. Or vous ne pécherez pas moins en vous fâchant trop qu'en ne vous fâchant pas du tout; car c'est une faute de ne pas se fâcher quand il y a lieu de le faire, parce que c'est ne pas vouloir corriger ce qui est mal. Mais se mettre en colère plus qu'il ne faut, c'est commettre deux fautes. Or, s'il y a du mal à ne pas corriger ce qui est mal, comment n'y en aurait-il pas à l'augmenter? S'il fallait juger de la culpabilité d'après l'événement, il n'y aurait pas lieu de blâmer votre tristesse, fût-elle même très-grande, puisque votre faute aussi serait énorme; car la faute semble d'autant plus grave qu'elle a pour objet une chose plus sacrée. Mais, comme c'est le motif et non la matière, l'intention et non le résultat qui font la faute ou le mérite,

 

a Ce fut le troisième abbé de l'abbaye de Trois-Fontaines, située dans le diocèse de Châlons-sur-Marne, et l'une des filles de Clairvaux. Il a été fait mention de lui dans la soixante-troisième lettre et il en est parlé plus longuement dans les notes. Il succéda en 1129 au premier abbé de cette maison nommé Roger, de la mort duquel il est question dans la soixante-onzième lettre.

Il existe une autre abbaye du même nom, sous l'invocation des saints Vincent et Anastase, à Trois-Fontaines; près de Rome, dont Turold fut abbé. Il en est parlé dans la trois cent sixième lettre.

 

 

selon cette parole du Seigneur : « Si votre oeil est pur et simple, tout votre corps sera éclairé; mais s'il est trouble et malade, votre corps tout entier sera dans les ténèbres (Matth., VI, 22 et 23), » on ne doit pas, je pense, dans l'examen de ce qui vient de nous arriver, ne considérer que la majesté des saints mystères, il faut rechercher dans quelle pensée vous avez agi. or notre prieur, et moi, en réfléchissant sérieusement l'un et l'autre à votre affaire et en la discutant entre nous, nous trouvons qu'il y a eu ignorance de votre part, négligence de la part de ceux qui vous servaient à l'autel, et absence complète de malice des deux côtés. Or vous n'ignorez pas qu'il n'y a de mérite que là où la volonté a concouru : comment pourrait-il donc y avoir une faute là où certainement elle a manqué! S'il s'en trouve une à laquelle la volonté n'ait eu aucune part, il faudrait dire en ce cas que, tandis que le bien ne mérite aucune récompense, le mal est digne d'être puni. Raisonner ainsi, c'est dire non-seulement que le bien ne l'emporte pas sur le mal, mais que le mal l'emporte sur le bien.

2. Toutefois, afin de calmer les inquiétudes de votre conscience et de peur qu'il ne faille voir dans le malheur qui vient de vous arriver une sorte de révélation qu'il y a dans le monastère quelque autre péché grave qu'on ne connaît pas encore, nous vous imposons comme pénitence de réciter (a) tous les jours jusqu'à Pâques, en, vous prosternant la face contre terre, les sept Psaumes de la pénitence, et de vous donner sept fois la discipline. Celui qui vous servait la messe en fera autant. Quant à celui qui s'en était aperçu (b) auparavant et qui a oublié de mettre le vin dans le calice, nous le trouvons bien plus coupable que les autres, et si vous partagez notre manière de voir, nous vous laissons maître de statuer comme il vous plaira pour ce qui le concerne. Si les antres religieux. ont eu connaissance de ce qui s'est passé, nous sommes d'avis que tous se donnent aussi la discipline pour accomplir ce mot de l’Écriture : « Chargez-vous des fardeaux les uns des autres (Galat., VI, 2). » Au reste, nous vous approuvons beaucoup d'avoir versé du vin sur la parcelle de l'hostie consacrée, dès que vous vous êtes aperçu de l'omission, quoique vous vous en soyez aperçu trop tard. Il ne nous semble pas qu'il y ait eu autre chose à faire; car, à notre avis, si le vin n'a pas été changé au sang du Christ en vertu de sa consécration propre et sacramentelle, il s'est consacré au contact du précieux corps (c). Cependant

 

a Le texte porte de chanter : autrefois on disait indifféremment chanter ou réciter. Saint Ambroise, selon ce que rapporte le Vénérable Bède dans sa lettre à Egbert, citée dans Warée, « appelle aux fidèles, à propos de la foi, qu'ils doivent chanter, c'est-à-dire réciter tous les matins les paroles du Symbole.

b Quelques manuscrits portent « qui l'avait préparé, « mais je crois qu'il faut préférer cette version, « qui s'en était aperçu. »

c C'est également l'opinion de Jacques de Vitry, sans excepter les scolastiques, comme on le voit dans son Histoire d'Occident, page 427. Il parle de ce cas à la page 444. Voyez notre Commentaire sur la liturgie romaine et notre Edmond Martine, livre II, des Coutumes des Moines, chapitre VII.

 

on cite un écrivain, je ne sais lequel, qui ne partage pas cette manière de voir, et qui pense que le sacrifice n'a pas lieu sans le pain, l'eau et le vin ; de sorte que si l'un des trois vient à manquer, les deux autres ne sont pas consacrés. Mais sur ce point chacun est libre de suivre son opinion.

