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VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ.DEPUIS LENDROIT OÙ IL EST DIT : « APRÈS CELA, JÉSUS SEN ALLA AU-DELÀ DE LA MER DE GALILÉE, QUI EST LA MER DE TIBÉRIADE », JUSQUÀ CET AUTRE : « CELUI-CI EST VÉRITABLEMENT LE PROPHÈTE QUI DOIT VENIR EN CE MONDE ». (Chap. VI, 14.)LA MULTIPLICATION DES PAINS.
Les miracles procèdent du même pouvoir divin que toutes les oeuvres quotidiennes du Très-Haut, mais ils nous étonnent davantage parce quils sont plus rares, et ils reportent plus efficacement nos pensées vers lui : ils sont dailleurs un livre où nous apprenons à connaître leur auteur. En présence dune multitude affamée, Jésus demande à Philippe comment on pourra la nourrir. « Il y a là », dit André, « cinq pains dorge et deux poissons; mais quest-ce que cela pour tant de monde ? »Les cinq pains représentaient les cinq livres de Moïse, les deux poissons figuraient le sacerdoce et la royauté, tous deux symboles du Christ, prêtre et roi; leur multiplication signifiait la lumière jetée par lEvangile sur la loi mosaïque; les cinq mille personnes rassasiées étaient lemblème du peuple soumis à cette loi ; lherbe était limage du sens charnel quil y attachait; les restes de ce repas signifiaient les vérités que la foule ne peut comprendre et doit croire; enfin, le miracle lui-même donnait la preuve que le Christ était un Prophète et le maître des Prophètes.
1. Les miracles opérés par Notre-Seigneur Jésus-Christ sont des oeuvres divines destinées à donner à lâme humaine la connaissance de Dieu par le spectacle dévénements qui frappent les sens. Dieu est, en effet, de telle nature, que nos yeux ne peuvent le contempler : dailleurs , les prodiges quil ne cesse de faire en gouvernant le monde entier, et en prenant soin de toutes les créatures, frappent moins en raison de leur continuité: de là, il arrive quon daigne à peine remarquer létonnante et admirable puissance que le Très-Haut manifeste dans toutes ses divines opérations, et jusque dans la multiplication des plus petites graines: aussi, nécoutant que son infinie miséricorde, sest-il réservé dopérer en temps opportun certaines merveilles qui sortiraient du cours ordinaire et de lordre de la nature : accoutumés à contempler les miracles quotidiens de la Providence, et à nen tenir, pour ainsi dire, aucun compte, les hommes sétonneront de voir des prodiges, non pas plus grands, mais moins ordinaires. En effet, gouverner lunivers est chose bien autrement merveilleuse que rassasier cinq mille hommes avec cinq pains. Et pourtant, personne ne prête attention à lun, tandis que tous admirent lautre: cette différence dappréciation vient de ce que le second fait est, sinon plus admirable, du moins plus rare. Car celui qui nourrit maintenant tout le monde, nest-il pas le même qui donne à quelques grains la vertu de produire nos récoltes? Dieu a donc agi de la même manière: cest la même puissance qui transforme, tous les jours, en riches moissons, quelques grains de blé, et qui a multiplié cinq pains entre ses mains. Cette puissance se trouvait à la disposition du Christ : pour les pains, ils étaient comme une semence, et cette semence, au lieu dêtre jetée en terre, a été directement multipliée par Celui qui a créé la terre. Le Seigneur a frappé nos sens par ce prodige, afin délever vers lui nos pensées; il a étalé sous nos yeux le spectacle de sa puissance, afin dexciter nos [512] âmes à la réflexion; il voulait que ses oeuvres visibles nous fissent admirer leur invisible Auteur; ainsi élevés jusquà la hauteur de la foi, et purifiés par elle, nous désirerons le voir encore des yeux de notre âme, après avoir appris à le connaître, quoiquil soit invisible, par le spectacle présenté aux yeux de notre corps. 