TRAITÉ XXIV
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

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VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ.

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST DIT : « APRÈS CELA, JÉSUS S’EN ALLA AU-DELÀ DE LA MER DE GALILÉE, QUI EST LA MER DE TIBÉRIADE », JUSQU’À CET AUTRE : « CELUI-CI EST VÉRITABLEMENT LE PROPHÈTE QUI DOIT VENIR EN CE MONDE ». (Chap. VI, 14.)

LA MULTIPLICATION DES PAINS.

 

Les miracles procèdent du même pouvoir divin que toutes les oeuvres quotidiennes du Très-Haut, mais ils nous étonnent davantage parce qu’ils sont plus rares, et ils reportent plus efficacement nos pensées vers lui : ils sont d’ailleurs un livre où nous apprenons à connaître leur auteur. En présence d’une multitude affamée, Jésus demande à Philippe comment on pourra la nourrir. « Il y a là », dit André, « cinq pains d’orge et deux poissons; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? »Les cinq pains représentaient les cinq livres de Moïse, les deux poissons figuraient le sacerdoce et la royauté, tous deux symboles du Christ, prêtre et roi; leur multiplication signifiait la lumière jetée par l’Evangile sur la loi mosaïque; les cinq mille personnes rassasiées étaient l’emblème du peuple soumis à cette loi ; l’herbe était l’image du sens charnel qu’il y attachait; les restes de ce repas signifiaient les vérités que la foule ne peut comprendre et doit croire; enfin, le miracle lui-même donnait la preuve que le Christ était un Prophète et le maître des Prophètes.

 

 

1. Les miracles opérés par Notre-Seigneur Jésus-Christ sont des oeuvres divines destinées à donner à l’âme humaine la connaissance de Dieu par le spectacle d’événements qui frappent les sens. Dieu est, en effet, de telle nature, que nos yeux ne peuvent le contempler : d’ailleurs , les prodiges qu’il ne cesse de faire en gouvernant le monde entier, et en prenant soin de toutes les créatures, frappent moins en raison de leur continuité: de là, il arrive qu’on daigne à peine remarquer l’étonnante et admirable puissance que le Très-Haut manifeste dans toutes ses divines opérations, et jusque dans la multiplication des plus petites graines: aussi, n’écoutant que son infinie miséricorde, s’est-il réservé d’opérer en temps opportun certaines merveilles qui sortiraient du cours ordinaire et de l’ordre de la nature : accoutumés à contempler les miracles quotidiens de la Providence, et à n’en tenir, pour ainsi dire, aucun compte, les hommes s’étonneront de voir des prodiges, non pas plus grands, mais moins ordinaires. En effet, gouverner l’univers est chose bien autrement merveilleuse que rassasier cinq mille hommes avec cinq pains. Et pourtant, personne ne prête attention à l’un, tandis que tous admirent l’autre: cette différence d’appréciation vient de ce que le second fait est, sinon plus admirable, du moins plus rare. Car celui qui nourrit maintenant tout le monde, n’est-il pas le même qui donne à quelques grains la vertu de produire nos récoltes? Dieu a donc agi de la même manière: c’est la même puissance qui transforme, tous les jours, en riches moissons, quelques grains de blé, et qui a multiplié cinq pains entre ses mains. Cette puissance se trouvait à la disposition du Christ : pour les pains, ils étaient comme une semence, et cette semence, au lieu d’être jetée en terre, a été directement multipliée par Celui qui a créé la terre. Le Seigneur a frappé nos sens par ce prodige, afin d’élever vers lui nos pensées; il a étalé sous nos yeux le spectacle de sa puissance, afin d’exciter nos [512]  âmes à la réflexion; il voulait que ses oeuvres visibles nous fissent admirer leur invisible Auteur; ainsi élevés jusqu’à la hauteur de la foi, et purifiés par elle, nous désirerons le voir encore des yeux de notre âme, après avoir appris à le connaître, quoiqu’il soit invisible, par le spectacle présenté aux yeux de notre corps.