3. Pour moi, si je me trouvais dans un cas pareil, sauf meilleur avis, je réparerais le mal en procédant comme vous l'avez fait, ou plutôt en reprenant les paroles de la consécration à ces mots: Simili modo postquam coenatum est, puis je continuerais le sacrifice à partir du point of, j'en, serais resté. Je n'aurais en effet aucun doute sur la consécration du pain au corps de Jésus-Christ, car si je tiens de l'Église, comme elle tient du Seigneur, qu'il faut que le pain et le vin soient consacrés en même temps, elle n'enseigne pas, à ma connaissance, que les saints mystères se consomment simultanément sous les deux espèces; au contraire, on change le pain au corps de Jésus-Christ avant de changer le vin en son sang : si donc la matière qui doit être présentée la dernière l'est un peu trop tard par oubli, je ne vois pas en quoi ce retard peut nuire à la consécration qui précède. Je pense que si le Seigneur, après avoir changé le pain en son corps, avait retardé un peu, ou même tout à fait omis la consécration du vin, son corps n'en aurait pas moins été consacré, et ce qu'il aurait fallu faire n'aurait rien changé à ce qui eût été fait. Ce n'est pas que selon moi il ne faille pas offrir en même temps le pain et le vin additionné d'eau; mon avis, au contraire, est qu'il en doit être ainsi. Mais autre chose est de noter une négligence, autre chose de nier le résultat : dans le premier cas, nous disons que les choses ne se sont point passées comme il faut, et dans le second nous disons qu'elles ne se sont pas faites du tout. Voilà quelle est mon opinion et ma façon de penser, sauf avis meilleur de vous ou de tout autre plus habile que moi.

 

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

LETTRE LXIX.

 

46. A Guy, abbé de Trois-Fontaines. C'était le second abbé de cette maison, dont le premier fut Roger, comme on le voit au livre premier de la Vie de saint Bernard, chapitre xni. Guy lui succéda vers la fin de l'air née 1127, et l'année suivante il assista, avec l'abbé Hugues de Pontigny et saint Bernard, au concile de Troyes. Plus tard, il fonda avec des religieux de sa maison quatre autres monastères qui firent la gloire de la maison mère; c'étaient ceux de la Chalade et de Châtillon, au diocèse de Verdun, d'Orval dans le diocèse de Trèves, et de Haute-Fontaine dans celui de Châlons-sur-Marne. L'abbaye de Trois-Fontaines, première fille de Clairvaux, fut fondée, d'après l'abbé Guillaume de Saint-Thierri, dans la Vie de saint Bernard, chapitre XIII, livre fer, en 1118, dans le diocèse de Châlons-sur-Marne, avec l'aide de Guillaume de Champeaux, alors évêque de cette ville. Les commencements de cette abbaye offrant encore quelques points obscurs, il nous a semblé bon d'en dire quelques mots ici.

On voit dans les Actes des évêques de Châlons-sur-Marne (a) une charte de Bozon, septième successeur de Guillaume de Champeaux, qui certifie de l'emploi, pour la construction de cette abbaye, d'une portion de la forêt de Luis, cédée par Alard et par plusieurs autres personnes aux chanoines réguliers de Saint-Sauveur. « Ce qu'il y a de mieux à faire pour assurer dans l'avenir les donations qui sont faites aux pieux et saints monastères, c'est de les consigner par écrit en bonne et due forme. En conséquence, moi, Bozon, par la grâce de Dieu évêque de Châlons-sur-Marne, fais savoir à tous présents et à venir, que Hugues, comte de Troyes, a remis entre les mains de Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, la portion de la forêt de Luis, qu'il a fait séparer du reste, par Pierre Prévost de Vitry, et par les administrateurs de ladite forêt, nommés Milon de Sère, Gautier, Vierd et autres, pour le prêtre Alard et ses confrères de l'oratoire de Saint-Sauveur, situé dans cette partie de la forêt,afin qu'ils y vivent en chanoines réguliers, ordonnant à Alard de prier les religieux de Compiègne de lui céder ce qu'il lui demandait à lui-même, et de faire confirmer en sa faveur par l'évêque, les concessions qui lui seraient faites par eux. Or les habitants de cet endroit ont cédé tous leurs droits entre les mains de Guillaume évêque de Châlons-sur-Marne, à l'abbé Bernard de Clairvaux, du consentement du comte Hugues pour qu'il fit construire un monastère en cet endroit, ce qui fut fait. »

On voit par cette charte qu'on doit regarder non-seulement Guillaume, mais le comte Hugues lui-même, dont nous avons déjà parlé dans les notes de la trente et unième lettre, comme fondateurs de l'abbaye des Trois-Fontaines.

Au sujet de la concession des confrères de Compiègne, voici ce qui se laissa, comme nous l'apprennent les lettres suivantes primitivement; extraites des Archives du monastère de Compiègne.

 

a Rapine, sur Guillaume.

