|
|
CINQUANTE-TROISIÈME TRAITÉ.DEPUIS LE PASSAGE OÙ IL EST ÉCRIT : « ET QUOIQUIL EÛT FAIT TANT DE PRODIGES DEVANT EUX, ILS NE CROYAIENT PAS EN LUI », JUSQUÀ CET AUTRE : « ILS ONT PLUS AIMÉ LA GLOIRE DES HOMMES QUE LA GLOIRE DE DIEU». (Chap. XII, 37-43.)INCRÉDULITÉ VOLONTAIRE.
Malgré ses miracles, les Juifs ne croyaient pas en lui, et ainsi saccomplissait en eux cette prophétie : A qui le bras de Dieu, cest-à-dire, son Fils, par qui il a fait toutes choses, a-t-il été révélé ? Ainsi encore, ils recueillaient ce que Dieu avait prévu comme devant être le fruit et la punition de leur mauvaise volonté. De même en est-il encore aujourdhui des orgueilleux.
1. Le Seigneur Jésus ayant annoncé davance sa passion et sa mort si avantageuse sur le bois élevé de la croix, doù il devait, comme il le disait, attirer toutes choses après lui, les Juifs comprirent quil voulait parler de sa mort, et ils lui demandèrent comment il disait de lui-même quil devait mourir, puisquils avaient appris de la loi que le Christ demeure éternellement; alors il les engagea à marcher pendant quils avaient encore en eux assez de lumière pour apprendre que le Christ est éternel : cétait le moyen de savoir tout ce qui le concernait, et de nêtre pas surpris par les ténèbres. Quand il eut dit ces choses, il se cacha deux. Voilà ce que nous ont appris les dernières lectures qui ont été faites des paroles du Seigneur. 2. Ensuite lEvangéliste ajoute ces paroles, par lesquelles a commencé la lecture daujourdhui : « Mais quoiquil eût fait de si grands prodiges devant eux, ils ne croyaient pas en lui ; afin que saccomplît cette parole du prophète lsaïe : Seigneur, qui a cru à notre parole? Et le bras du Seigneur, à qui a-t-il été montré ? ». Par là, il montre assez que cest le Fils même de Dieu qui est appelé le bras du Seigneur; non pas que Dieu le Père ait la forme humaine et que le Fils lui soit attaché comme membre de son corps; mais parce que toutes choses ont été faites par lui, il est appelé le bras du Seigneur. De même, en effet, que cest à laide de ton bras que tu travailles; de même le Verbe de Dieu a été appelé son bras, parce que par son Verbe il a fait le monde. Pourquoi, sil veut faire quelque chose, lhomme étend-il le bras, sinon parce quil ne lui suffit pas de dire pour que ce quil veut saccomplisse? Mais sil avait une puissance assez grande pour que, sans aucun mouvement de son corps, sa parole saccomplisse, cette parole serait vraiment son bras. Or, comme le Seigneur Jésus, [685] Fils unique de Dieu le Père, nest pas un membre du corps de son Père, il nest pas davantage une parole qui nexiste que dans la pensée ou dans les sons, et qui passe. Car, lorsque toutes choses ont été faites par lui, il était déjà le Verbe de Dieu. 3. Lors donc que nous entendons dire que le Fils de Dieu est le bras du Père, écartons de nous toute idée charnelle; mais, autant que nous le pourrons avec le secours de sa grâce, représentons-nous la puissance de Dieu et sa sagesse par laquelle toutes choses ont été faites. Car ce bras nest pas comme un bras humain qui sallonge si on létend, et qui se raccourcit quand on le retire. Il nest pas le même que le Père; mais le Père et lui sont une même chose: il est égal au Père et tout entier partout comme le Père. Ne donnons aucun prétexte à la détestable erreur de ceux qui disent que le Père est seul, mais que selon ses différentes opérations il est appelé tantôt le Fils, tantôt le Saint-Esprit; et qui à propos de ces paroles osent dire Vous voyez bien que le Père est seul, puisque le Fils cest le bras du Père; car lhomme et son bras ne sont pas deux, mais une seule personne. Ily a une chose quils ne comprennent pas et ne remarquent pas; cest que, dans la manière de parler journalière des choses visibles et connues, le nom dune chose sapplique à dautres à cause dune certaine ressemblance; à combien plus forte raison cela peut-il se faire quand il sagit de choses ineffables et que nous ne pourrons jamais exprimer telles quelles sont. En effet, si un homme se sert dun autre homme pour lui faire faire tout ce quil a à faire, il lappelle son bras; et si cet