2. Ce n’est pas là, toutefois, le seul point de vue sous lequel nous devions envisager les miracles du Christ : il nous faut encore les étudier en eux-mêmes, et faire bien attention à ce qu’ils nous disent du Christ. Car si nous en comprenons toute l’importance, ils ont un langage à eux : dès lors, en effet, que le Christ est le Verbe de Dieu, son action même est pour nous une véritable parole. Puisque ce miracle, dont nous avons entendu le récit, nous paraît si grand, cherchons à en saisir l’étonnante signification : ne nous arrêtons pas à sa surface: essayons d’en mesurer la profondeur, car le prodige extérieur que nous admirons a une signification cachée et mystérieuse. Nous avons vu un grand prodige : nous avons eu sous les yeux une oeuvre admirable, divine, qui n’a pu sortir que des mains du Tout-Puissant; en présence de cette oeuvre, nous en avons louangé l’Auteur. Si nous apercevions, quelque part, une belle écriture, nous ne nous bornerions pas à louer le talent de l’écrivain, qui aurait tracé des lettres si belles, à tel point égales, et pareilles les unes aux autres ; nous les lirions aussi pour en connaître le sens. Ainsi doit-il en être de cet événement, qui nous apparaît si merveilleux : si nous n’en considérons que les grandioses apparences, nous trouvons déjà, à le contempler, un véritable plaisir. Mais si nous venons à en saisir la portée, il est pour nous comme un livre que nous comprenons. Entre la peinture et l’écriture, il y a une grande différence. En présence d’un tableau, quand tu as admiré et loué le talent du peintre, c’est fini ; mais en face d’une page écrite, tu ne t’arrêtes pas à l’examiner et à donner des louanges, tu dois aussi la lire. Si tu vois des lettres, et que tu ne puisses les lire, ne dis-tu pas : Qu’est-ce qui peut être écrit là ? Puisque tu vois quelque chose, tu cherches à savoir ce que c’est, et la personne que tu interroges pour connaître ce que tu as aperçu, te montre ce que tu n’y avais pas vu. Cette personne a-t-elle des yeux d’une certaine nature ? En as-tu d’une nature différente ? Ne voyez-vous pas, l’un comme l’autre, les signes de l’alphabet? Pardon; mais la connaissance que vous en avez n’est pas la même. Tu vois donc, et tu admires : l’autre voit, admire, lit et comprend. Donc, puisque nous avons vu et admiré, lisons et comprenons.

3. Le Seigneur est sur la montagne: disons plutôt que le Seigneur sur la montagne, c’est le Verbe dans sa grandeur : par conséquent, ce qui s’est fait sur la montagne n’est point de nature à rester dans une sorte de dédaigneux oubli : loin de passer en y jetant à peine un fugitif regard,. nous devons nous y arrêter et y porter attentivement les yeux. Le Seigneur vit la foule, reconnut qu’elle avait faim, et fournit miséricordieusement à ses besoins, non-seulement en raison de sa bonté, mais encore en vertu de sa puissance. Car de quoi aurait servi sa bonté? Dès lors qu’il n’y avait pas de pain, où aurait-il trouvé de quoi nourrir une foule affamée? Si à sa bonté ne s’ajoutait sa puissance, cette foule resterait à jeun et continuerait à souffrir de la faim, Enfin, les disciples, qui accompagnaient le Sauveur et souffraient eux-mêmes de la faim, voulaient, comme lui, pourvoir à la nourriture de toute cette multitude, afin de ne la point laisser à jeun ; mais les moyens de le faire leur manquaient. Le Seigneur leur demanda où ils achèteraient des pains pour nourrir tout ce peuple. « Or », dit l’Ecriture, « il parlait ainsi pour l’éprouver »: (il est question du disciple Philippe, que le Sauveur interrogeait) ; « car il savait ce qu’il avait à faire ». Dans quel but faisait-il cette question à son disciple, sinon pour donner la preuve de son ignorance? Peut-être a-t-il voulu aussi nous indiquer autre chose, en nous montrant cette disposition d’esprit de Philippe. Nous en acquerrons la certitude, lorsqu’il nous parlera du mystère représenté par les cinq pains, et qu’il nous en donnera le sens ; car nous comprendrons alors pourquoi le Sauveur a voulu en cette circonstance manifester au grand jour l’ignorance de son disciple, et en faire ressortir la preuve, en le questionnant sur un sujet qu’il connaissait parfaitement. Parfois, la volonté de nous instruire à l’école des autres nous porte à les interroger sur ce que nous ignorons ; parfois encore nous demandons aux [513] autres ce que nous savons, dans le désir d’apprendre s’ils connaissent ce sur quoi nous les questionnons. Sous ce double rapport, le Seigneur était parfaitement instruit d’abord, ce qu’il demandait, il le savait, puisqu’il savait ce qu’il ferait; ensuite, il n’ignorait pas davantage que Philippe n’en savait rien. S’il le questionnait, c’était donc afin de donner la preuve de son ignorance. Et maintenant, pourquoi a-t-il voulu donner cette preuve? le l’ai dit: nous le comprendrons plus tard.