 

47. « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, nous, Geoffroy et Jean, l'un doyen et l'autre chantre de la sainte église de Compiègne, ainsi que tous les frères du même lieu, voulons qu'il soit connu de tous présents et à venir, qu'à la demande de sa Seigneurie le roi Louis et de sa femme la reine Adélaïde, du comte Thibaut, de vénérables Goislen, évêque de Soissons, Geoffroy évêque de Chartes, Guérin, évêque d'Amiens, et du seigneur abbé de Clairvaux, nous avons cédé un certain lieu appelé Trois-Fontaines, dans la forêt de Luis qui appartient tout entière à notre Eglise, à l'abbé Guy et aux religieux qui servent Dieu avec lui en cet endroit, pour y habiter: Et de peur qu'avec le temps le souvenir de cette donation ne vînt à se perdre, nous avons voulu la consigner par écrit. Notre volonté est donc que les susdits religieux possèdent cette terre avec le bois et tout ce qui par la suite pourra y faire retour dés biens de notre Église, aussi loin que son droit s'étend dans cette forêt, sauf le droit des autres.... et jouissent en paix et à perpétuité de tous les droits que :nous pouvions avoir sur lesdits lieux. Ce que nous avons signé de notre main et scellé de notre sceau, ainsi que du sceau des personnes qui ont été présentes à cet acte, pour en assurer la force dans l'avenir, lesquelles sont Goislen évêque de Soissons, Geoffroy évêque de Chartres, Guérin évêque d'Amiens, Bernard abbé de Clairvaux, Geoffroy doyen, Jean le Chantre, Eudes et Hainod prévosts, Rainard abbé de saint Barthélemy, Théoder abbé de Saint-Eloi de Noyon. Fait à Compiègne, en chapitre public, l'an de Notre-Seigneur onze cent trente. »

On peut voir, par tout ce qui précède, quelle bonne foi régnait à cette époque, puisque la concession faite par le comte Hugues a eu son effét, bien qu'elle ne fût pas consignée par écrit, jusqu'en 1154, année où Bozon devint évêque de Chàlons-sur-Marne ; et celle des religieux de Compiègne pendant les douze années qui suivirent la fondation du monastère en question.

C'est par l'abbaye de Trois-Fontaines que fut créée, comme nous l'avons dit, celle de Haute-Fontaine, dans le même diocèse de Châlons-sur-Marne. Nous avons reçu de l'illustre abbé de Noailles sur l'accroissement que prit cette maison, dont il est abbé, le document suivant

48. « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, nous, B.... (Bozon), évêque de Châlons-sur-Marne, voulons que tous présents et à venir sachent que Thibaut, très-digne abbé de Monstier-en-Der, du consentement unanime de son chapitre et à l'instigation du très-religieux abbé Bernard de Clairvaux, a cédé pour l'amour de Dieu, au monastère de Haute-Fontaine, Guérin en étant abbé, tous les droits du monastère de Monstier-en-Der sur les dîmes de ce qu'ils cultiveront eux-mêmes de leurs propres mains dans la paroisse de Hautvillers. Fait en présence de l'abbé de Clairvaux, de l'abbé Thibaut de Monstier-en-Der, d'Arauld, abbé de Saint-Urbain de Guérin, abbé de Haute-Fontaine, du moine Amaluce et de Jean, frère convers dudit lieu. Et pour que cette donation soit sûre et inattaquable, nous avons fait apposer notre sceau au bas du présent papier par notre chancelier Manne. » (Note de Mabillon).

 

 

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LETTRE LXX. AU MÊME.

 

Saint Bernard lui apprend quels sentiments de miséricorde doit avoir un pasteur, et l'engage à revenir sur la sentence qu'il a prononcée contre un de ses religieux qui avait violé la règle.

 

A l'abbé Guy (a), le frère Bernard, salut avec l'esprit de science et de piété.

 

En songeant à la triste condition où se trouve ce malheureux, je me sens ému de pitié, mais je crains que ce ne soit en vain. Et s'il me semble qu'il en est ainsi, c'est que tant qu'il restera dans le misérable état où il est, il ne me sert de rien d'être touché de compassion pour lui. Le sentiment de pitié que j'éprouve ne m'est pas inspiré par une pensée d'intérêt particulier, je vous assure; mais il est produit en moi par la vue de la misère et de l'affliction d'un frère. La pitié, en effet, n'est pas un sentiment que la volonté domine ou que la raison gouverne, on ne la ressent pas de propos délibéré; mais elle s'impose naturellement d'elle-même aux âmes sensibles et compatissantes, à la vue d'une souffrance ou d'un malheur, tellement que si c'était un péché d'être ému de compassion, je ne pourrais pas m'empêcher de l'être quand même je ferais appel à toutes les forces de ma volonté. La raison ou la volonté peuvent bien ne pas céder à une impression, mais elles ne peuvent empêcher qu'elle ne se produise. Loin de moi ceux qui veulent me consoler en disant que mes voeux charitables tourneront à mon profit tant due celui pour lequel j'intercède ne se convertit pas. Je ne veux pas écouter ceux qui, pour me calmer, répètent ces paroles : « La justice de l’homme juste ne profitera qu'à lui ( Ezech., XVIII, 20), » tant que l'impie demeurera dans son impiété. Non, dis-je, je ne veux point être consolé tant que je verrai un de mes frères dans la désolation. C'est pourquoi, mon bien cher fils, si vous avez, ou, pour mieux dire; puisque vous avez l’âme aussi sensible et aussi émue que moi, ayez pitié de ce pauvre malheureux, traitez-le avec patience; et quoiqu'il vous semble qu'après être sorti de son monastère, et y être rentré une fois, il ne lui reste plus, selon la règle, aucun moyen de retour, néanmoins, puisqu'il prétend en avoir, vous devez écouter avec patience et même avec joie son humble défense, dans l'espérance de trouver quelque prétexte raisonnable de sauver un homme dont le salut est désespéré. L'expérience vous l'apprend aussi bien qu'à moi, s'il a de la peine à se sauver

 

a Cette inscription a été rétablie eu ces termes d'après un manuscrit de Corbie, portant le n° 543.