2. Ce nest pas là, toutefois, le seul point de vue sous lequel nous devions envisager les miracles du Christ : il nous faut encore les étudier en eux-mêmes, et faire bien attention à ce quils nous disent du Christ. Car si nous en comprenons toute limportance, ils ont un langage à eux : dès lors, en effet, que le Christ est le Verbe de Dieu, son action même est pour nous une véritable parole. Puisque ce miracle, dont nous avons entendu le récit, nous paraît si grand, cherchons à en saisir létonnante signification : ne nous arrêtons pas à sa surface: essayons den mesurer la profondeur, car le prodige extérieur que nous admirons a une signification cachée et mystérieuse. Nous avons vu un grand prodige : nous avons eu sous les yeux une oeuvre admirable, divine, qui na pu sortir que des mains du Tout-Puissant; en présence de cette oeuvre, nous en avons louangé lAuteur. Si nous apercevions, quelque part, une belle écriture, nous ne nous bornerions pas à louer le talent de lécrivain, qui aurait tracé des lettres si belles, à tel point égales, et pareilles les unes aux autres ; nous les lirions aussi pour en connaître le sens. Ainsi doit-il en être de cet événement, qui nous apparaît si merveilleux : si nous nen considérons que les grandioses apparences, nous trouvons déjà, à le contempler, un véritable plaisir. Mais si nous venons à en saisir la portée, il est pour nous comme un livre que nous comprenons. Entre la peinture et lécriture, il y a une grande différence. En présence dun tableau, quand tu as admiré et loué le talent du peintre, cest fini ; mais en face dune page écrite, tu ne tarrêtes pas à lexaminer et à donner des louanges, tu dois aussi la lire. Si tu vois des lettres, et que tu ne puisses les lire, ne dis-tu pas : Quest-ce qui peut être écrit là ? Puisque tu vois quelque chose, tu cherches à savoir ce que cest, et la personne que tu interroges pour connaître ce que tu as aperçu, te montre ce que tu ny avais pas vu. Cette personne a-t-elle des yeux dune certaine nature ? En as-tu dune nature différente ? Ne voyez-vous pas, lun comme lautre, les signes de lalphabet? Pardon; mais la connaissance que vous en avez nest pas la même. Tu vois donc, et tu admires : lautre voit, admire, lit et comprend. Donc, puisque nous avons vu et admiré, lisons et comprenons. 3. Le Seigneur est sur la montagne: disons plutôt que le Seigneur sur la montagne, cest le Verbe dans sa grandeur : par conséquent, ce qui sest fait sur la montagne nest point de nature à rester dans une sorte de dédaigneux oubli : loin de passer en y jetant à peine un fugitif regard,. nous devons nous y arrêter et y porter attentivement les yeux. Le Seigneur vit la foule, reconnut quelle avait faim, et fournit miséricordieusement à ses besoins, non-seulement en raison de sa bonté, mais encore en vertu de sa puissance. Car de quoi aurait servi sa bonté? Dès lors quil ny avait pas de pain, où aurait-il trouvé de quoi nourrir une foule affamée? Si à sa bonté ne sajoutait sa puissance, cette foule resterait à jeun et continuerait à souffrir de la faim, Enfin, les disciples, qui accompagnaient le Sauveur et souffraient eux-mêmes de la faim, voulaient, comme lui, pourvoir à la nourriture de toute cette multitude, afin de ne la point laisser à jeun ; mais les moyens de le faire leur manquaient. Le Seigneur leur demanda où ils achèteraient des pains pour nourrir tout ce peuple. « Or », dit lEcriture, « il parlait ainsi pour léprouver »: (il est question du disciple Philippe, que le Sauveur interrogeait) ; « car il savait ce quil avait à faire ». Dans quel but faisait-il cette question à son disciple, sinon pour donner la preuve de son ignorance? Peut-être a-t-il voulu aussi nous indiquer autre chose, en nous montrant cette disposition desprit de Philippe. Nous en acquerrons la certitude, lorsquil nous parlera du mystère représenté par les cinq pains, et quil nous en donnera le sens ; car nous comprendrons alors pourquoi le Sauveur a voulu en cette circonstance manifester au grand jour lignorance de son disciple, et en faire ressortir la preuve, en le questionnant sur un sujet quil connaissait parfaitement. Parfois, la volonté de nous instruire à lécole des autres nous porte à les interroger sur ce que nous ignorons ; parfois encore nous demandons aux [513] autres ce que nous savons, dans le désir dapprendre sils connaissent ce sur quoi nous les questionnons. Sous ce double rapport, le Seigneur était parfaitement instruit dabord, ce quil demandait, il le savait, puisquil savait ce quil ferait; ensuite, il nignorait pas davantage que Philippe nen savait rien. Sil le questionnait, cétait donc afin de donner la preuve de son ignorance. Et