4. « André lui dit : Il se trouve ici un enfant, qui a cinq pains et deux poissons; mais qu’est-ce que cela pour une si grande multitude? » En réponse à la question du Sauveur, Philippe avait fait cette remarque, que deux cents deniers ne suffiraient pas pour rassasier cette immense multitude; un enfant se trouvait là, en ce moment même : il sait cinq pains d’orge, et deux poissons. « Jésus dit donc : Faites-les asseoir; il y avait beaucoup d’herbe en ce lieu-là, et tous s’asssirent au nombre d’environ cinq mille. Or, Jésus prit les pains, il rendit grâces », et, d’après ses ordres, les pains furent rompus si placés devant les convives. Ce n’étaient plus seulement les cinq pains : c’était encore ce qu’y avait ajouté le Créateur du surplus. « Il fit de même des poissons, et leur en distribua autant qu’il en fui besoin ». Non seulement cette multitude fut rassasiée, il y eut encore des restes; il les fit donc recueillir, afin qu’ils ne fussent point perdus, et « ses disciples remplirent douze corbeilles avec ces morceaux de pain».

5. Allons vite. Par les cinq pains on entend les cinq livres de Moïse : c’est, à vrai dire, de l’orge, et non du blé; car ils appartiennent à l’Ancien Testament. Vous le savez : l’orge est conformé de telle manière, qu’on parvient difficilement à y trouver la farine; car elle est renfermée dans une enveloppe de paille épaisse et résistante; on ne l’en fait sortir qu’avec peine. Ainsi en est-il de la lettre de l’Ancien Testament, car elle est enveloppée dans les ombres de figures charnelles; si on parvient jusqu’à son sens caché, elle nourrit et rassasie l’âme. Un enfant portait ces cinq pains et deux poissons. Si nous voulons avoir quel était cet enfant, nous verrons peut-être qu’il représentait la nation juive; car elle portait les livres de Moïse avec le peu de réflexion d’un entant, et ne s’en nourrissait pas; en effet, ces livres dont elle était chargée, accablaient de leur poids celui qui n’y voyait qu’une lettre close; ils nourrissaient, au contraire, ceux qui en pénétraient le sens. Pour les deux poissons, ils étaient, ce nous semble, la figure de ces deux personnages distingués entre tous, qui, dans l’Ancien Testament, recevaient l’onction sainte pour exercer ensuite, au milieu du peuple, les fonctions du sacerdoce et de la royauté, pour offrir le sacrifice et gouverner. Il est venu mystérieusement, un jour, dans le monde, Celui que préfiguraient ces deux personnages, Celui que représentait la farine d’orge et que la paille d’orge cachait de son enveloppe, Il est venu, réunissant en lui seul la double,dignité de grand prêtre et de roi de grand prêtre, car il s’est offert lui-même à Dieu pour nous comme une victime; de roi, puisqu’il nous gouverne; et ainsi brise-t-il les sceaux du livre fermé que portait le peuple d’Israël. Et le Sauveur donna l’ordre de rompre les pains, et, à ce moment-là même, ils se multiplièrent. Rien de plus vrai. En effet, que de livres on a écrits pour expliquer les cinq livres de Moïse ! En les rompant, en quelque sorte, c’est-à-dire en en exposant le sens, n’a-t-on pas travaillé à une multiplication de livres? L’ignorance du peuple juif, quant au sens de la loi, se trouvait comme protégée par une sorte de paille d’orge; car, en parlant de ce peuple, l’Apôtre a dit: « Jusqu’à ce jour, lorsqu’ils lisent Moïse, ils ont un voile sur le coeur (1)», Ce voile n’était pas encore enlevé, parce que le Christ n’était pas encore venu; il n’avait pas encore été attaché à la croix, et n’avait, par conséquent, pas non plus déchiré le voile du temple. Ce peuple ignorait donc le sens de la loi : voilà pourquoi le Sauveur interrogea son disciple et manifesta son ignorance.

6. Rien ici n’est inutile; tout a un sens, mais il faut des lecteurs qui le comprennent. En effet, le nombre lui-même des personnes nourries par Notre-Seigneur représentait le peuple soumis à la loi. Car, pourquoi se trouvaient-elles au nombre de cinq mille, sinon parce qu’elles étaient les sujets de la loi, qui se compose des cinq livres de Moïse? Aussi, les paralytiques étaient-ils déposés aux cinq portiques du temple, sans y être néanmoins guéris; mais celui qui, ici, pourvut avec cinq

 

1. II Cor. III, 15.

 