 

dans le cloître, il est presque impossible qu'il y réussisse dans le monde. Veuillez donc, après avoir réuni tous vos religieux en chapitre, révoquer toutes les peines et censures que vous avez portées contre lui; peut-être cet acte de condescendance de votre part guérira-t-il celle âme ulcérée, si toutefois vous pouvez, par cet expédient, trouver le moyen de l'admettre, sans blesser la règle, à tenter encore une fois l'épreuve de la vie religieuse (a). Ne craignez pas, en revenant ainsi sur ce que vous avez décidé, et en donnant le pas à la miséricorde sur la justice, de déplaire au Dieu de toute justice et de toute miséricorde. Adieu.

 

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

LETTRE LXX.

 

49. Des huit copies manuscrites que nous avons vues de cette lettre; il y en a trois de la Colbertine, qui la donnent telle que nous l’imprimons ici, et cinq qui la reproduisent avec le passage suivant en plus; ce sont deux de Cîteaux, une de Vauluisant, une de Corbie et la cinquième, de Foucarmont. Voici ce passage faisant suite à ces derniers mots de la lettre : « déplaire au Dieu de toute justice et de toute miséricorde. »

« Je me suis trouvé une fois dans un cas à peu près semblable, je veux vous le citer comme exemple. Un jour, un frère (nommé Barthélemi, d'après un autre manuscrit) m'avait vivement contrarié: dans tin mouvement de colère, je lai ordonnai d'un air et d'un ton menaçant de quitter la maison sur-le-champ. Il partit à l'instant même et s'en alla dans une de mes granges où il s'arrêta. Quand je voulus le faire revenir, il posa pour condition qu'il ne rentrerait pas au monastère pour y tenir la dernière place, comme s'il s'était enfui, mais qu'il reprendrait son rang, attendu qu'il avait été renvoyé sans jugement préalable; et dans un moment humeur irréfléchie ; car, disait-il, je ne saurais, en revenant, être soumis au jugement que la règle prescrit, puisqu'on n'a pas attendu ce jugement pour, me renvoyer. Ne voulant pas décider cette affaire moi-même, parce que dans cette circonstance je craignais de céder à quelque mouvement de la nature, je remis le jugement de ma conduite et de la sienne entre les mains de la communauté, qui fut d’avis que le retour de ce religieux ne devait point dépendre du jugement que la règle prescrit en pareil cas, puisqu'il n'avait pas été tenu compte des prescriptions de, la règle quand on l'avait chassé. Si donc pour ce religieux qui n'était sorti qu'une fois de son monastère on montrer une telle modération, que ne devez-vous donc pas faire pour le vôtre dans le péril où il se trouve. »

Tout ce passage nous semble convenir aussi peu à l'esprit et aux habitudes de- saint Bernard qu'à toute sa conduite. Jamais un pareil homme ne se serait laissé aller à cet emportement et à cette précipitation dans le renvoi d'un de ses religieux. Il avait sans doute un zèle ardent, mais il était d'une grande douceur et d'une extrême indulgence, comme on peut en juger par cette lettre même où il montre tant de bonté pour un religieux qui s'était enfui. De plus, si notre Saint avait eu le malheur de tomber dans une pareille faute, il se serait appliqué à l'effacer par la pénitence, et l'aurait ensevelie dans le silence le plus absolu, au lieu d'en rappeler le souvenir pour donner à Guy un exemple si contraire au but qu’il poursuivait et une pareille occasion de se scandaliser. Je pense donc que toute cette histoire fut citée peut-être d'abord par quelque abbé, en marge d'un manuscrit de Cîtaux, passa ensuite dans le texte et fut après cela reproduite par plusieurs manuscrits; mais on ne la lit dans aucun de ceux der Clairvaux, qui sont d'une extrême importance en ce cas.

 

 

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LETTRE LXXI. AUX RELIGIEUX DIT MÊME MONASTÈRE.

 

L'an 1127.

 

Saint Bernard s'excuse d'avoir différé jusqu'alors de faire la visite de leur monastère; ce n'est pas négligence de sa part, mais il attendait un montent opportun pour le faire. Il les console de la mort de leur abbé Roger.

 

Si je ne suis pas encore allé vous voir, ne m'accusez pas d'indifférence. Je vous aime comme mes propres entrailles, et si vous croyez qu'une mère puisse abandonner son enfant, je veux bien que vous craigniez que je ne vous oublie. J'ai attendu et j'attends encore une ccasion favorable pour vous faire ma visite, afin qu'elle vous profite. Cependant que votre coeur ne se trouble pas à la pensée de la perte que vous venez de faire de votre vénérable abbé (Roger); Dieu, je l'espère, lui donnera un digne successeur. D'ailleurs il n'est pas entièrement perdu pour vous; le Seigneur l'a retiré du milieu de vous, mais ne vous l'a point ôté; l'unique différence que j'y vois, c'est que nous le possédons maintenant avec vous; au lieu que jusqu'à présent il n'avait été qu'à vous. Mais en attendant ma venue, conduisez-vous en hommes de coeur, que votre âme soit forte et que toutes vos actions soient inspirées par l’esprit de charité. Adieu.