maintenant, pourquoi a-t-il voulu donner cette preuve? le lai dit: nous le comprendrons plus tard. 4. « André lui dit : Il se trouve ici un enfant, qui a cinq pains et deux poissons; mais quest-ce que cela pour une si grande multitude? » En réponse à la question du Sauveur, Philippe avait fait cette remarque, que deux cents deniers ne suffiraient pas pour rassasier cette immense multitude; un enfant se trouvait là, en ce moment même : il sait cinq pains dorge, et deux poissons. « Jésus dit donc : Faites-les asseoir; il y avait beaucoup dherbe en ce lieu-là, et tous sasssirent au nombre denviron cinq mille. Or, Jésus prit les pains, il rendit grâces », et, daprès ses ordres, les pains furent rompus si placés devant les convives. Ce nétaient plus seulement les cinq pains : cétait encore ce quy avait ajouté le Créateur du surplus. « Il fit de même des poissons, et leur en distribua autant quil en fui besoin ». Non seulement cette multitude fut rassasiée, il y eut encore des restes; il les fit donc recueillir, afin quils ne fussent point perdus, et « ses disciples remplirent douze corbeilles avec ces morceaux de pain». 5. Allons vite. Par les cinq pains on entend les cinq livres de Moïse : cest, à vrai dire, de lorge, et non du blé; car ils appartiennent à lAncien Testament. Vous le savez : lorge est conformé de telle manière, quon parvient difficilement à y trouver la farine; car elle est renfermée dans une enveloppe de paille épaisse et résistante; on ne len fait sortir quavec peine. Ainsi en est-il de la lettre de lAncien Testament, car elle est enveloppée dans les ombres de figures charnelles; si on parvient jusquà son sens caché, elle nourrit et rassasie lâme. Un enfant portait ces cinq pains et deux poissons. Si nous voulons avoir quel était cet enfant, nous verrons peut-être quil représentait la nation juive; car elle portait les livres de Moïse avec le peu de réflexion dun entant, et ne sen nourrissait pas; en effet, ces livres dont elle était chargée, accablaient de leur poids celui qui ny voyait quune lettre close; ils nourrissaient, au contraire, ceux qui en pénétraient le sens. Pour les deux poissons, ils étaient, ce nous semble, la figure de ces deux personnages distingués entre tous, qui, dans lAncien Testament, recevaient lonction sainte pour exercer ensuite, au milieu du peuple, les fonctions du sacerdoce et de la royauté, pour offrir le sacrifice et gouverner. Il est venu mystérieusement, un jour, dans le monde, Celui que préfiguraient ces deux personnages, Celui que représentait la farine dorge et que la paille dorge cachait de son enveloppe, Il est venu, réunissant en lui seul la double,dignité de grand prêtre et de roi de grand prêtre, car il sest offert lui-même à Dieu pour nous comme une victime; de roi, puisquil nous gouverne; et ainsi brise-t-il les sceaux du livre fermé que portait le peuple dIsraël. Et le Sauveur donna lordre de rompre les pains, et, à ce moment-là même, ils se multiplièrent. Rien de plus vrai. En effet, que de livres on a écrits pour expliquer les cinq livres de Moïse ! En les rompant, en quelque sorte, cest-à-dire en en exposant le sens, na-t-on pas travaillé à une multiplication de livres? Lignorance du peuple juif, quant au sens de la loi, se trouvait comme protégée par une sorte de paille dorge; car, en parlant de ce peuple, lApôtre a dit: « Jusquà ce jour, lorsquils lisent Moïse, ils ont un voile sur le coeur (1)», Ce voile nétait pas encore enlevé, parce que le Christ nétait pas encore venu; il navait pas encore été attaché à la croix, et navait, par conséquent, pas non plus déchiré le voile du temple. Ce peuple ignorait donc le sens de la loi : voilà pourquoi le Sauveur interrogea son disciple et manifesta son ignorance. 6. Rien ici nest inutile; tout a un sens, mais il faut des lecteurs qui le comprennent. En effet, le nombre lui-même des personnes nourries par Notre-Seigneur représentait le peuple soumis à la loi. Car, pourquoi se trouvaient-elles au nombre de cinq mille, sinon parce quelles étaient les sujets de la loi, qui se compose des cinq livres de Moïse? Aussi, les paralytiques étaient-ils déposés aux cinq portiques du temple, sans y être néanmoins guéris; mais celui qui, ici, pourvut avec cinq