514

 

pains à la subsistance d’une multitude, rendit la santé à un paralytique sous l’un de ces portiques (1). La foule était assise sur l’herbe; le peuple juif’ jugeait de tout dans un sens charnel; il n’avait que des espérances charnelles, car toute chair n’est que de l’herbe (2). Qu’étaient-ce encore que tous ces restes, sinon ce que le peuple n’avait pu manger? Sous cet emblème on voit les vérités transcendantes auxquelles ne peut atteindre l’intelligence de la multitude, Pour ces vérités, d’un ordre supérieur aux lumières de la foule, que reste-t-il à faire, quand on ne peut les saisir, sinon de croire ceux qui, à l’instar des Apôtres, peuvent les comprendre et en instruire les autres ? C’est avec ces restes qu’on a rempli douze corbeilles. Prodige admirable en raison de sa grandeur ! Prodige d’une évidente utilité, puisqu’il a été opéré pour le bien des âmes ! Ceux qui en furent les témoins se sentirent saisis d’admiration; pour nous, nous n’éprouvons aucun étonnement à en écouter le récit. Le Sauveur l’a opéré devant ces cinq mille hommes pour les rendre témoins du fait; l’Evangéliste en a écrit l’histoire, pour nous l’apprendre. La foi doit nous faire voir ce qu’ils ont eux-mêmes contemplé, car nous apercevons des yeux de l’âme ce que nous n’avons pu apercevoir des yeux du corps; et, sous ce rapport, nous sommes autrement privilégiés que cette multitude; car à nous s’appliquent ces paroles de Jésus-Christ : « Bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient (3) ». A cet avantage s’en ajoute peut-être encore un autre: c’est que nous avons saisi le sens caché de cet événement qui a échappé à cette foule de peuple; et ainsi nous avons été nous-mêmes rassasiés, puisque nous avons pu réussir à trouver la farine, malgré l’épaisseur de la paille.

7. Enfin, que pensèrent de ce prodige les hommes qui en furent témoins? « Or », dit l’évangéliste, « tous ayant vu le miracle que Jésus-Christ avait fait, disaient : Celui-ci est véritablement le Prophète qui doit venir dans le monde». C’était, sans doute, parce qu’ils étaient assis sur l’herbe, qu’ils considéraient le Christ seulement encore comme un Prophète. II était déjà le Dieu des Prophètes; il en accomplissait les oracles; il les avait tous sanctifiés; de plus, il était lui

 

1. Jean, V, 2-9. — 2. Isa. XL, 6. — 3. Jean, XX, 29.

 

même un Prophète, car il avait été dit à Moïse : « Je leur susciterai un Prophète semblable à toi ». Semblable selon la chair, mais non selon la dignité. Que cette promesse du Seigneur doive s’appliquer au Christ, nous en lisons la preuve sans réplique dans les Actes des Apôtres (1). Le Sauveur dit aussi de lui-même : « Un prophète est toujours honoré, excepté dans son pays (2) ». Le Sauveur est prophète et aussi Verbe de Dieu, et aucun prophète ne peut prédire l’avenir sans l’assistance du Verbe de Dieu. Le Verbe de Dieu assiste donc les Prophètes il est lui-même un Prophète. Sous l’Ancien Testament, les hommes ont eu le bonheur d’entendre la voix des Prophètes inspirés et remplis du Verbe de Dieu; pour nous, nous avons eu celui, d’entendre, comme Prophète, le Verbe de Dieu en personne. Le Christ, chef divin des Prophètes, était lui-même Prophète, de la même manière que, souverain Maître des anges, il était aussi un ange. Car, il a encore été dit de lui qu’il est l’ange du grand conseil (3). Toutefois, ce Prophète dit en un autre endroit : Le salut ne vous sera apporté ni par un envoyé de Dieu, ni par un ange;le Seigneur viendra en personne pour les sauver (4) : c’est-à-dire, pour les sauver, il n’enverra ni un député, ni un ange, il viendra en personne. En quelle qualité viendra. t-il? En qualité d’ange, car il en est un. On ne peut donc dire qu’il les sauvera par le ministère d’un ange, si ce n’est que parce qu’il en est un, au point d’être le souverain Maître des anges. En latin, ange signifie: porteur de messages. Or, si le Christ ne portait aucun message, on ne lui donnerait point le nom d’ange; comme on ne lui donnerait point celui de Prophète, s’il ne prédisait pas l’avenir. Il nous a excités à la foi et à la conquête de la vie éternelle : pour cela, il nous a fait connaître des choses présentes, et prédit des choses à venir; en tant qu’il nous a fait connaître des choses présentes, il était un ange : en tant qu’il nous prédisait des choses à venir, c’était un Prophète; et, parce qu’étant le Verbe de Dieu, il s’est fait chair, il était le souverain Seigneur des anges et des Prophètes.

 

1. Deut. XVIII, 18; Act. VII, 37. — 2. Jean, IV, 44. — 3. Isa. IX, 6, suiv. les Septante. — 4. Id. XXIV, 4.

 

 

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