 

a Ici, quelques manuscrits rapportent un fait si étranger au caractère de saint Bernard que nous avons cru devoir le reléguer dans les notes, puisque nous ne le rejetions pas tout à fait.

 

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LETTRE LXXII. A RAINAUD, ABBÉ DE FOIGNY (a).

 

Saint Bernard lui montre combien peu il aime les louanges et combien le joug du Christ est léger. Il ne veut pas qu'on lui donne le non' de père et se contente de celui de frère.

 

A son très-cher Rainaud, le frère et non le père Bernard, son co-serviteur de Dieu et non son maître, salut et tout ce qu'on souhaite de bon à un frère bien-aimé et à un co-serviteur fidèle.

 

1. Avant tout ne soyez pas surpris si les titres d'honneur m'effraient quand je me trouve si peu digne des honneurs eux-mêmes ; et si vous devez me les donner, pour moi, il n'est pas convenable que je les accepte. Vous vous croyez obligé à ce précepte de l'Apôtre : « Prévenez-vous les uns les autres par des témoignages d'honneur et de déférence (Rom., XII, 10), et à cet autre: « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ (Eph., V, 21). » Comme ces expressions «les uns les autres,» et « les uns aux autres, » n'ont point été employées au hasard, vous pensez qu'elles me regardent aussi bien que vous. Mais si vous vous rappelez ces paroles de notre règle : « Que les plus jeunes se montrent pleins de déférence pour leurs aînés, » je me souviens, moi, de la règle que la Vérité a tracée en ces termes: « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers (Matth., XX, 16) ; » et j'entends toujours ces paroles : « Que le plus grand parmi vous se fasse le plus petit (Luc., XXll, 26). » « Plus vous êtes élevé, plus vous devez vous abaisser en toute circonstance (Eccli., lu, 20). » « Ils vous ont élevé en dignité et placé à leur tête? Soyez au milieu d'eux comme l'un d'entre eux.» Car il est dit: « Nous ne sommes pas envoyés pour tyranniser votre foi, mais pour contribuer à votre joie (II Cor., I, 23). » Et ailleurs : «Ne vous faites pas appeler maîtres parles hommes (Matth., XXIII, 8); » et enfin: «N'appelez personne votre père sur la terre (Ibid., 9). » Ainsi toutes ces paroles sont un contre-poids qui m'abaisse a mesure que vous m'élevez par les titres pompeux due vous me prodiguez. Aussi ai-je raison, je ne dirai pas de chanter, mais de soupirer avec le Psalmiste en ces termes: « Quand je me suis vu exalté,

 

a Foigny, diocèse de Laon, une des filles de Clairvaux, fondée en 1121, par l'évêque Barthélemy. Une charte, rapportée à la page 659 des notes de Guibert, fait remonter à un certain Elbert ou Eilbert, abbé du monastère bénédictin de Saint-Michel de Thiérache, la concession du terrain sur lequel Foigny fut bâti. Rainaud fut le premier abbé de cette maison; c'est à lui qu'est adressée cette lettre. Au sujet de Foigny, voir la lettre cinquième, et la Vie de saint Bernard, livre Ier, chapitre LII, ainsi que les notes de la fin du volume.

 

je me suis senti humilié et rempli de trouble (Psalm. LXXXVII, 16); » ou dans ces autres encore: « Vous ne m'avez élevé que pour me briser (Psalm. CI, 11). » Mais je vous ferais peut-être mieux comprendre ce que je ressens si je vous disais que celui qui m'élève m'abaisse, et que celui qui m'abaisse m'élève. Ainsi vous m'humiliez quand vous me grandissez et quand vous me comblez de termes d'honneur. Mais en m'écrasant ainsi, vous ne pouvez pourtant me faire perdre courage. Un mot me console; c'est un de ceux par lesquels la vérité a le merveilleux secret de relever ceux mêmes qu'elle humilie, et de leur faire connaître ce qu'ils sont, en leur découvrant leur petitesse. Ainsi la même main qui m'abat me relève et me fait chanter avec joie: « Je suis heureux, Seigneur, que vous m'ayez humilié pour me faire connaître votre sainte loi; sortie de votre bouche, elle me semble bien préférable à des millions d'or et d'argent (Psalm. CXVIII, 71, 72). » Voilà les merveilles que produit la parole pleine de vie et d'efficacité du Seigneur, et qu'accomplit avec une douceur et une puissance incomparables ce Verbe par lequel tout a été créé; voilà enfin ce qui accompagne le joug aimable et le fardeau léger du Christ.

