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SOIXANTE ET UNIÈME TRAITÉ.DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS DIS QUUN DE VOUS ME TRAHIRA », JUSQUÀ CES AUTRES : « CEST CELUI À QUI JE DONNERAI DU PAIN TREMPÉ ». (Chap. XIII, 21-26.)JUDAS.
Jésus ayant dit à ses Apôtres : Un dentre vous, cest-à-dire, lun de vous, qui ne partage pas vos sentiments, me trahira, ils se regardèrent tous, et sur un signe de Pierre, Jean le bien-aimé demanda qui était celui-là. Cest celui à qui je vais donner du pain trempé. Et le Sauveur en donna à Judas Iscariote.
1. A loccasion de ce passage de lEvangile quon vient de lire, mes frères, et que nous avons à vous expliquer, nous vous dirons encore quelque chose du traître Judas, que Notre-Seigneur désigna assez clairement en lui donnant le morceau de pain quil avait trempé. En vous parlant déjà de lui dans notre précédent discours, nous vous avons dit que, sur le point de le faire connaître, Jésus fut troublé en son esprit ; il agit peut-être ainsi, quoique je nen aie rien dit, afin de nous montrer par ce trouble quil excita en lui quil faut souffrir ses faux frères dans le champ du Seigneur, comme on souffre livraie mêlée au bon grain jusquau temps de la moisson (1); et quand, pour une cause pressante, lEglise est obligée den retrancher quelques-uns de son sein avant ce temps, elle ne le fait point sans en ressentir quelque trouble. Cest ce trouble de ses saints, dont les hérétiques et les schismatiques devaient être la cause, que
1. Matth. XIII, 29, 30.
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le Sauveur annonça et figura en lui-même, au moment où Judas, lhomme méchant pardessus tous, était sur le point de sortir et de quitter ouvertement la société du bon grain, au milieu duquel il avait été supporté si longtemps ; Jésus alors fut troublé, non dans sa chair, mais dans son esprit. Les gens de bien, à loccasion de ces sortes de scandales, sont troublés non par malice, mais par charité : ils craignent quen séparant livraie, on arrache aussi quelque épi de bon grain. 2. « Jésus fut donc troublé dans son esprit, et il dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous dis quun de vous me trahira.» « Un de vous », quant au nombre, mais non quant au mérite ; par lapparence, mais non parla vertu; quant à la société extérieure, mais non par les liens de lesprit; par la réunion des corps, mais non par lunion des coeurs : ce nest donc pas un homme dentre vous, mais un homme qui doit sortir davec vous. Car, autrement, comment pourrait être vrai ce quaffirme ici le Seigneur en disant : Lun de vous, si nous devons admettre comme vrai ce que dit dans une de ses épîtres ce même Jean dont nous expliquons lEvangile « Ils sont sortis davec nous, mais ils nétaient pas davec nous; car sils eussent été davec nous, assurément ils seraient restés avec nous (1) ? » Judas nétait donc pas un dentre eux; car sil eût été un dentre eux, il fût resté avec eux. Que signifient donc ces mots : « Lun de vous me trahira », sinon: il en sortira un dentre vous qui me trahira ? Car lEvangéliste qui nous dit en son épître : « Sils eussent été davec nous, ils fussent restés avec nous », avait dit auparavant : « Ils a sont sortis dentre nous », et ainsi est-il vrai quils sont davec nous et quils ne sont pas davec nous. Dans un sens, « ils sont davec nous », et dans un autre, « ils ne sont pas davec nous » ; par la participation aux sacrements « ils sont davec nous » ; mais par les crimes qui leur sont propres, « ils ne sont pas davec nous » . 3. « Les Apôtres se regardaient les uns les a autres, ne sachant de qui il parlait » : ils avaient, sans doute, un tendre amour pour leur Maître ; mais la faiblesse humaine les portait à se soupçonner les uns les autres. Chacun deux connaissait sa conscience, mais celle des autres lui était inconnue; et quoique