1. II Cor. III, 15.
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pains à la subsistance dune multitude, rendit la santé à un paralytique sous lun de ces portiques (1). La foule était assise sur lherbe; le peuple juif jugeait de tout dans un sens charnel; il navait que des espérances charnelles, car toute chair nest que de lherbe (2). Quétaient-ce encore que tous ces restes, sinon ce que le peuple navait pu manger? Sous cet emblème on voit les vérités transcendantes auxquelles ne peut atteindre lintelligence de la multitude, Pour ces vérités, dun ordre supérieur aux lumières de la foule, que reste-t-il à faire, quand on ne peut les saisir, sinon de croire ceux qui, à linstar des Apôtres, peuvent les comprendre et en instruire les autres ? Cest avec ces restes quon a rempli douze corbeilles. Prodige admirable en raison de sa grandeur ! Prodige dune évidente utilité, puisquil a été opéré pour le bien des âmes ! Ceux qui en furent les témoins se sentirent saisis dadmiration; pour nous, nous néprouvons aucun étonnement à en écouter le récit. Le Sauveur la opéré devant ces cinq mille hommes pour les rendre témoins du fait; lEvangéliste en a écrit lhistoire, pour nous lapprendre. La foi doit nous faire voir ce quils ont eux-mêmes contemplé, car nous apercevons des yeux de lâme ce que nous navons pu apercevoir des yeux du corps; et, sous ce rapport, nous sommes autrement privilégiés que cette multitude; car à nous sappliquent ces paroles de Jésus-Christ : « Bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient (3) ». A cet avantage sen ajoute peut-être encore un autre: cest que nous avons saisi le sens caché de cet événement qui a échappé à cette foule de peuple; et ainsi nous avons été nous-mêmes rassasiés, puisque nous avons pu réussir à trouver la farine, malgré lépaisseur de la paille. 7. Enfin, que pensèrent de ce prodige les hommes qui en furent témoins? « Or », dit lévangéliste, « tous ayant vu le miracle que Jésus-Christ avait fait, disaient : Celui-ci est véritablement le Prophète qui doit venir dans le monde». Cétait, sans doute, parce quils étaient assis sur lherbe, quils considéraient le Christ seulement encore comme un Prophète. II était déjà le Dieu des Prophètes; il en accomplissait les oracles; il les avait tous sanctifiés; de plus, il était lui
1. Jean, V, 2-9. 2. Isa. XL, 6. 3. Jean, XX, 29.
même un Prophète, car il avait été dit à Moïse : « Je leur susciterai un Prophète semblable à toi ». Semblable selon la chair, mais non selon la dignité. Que cette promesse du Seigneur doive sappliquer au Christ, nous en lisons la preuve sans réplique dans les Actes des Apôtres (1). Le Sauveur dit aussi de lui-même : « Un prophète est toujours honoré, excepté dans son pays (2) ». Le Sauveur est prophète et aussi Verbe de Dieu, et aucun prophète ne peut prédire lavenir sans lassistance du Verbe de Dieu. Le Verbe de Dieu assiste donc les Prophètes il est lui-même un Prophète. Sous lAncien Testament, les hommes ont eu le bonheur dentendre la voix des Prophètes inspirés et remplis du Verbe de Dieu; pour nous, nous avons eu celui, dentendre, comme Prophète, le Verbe de Dieu en personne. Le Christ, chef divin des Prophètes, était lui-même Prophète, de la même manière que, souverain Maître des anges, il était aussi un ange. Car, il a encore été dit de lui quil est lange du grand conseil (3). Toutefois, ce Prophète dit en un autre endroit : Le salut ne vous sera apporté ni par un envoyé de Dieu, ni par un ange;le Seigneur viendra en personne pour les sauver (4) : cest-à-dire, pour les sauver, il nenverra ni un député, ni un ange, il viendra en personne. En quelle qualité viendra. t-il? En qualité dange, car il en est un. On ne peut donc dire quil les sauvera par le ministère dun ange, si ce nest que parce quil en est un, au point dêtre le souverain Maître des anges. En latin, ange signifie: porteur de messages. Or, si le Christ ne portait aucun message, on ne lui donnerait point le nom dange; comme on ne lui donnerait point celui de Prophète, sil ne prédisait pas lavenir. Il nous a excités à la foi et à la conquête de la vie éternelle : pour cela, il nous a fait connaître des choses présentes, et prédit des choses à venir; en tant quil nous a fait connaître des choses présentes, il était un ange : en tant quil nous prédisait des choses à venir, cétait un Prophète; et, parce quétant le Verbe de Dieu, il sest fait chair, il était le souverain Seigneur des anges et des Prophètes.
1. Deut. XVIII, 18; Act. VII, 37. 2. Jean, IV, 44. 3. Isa. IX, 6, suiv. les Septante. 4. Id. XXIV, 4.
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