2. Qui n'admettrait pas en effet combien est léger le fardeau de la vérité ? En est-il un qui le soit davantage? Il soulage celui qui le porte, au lieu de le charger. Non-seulement il ne pèse point sur les épaules où il repose, mais encore il porte lui-même ceux qui doivent le porter. S'il remplissait le sein virginal qui le portait, il ne le rendait ni lourd, ni pesant; il donnait aux bras du vieillard Siméon qui le reçurent, des forces pour le porter; enfin il a ravi jusqu'au troisième ciel le corps pesant et corruptible de saint Paul. Je cherche sur la terre quelque chose de comparable à ce fardeau qui a la propriété d'alléger ceux qui le portent, et je ne trouve que les ailes des oiseaux qui agissent à peu près de même; car, par une singulière disposition, elles rendent en même temps le corps des oiseaux plus gros et moins pesant. C'est un miracle de la nature, qui sait employer plus de matière et faire une oeuvre plus légère, ajouter au volume et retrancher au poids, comme elle l'a fait pour les oiseaux, dont les ailes ressemblent au fardeau du Christ, car elles soutiennent ceux qui les portent. Il en est de même du chariot il augmente la charge du cheval qui le traîne, mais il lui rend facile à porter le fardeau qu'il ne pouvait mouvoir sans lui. Le fardeau s'ajoute au fardeau, et ils deviennent l'un`et l'autre moins pesants: voilà comment au joug lourd et pesant de là loi ancienne le char de l'Evangile est venu s'ajouter pour porter la perfection plus loin en diminuant les difficultés du transport. « Sa parole, est-il dit, court avec rapidité (Psalm. CXLVII, 15). » Cette parole qui d'abord ne fut connue que dans la Judée, et qui ne put, à cause de sa pesanteur, dépasser les frontières de ce pays; tel eu était le poids, qu'elle s'échappa mime des mains fatiguées de Moïse; mais, rendue plus légère par la grâce et posée sur le char de l'Evangile, elle ne tarda pas à se répandre sur toute la terre et atteignit bientôt d'un vol rapide jusqu'aux confins du monde. Mais je me laisse entraîner trop loin.

3. Pour vous donc, mon bien cher ami, cessez, je ne dirai pas de m'élever, mais plutôt de m'écraser par des titres que je ne mérite pas; autrement, avec la meilleure volonté du monde à mon égard, vous vous rangerez au nombre des ennemis qui en veulent à mon âme. Ecoutez en quels termes je me plains d'eux au Seigneur dans ma prière: «Ceux qui me comblaient de louanges me chargeaient d'imprécations (Psalm. CI, 9).» Je ne tarde pas, après avoir poussé ce gémissement, à entendre le Seigneur me répondre et confirmer la vérité de mes paroles, en disant: «Oui, ceux qui vantent ton bonheur, t'induisent en erreur (Texte d'Isaïe IX, 16, cité de mémoire). »Alors je m'écrie avec le Prophète: «Loin de moi tous ceux qui nourrissent ma vanité par leurs louanges et leurs applaudissements (Psalm. LXIX, 4).» Ne craignez pas cependant que je lance sans distinction contre tous mes adversaires ces imprécations et ces anathèmes. Je m'explique. Voici comment je comprends les choses: je demande d'abord à Dieu que tous ceux qui m'estiment au delà de ce qu'ils voient en moi ou de ce qu'ils entendent dire de ma personne, retournent sur leurs pas, c'est-à-dire, reviennent des louanges exagérées qu'ils me donnent sans me connaître, et qu'ils en rabattent beaucoup. Comment cela ? en connaissant mieux celui qu'ils louent outre mesure, et par conséquent en rougissant de leur erreur et du mauvais service qu'ils rendent à leur ami. Voilà dans quel sens je crie: Arrière! tant à ceux qui me veulent du mal et me louent pour me flatter, qu'à ceux qui, sans le vouloir, me font du mal, lorsque par amitié pour moi ils me donnent des louanges excessives. C'est à ces deux espèces d'ennemis que je dis Arrière! et soyez couverts de confusion. Comprenez bien ma pensée. Je voudrais qu'ils me vissent si vil et si méprisable, qu'ils eussent honte d'avoir prodigué leurs louanges à un pareil homme et qu'ils cessassent enfin de les adresser si mal. Je me sers ordinairement de deux versets pour repousser les traits de ces deux sortes d'ennemis: à ceux qui me louent avec malice, je crie. Arrière! « et qu'ils soient couverts de honte ceux qui veulent me nuire! » Mais à ceux dont l'intention est bonne, je dis : « Qu'ils en rabattent bien vite et qu'ils rougissent ceux qui me disent : C'est bien ! c'est bien! »

4. Mais pour en revenir à vous, puisque je dois, à l'exemple de l'Apôtre, ,vivre avec vous en frère et non pas dans un esprit de domination sur votre piété, et que j'apprends de la bouche du Seigneur que nous n'avons qu'un même père dans les cieux, que tous nous sommes frères ici-bas, je trouve que je dois repousser avec le bouclier de la vérité les noms de père et de maître, qui sont faits pour le ciel; vous me les donnez, je le sais bien, plutôt pour me faire honneur que pour m'accabler; mais il vaut mieux que vous m'appeliez du nom de frère ou de co-serviteur de Dieu, car nous avons le même héritage en espérance et nous servons le même maître. Si j'accepte un titre qui ne convient qu'à Dieu, j'ai peur qu'il ne me dise: «  Puisque c'est moi qui suis le Seigneur, où donc est la crainte respectueuse que vous me devez; et puisque je suis votre père, où est l'honneur que vous me rendez (Malac., I, 6)? » Il est bien vrai pourtant que si je ne veux pas m'attribuer à votre égard l'autorité d'un père, j'en ai tous les sentiments, car mon amour pour vous est tout à fait celui d'un père pour son enfant, à ce qu'il me semble. Mais en voilà assez au sujet des titres que vous me donnez.