1. Jean, 11, 19.
chacun fût certain de lui-même, il était, pour tous les autres, un sui et de doute; tandis que lui-même soupçonnait tous les autres à son tour. 4. Mais lun deux, que Jésus aimait, « reposait sur le sein de Jésus». Ce que lEvangéliste a voulu dire par ces mots: « sur le sein », nous est expliqué plus loin; car il y est dit: « sur la poitrine de Jésus ». Cétait Jean, cétait celui-là même dont nous expliquons lEvangile, ainsi quil le déclare plus bas (1). Voici la coutume de ceux qui nous ont transmis les saintes lettres : lorsque, dans le récit de lhistoire sacrée, ils viennent à parler deux-mêmes, ils en parlent comme dune autre personne ; et sils se donnent une place dans la suite de leur récit, ce nest pas pour parler deux-mêmes, mais pour raconter les faits. Cest ainsi quagit Matthieu dans la suite de son Evangile. Pour parler de lui-même, il dit: « Jésus vit un publicain du nom de Matthieu, assis à son bureau, et lui dit : « Suis-moi (2) ». II ne dit pas: Il me vit et il me dit. Ainsi en a usé le bienheureux Moïse tout ce quil raconte de lui-même, il le raconte comme sil était question dun autre. Il sexprime en ces termes : « Le Seigneur dit à Moïse (3) ». Lapôtre Paul a fait de même, non dans une histoire qui renferme le récit des événements passés ; mais dans une lettre où cette manière est bien plus inusitée, et en parlant de lui-même, il dit: « Je sais un homme en Jésus-Christ, qui fut ravi, il y a quatorze ans, jusquau troisième ciel. (Si ce fut avec son corps, je ne le sais pas, Dieu le sait (4) » . Cest pourquoi, lorsque notre bienheureux Evangéliste, au lieu de dire : Jétais couché sur le sein de Jésus, dit : « Un des disciples était couché » ; loin den être surpris, reconnaissons dans sa manière de parler la coutume des écrivains sacrés. La vérité ne perd rien de son exactitude, le fait est raconté tel quil est, et par cette façon de lexprimer on évite toute vanité : lApôtre avait à raconter des choses qui étaient fort à son avantage. 5. Mais que signifient ces mots: « Le disciple que Jésus aimait ? » Est-ce quil naimait pas les autres ? Et même Jean ne nous a-t-il pas dit plus haut, en parlant deux « Il les aima jusquà la fin (5) ? » Et le Seigneur lui-même ne dit-il pas: a Nul ne peut avoir un
1. Jean, XXI, 20-24. 2. Matth. IX, 9. 3. Exod. VI, 1. 4. II Cor. XII, 2. 5. Jean, XIII, 1.
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« plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (1) ?» Qui est-ce qui pourrait énumérer tous les passages des saintes Ecritures où le Seigneur Jésus se montra lami non-seulement de ce disciple et de tous ceux qui étaient avec lui, mais encore de tous ceux quil devait avoir dans la suite pour membres de son corps et aussi de toute son Eglise? Mais, assurément, il y a ici quelque chose de caché, et qui se rapporte au sein sur lequel était couché lApôtre qui dit ces paroles. Car le sein signifie ordinairement les choses secrètes; mais nous trouverons ailleurs une occasion plus favorable de parler de ce sujet, et le Seigneur nous fera la grâce de le traiter de façon à vous satisfaire. 6. « Simon Pierre lui fit donc signe et lui dit». Remarquons cette expression : une chose peut se dire non par des mots, mais seulement par des signes. « Pierre fit signe », dit lEvangile, « et dit »; ce qui signifie : Il lui dit en faisant signe. En effet, si lEcriture appelle dit ce qui nest exprimé que par la pensée, comme en ce passage : « Ils dirent en eux-mêmes (2) »; à plus forte raison est-ce dire que de faire signe, puisque ce qui est conçu dans le cur sexprime au dehors par des signes. Quest-ce donc que Pierre dit par ces signes ? Il ne dit rien autre chose que ceci : « Quel est celui dont il parle ?» Telles furent les paroles que Pierre adressa à Jean par ces signes ; car il se fit comprendre non par le son de la voix, mais par quelque mouvement du corps. « Celui donc qui reposait sur la poitrine de Jésus », sur ce sein qui était le sanctuaire de la sagesse, « lui dit : Seigneur, qui est-ce ? Jésus répondit : Cest celui à qui je donnerai un morceau de pain trempé; et, ayant trempé du pain, il 1e donna à Judas Iscariote, fils de Simon. Et après quil eut pris ce pain, Satan entra en lui». Le traître est déclaré, les ténèbres où il se cachait sont dissipées : ce quil reçut était bon; mais il le reçut pour son malheur, parce que, étant mauvais, il reçut mal le bien qui lui était donné. Mais il y a beaucoup de choses à dire sur ce pain trempé et donné à ce fourbe, et sur ce qui suit : pour le faire, il nous faut plus de temps quil ne nous en reste à la fin de ce discours.
1. Jean, XV, 13. 2. Sages. II, 1.
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