5. Je veux répondre maintenant au reste de votre lettre: vous .vous plaignez de ce que je ne vais pas vous voir, je pourrais me plaindre également de vous pour le même motif. Je ne veux pas le faire, attendu que vous pensez, comme moi, que la volonté de Dieu doit passer avant tous les désirs de notre coeur, et tous ces besoins de nous visiter; s'il en était autrement, si Jésus-Christ n'était pas en cause, comment pourrais-je me priver de la vue d'un confrère qui m'est particulièrement précieux cet cher; où pourrais-je trouver un ami plus dévoué, d'un travail aussi persévérant, d'un entretien aussi utile, d'une mémoire aussi riche et aussi présente? Mais il faut mettre notre bonheur à suivre jusqu'à la fin la volonté de Dieu et à ne chercher en toutes choses et dans toutes circonstances, que les intérêts de Jésus-Christ, sans nous occuper des nôtres.

 

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

 

LETTRE. LXXII. A RAINAUD DE FOIGNY.

 

50. Avant tout, ne soyez pas surpris si les titrés d'honneur m'effraient. Saint Bernard veut parler des titres de Dom et de Père. Il nous donne un rare exemple de modestie en se montrant effrayé des titres d'honneur que tant d'autres ambitionnent quelquefois, plus que les honneurs et les dignités mêmes. Nous en trouvons un pareil, sans compter ceux que nous avons rapportés dans nos notes à la deuxième lettre, dans la vie de la bienheureuse Mechtilde :  «La Soeur Mechtilde, dit l'auteur de sa Vie, voulait qu'on s'abstînt de lui donner le noua de Dame; et refusait toute dénomination qui sentait la. grandeur. Mais la règle. de la maison exigeait qu'on l'appelât Dame et Abbesse.» Ainsi voyons-nous Auguste, dans Suétone (ch. 53, de la Vie d'Auguste), repousser constamment avec horreur, comme un opprobre et une sorte de malédiction, le titre de Seigneur. Tibère lui-même le regardait comme une sorte d'outrage. De là vient que,. dans la suite, les auteurs voulant employer une expression moins ambitieuse, retranchèrent une syllabe au mot latin qui signifie seigneur, et donnèrent le titre de dom aux saints personnages, aux évêques et à d'autres encore, jusqu'au temps de saint Bernard. Ainsi Sulpice Sévère, lettre deuxième, dit : « On rapporte que dom Martin mourut. » Saint Grégoire le Grand, livre  Ier, lettre 6, et livre VII, lettre 127, se sert de la même expression. On la retrouve plusieurs fais dans les lettres de Didier de Cahors et dans Grégoire de Tours, liv. XI, Hist., c. 42; les Italiens et les Espagnols leur ont emprunté ce mot. Nous voyons de même, chez les Grecs modernes, le mot  kurios changé en kuros, comme le fait remarquer notre très-docte Hugues Bernard, dans ses Notes à la concordance des Règles, c. 70. Notre Père saint Benoît, fait mention de l'expression Dom dans la Règle, ch. 63, où nous lisons « Que l'abbè, qui semble tenir la place de Jésus-Christ, soit appelé Dom et Abbé, non pas par flatterie, mais par respect et par amour pour Notre-Seigneur. » Ce titre, que la règle n'accordait d'abord qu'à l'abbé, s'est donné avec le temps, ainsi que le nom de Père, aux simples religieux, pourvu qu'ils fussent prêtres. Voyez sur ce sujet Menard, à l'endroit cité Haeften, liv. III, traité 4, et dissertations 4 et 5 ; Jules Nigron, dans la Règle de la Société de Jésus, règle 22 ( Note de Mabillon),

 

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LETTRE LXXIII. AU MÊME.

 

Rainaud exprimait une défiance et des regrets excessifs à l'occasion du titre d'abbé qui venait de lui être donné; saint Bernard l’éclaire à ce sujet et l'engage en même temps à prodiguer lui-même à ses religieux aide et consolation plutôt que de leur demander leur assistance.

 

A son très-cher fils Rainaud, abbé de Foigny, Bernard, que Dieu vous donne l'esprit de force.

 

1. Vous vous plaignez, mon bien cher fils Rainaud, de toutes vos tribulations, et par vos pieux gémissements, vous excitez les miens; car je ne puis vous savoir dans la peine sans m'y sentir moi-même, ni entendre vos plaintes et vos inquiétudes saris les partager. Mais, puisque j'avais prévu les maux dont vous vous plaignez, et que je vous les avais fait prévoir, s'il votas en souvient bien, vous deviez, ce me semble, être mieux préparé à les souffrir et m'épargner un surcroît de chagrin; n'est-ce donc pas assez pour moi, n'est-ce pas même beaucoup trop, de vous avoir perdu et de ne pouvoir plus ni vous voir ni recevoir vos douces consolations? J'en suis tellement affligé que j'en éprouve comme du regret de vous avoir éloigné de moi, vous qui étiez rua plus douce consolation. Il est vrai que j'ai cédé alors à la voix de la charité ; mais, comme je ne puis être avec vous là où j'ai dû vous envoyer, je pleure sur vous comme si vous étiez perdu pour moi. Aussi, quand après cela, vous qui devez être mon soutien, vous venez au contraire m'accabler du poids de votre propre peine, et accumuler, pour moi, comme vous le faites, chagrins sur chagrins et tourments sur tourments, si je me sens heureux de cette confiance filiale qui ne me cache aucune de ses peines, je souffre en même temps beaucoup du poids qu'elle ajoute aux tourments dont je suis accablé de toutes parts. pourquoi venez-vous accroître les sollicitudes d'une âme qui n'est déjà que trop inquiète et déchirer par d'horribles souffrances le coeur et les entrailles d'un père que votre départ n'a que trop affligé? Je me suis déchargé sur vous d'une partie du fardeau qui m'accable, parce que je vous ai considéré comme un fils, un ami, un fidèle soutien ; mais comment supportez-vous votre part du fardeau paternel, si vous le faites de manière à m'en laisser encore tout le poids? Il en résultera que vous aurez partagé mon fardeau sans que pour cela j'en éprouve moi-même le moindre soulagement.

2. Or ce fardeau, c'est celui des âmes malades et infirmes, car celles qui se portent bien n'ont pas besoin qu'on les aide; elles ne sont donc pas un fardeau. Rappelez-vous bien que si vous êtes père et abbé, c'est surtout pour les religieux affligés, faibles et mécontents. C'est en consolant les uns, en soutenant les autres et en reprenant les troisièmes que vous remplissez votre charge et portez votre fardeau; c'est en chargeant ces âmes sur vos épaules que vous les guérissez, et c'est en les guérissant que vous vous en chargez. Mais si vous avez des religieux allant tellement bien qu'ils vous donnent des consolations au lieu de vous en demander, ne vous regardez pas comme leur père et leur supérieur, colis voyez en eux des égaux et des amis. Gardez-vous de vous plaindre si vous trouvez plus d'épreuves que de consolations dans la société de ceux au milieu desquels je vous ai placé. Vous leur avez été envoyé pour les soutenir et les consoler, parce que vous êtes plus fort et mieux portant qu'eux, et qu'avec la grâce de Dieu vous pouvez leur aider à tous sans avoir besoin qu'eux-mêmes vous aident et vous soutiennent. D'ailleurs, plus le fardeau est grand, plus grande aussi doit être la récompense ; mais, au contraire, si les consolations abondent, vos mérites ne Peuvent que décroître dans la même proportion. Choisissez donc; si vous préférez ceux qui sont pour vous un fardeau, vous y gagnerez en mérite; mais; au contraire, si vous optez pour ceux qui vous consolent, vous perdez tous vos mérites du même coup. Les premiers sont comme la source doit ils naissent, et les seconds comme le gouffre oit ils s'engloutissent; car ceux qui partagent vos peines prélèvent aussi leur part sur votre récompense. Sachez donc qu'on ne vous a envoyé là où vous êtes que pour soulager les autres et non pour en être soulagé vous-même. Vous n'ignorez pas sans doute que vous êtes le vicaire de celui qui n'est venu que pour servir les autres, non pas pour en être servi lui-même. Je voulais d'abord vous écrire plus longuement encore, afin de vous donner un peu de consolation; mais je n'ai pas trouvé qu'il fitt bien nécessaire de charger une feuille morte de ce que notre prieur peut vous dire de vive voix. J'espère que sa présence vous donnera toutes ces consolations, ranimera votre courage et que vous trouverez dans ses discours ce que vous chercheriez en vain dans ma lettre. Vous me priez de lui faire part de mon esprit pour vous le communiquer, si cela est possible ; c'est ce que j'ai fait, soyez-en bien certain. Car vous savez que nous n'avons l'un et l'autre qu'un seul et même esprit, qu'une seule et même volonté.

 

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LETTRE LXXIV. AU MÊME.

 

Saint Bernard avait témoigne à Rainaud le désir qu'il cessât de lui faire entendre ses plaintes ; maintenant il le presse de le mettre au courant de toutes ses tribulations.

 

J'avais espéré, mon bien cher ami, avoir trouvé le moyen de mettre un terme à mes inquiétudes à votre sujet, en vous suggérant la pensée de ne pas m'informer de tous vos ennuis. Je me rappelle que je vous disais, entre autres choses, dans ma dernière lettre, que si, d'un côté, je suis heureux de cette confiance filiale qui ne me cache aucune de vos peines, d'un autre, je souffre beaucoup du poids qu'elle ajoute à mes douleurs. Mais le remède que j'avais cru trouver à mes tourments les augmente au lieu de les diminuer, car autrefois je n'éprouvais de crainte et de chagrin qu'au sujet des peines dont vous me parliez; à présent, je crains tout, et, comme dit Ovide, votre auteur favori, «je me fais toujours les périls que je redoute plus grands qu'ils ne sont en effet. » J'appréhende tout parce que je ne sais plus rien, et je me fais souvent un, chagrin très-réel peut des maux imaginaires : cela vient de ce que, dominé par l'amour, le cœur n'est plus maître de lui; il craint ce qu'il ignore, il se tourmente sans motif; son inquiétude va plus vite et plus loin qu'il ne veut; c'est en vain qu'il s'efforce de régler sa sensibilité, il n'en peut prévenir les excès, il s'émeut malgré lui. Vous voyez, mon fils, que la précaution que j'avais prise et la discrétion filiale dont vous avez fait preuve en cette occasion m'ont bien mal réussi. Je vous prie donc de ne plus me laisser ignorer désormais tout ce qui vous concerne, si vous ne voulez redoubler mes inquiétudes au lieu de les diminuer. Saisissez l'occasion favorable pour me renvoyer les opuscules que vous avez à moi.

 

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