homme lui est enlevé, il dit en se plaignant : Jai perdu mon bras; et il dit à celui qui len a privé : Tu mas enlevé mon bras. Que les hérétiques comprennent donc de quelle façon le Fils de Dieu est appelé le bras par lequel le Père a fait toutes choses ; de peur que, sils ne lentendent point et sils demeurent dans les ténèbres de leur erreur, ils ne soient semblables à ces Juifs dont il a été dit: « Et le bras du Seigneur, à qui a-t-il été révélé ? » 4. Ici se présente une autre question que ni nos forces, ni les limites du temps qui nous presse, ni même votre capacité ne nous permettent de traiter convenablement, ni de sonder jusque dans ses replis les plus cachés, ni de discuter comme elle le mériterait. Cependant, comme lattente où vous êtes quon vous en dise quelque chose ne nous permet point de puiser immédiatement à un autre sujet, contentez-vous de ce que nous pourrons vous dire; et lorsque nous ne remplirons pas votre attenté, demandez laccroissement à Celui qui nous a envoyé vers vous pour planter et arroser. Car, comme dit lApôtre, « celui qui plante nest rien, ni celui qui arrose; mais Dieu, qui donne laccroissent (1) ». Il y en a donc qui murmurent entre eux, et quand ils le peuvent ils disent hautement dans leurs disputes emportées : Quont fait les Juifs et quelle a été leur faute, sil était nécessaire que «saccomplît la parole du prophète Isaïe : Seigneur, qui a cru à notre parole? et le bras de Dieu, à qui a-t-il été révélé ? » A ceux-là nous répondons: Le Seigneur, qui connaît lavenir, a fait prédire par son Prophète linfidélité des Juifs; il la prédite, mais ne la pas causée. Car Dieu ne force personne à pécher par cela même quil connaît déjà les péchés futurs des hommes. Les péchés quil a prévus sont à eux, et non à lui; ce nest point la propriété dautrui, cest la leur. Autrement, si les péchés quil a prévus comme leur appartenant nétaient pas à eux, alors il naurait pas prévu la vérité; mais sa prescience ne peut se tromper, par conséquent, et sans aucun doute, ce ne sera pas un autre qui péchera, mais bien ceux que Dieu a prévus devoir pécher. Les Juifs ont donc fait un péché sans y être contraints par Celui à qui le péché déplaît. Mais Celui à qui rien nest caché lavait prévu. Cest pourquoi sils avaient voulu faire non le mal, mais le bien, rien ne les en aurait empêchés ; mais Dieu aurait prévu quils le feraient, car il sait davance ce que chacun doit faire et recevoir de lui en récompense de ses oeuvres. 5. Mais les paroles suivantes de notre Evangile nous gênent davantage et rendent la question plus difficile à résoudre. Car il ajoute: « Cest pourquoi ils ne pouvaient croire; car Isaïe dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs coeurs, afin quils ne voient point des yeux, quils ne comprennent point du coeur, quils ne se convertissent point, et que je ne puisse les guérir ». Là-dessus on nous dit : Puisquils
1. I Cor. III, 7.
686
nont pu croire, quel est le péché dun homme qui ne fait pas ce quil ne peut pas faire ? Et puisquils ont péché en ne croyant pas, ils ont donc pu croire et ils ne lont pas voulu. Mais sils ont pu croire, comment lEvangile peut-il dire : « Cest pourquoi ils ne pouvaient pas croire, car Isaïe dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs coeurs » ; de la sorte, ce qui est plus grave, la cause de leur incrédulité retombe sur Dieu lui-même, puisque cest lui-même qui « a aveuglé leurs « yeux et endurci leurs coeurs? » Ce nest pas même au diable, cest à Dieu que se rapportent les paroles du Prophète. Mais quand nous penserions que cest du diable quil a été dit qu « il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs coeurs », nous ne serions pas moins embarrassés pour montrer que cétait une faute pour les Juifs de ne pas croire, puisquil est dit qu « ils ne pouvaient pas croire». Ensuite, que répondrons-nous à cet autre témoignage du même Prophète, cité par lapôtre Paul : « Ce que cherchait Israël, il ne la pas obtenu; mais les élus lont obtenu, et les autres ont été aveuglés, ainsi quil est écrit: Dieu leur a donné jusquà ce jour un esprit dassoupissement, des yeux pour ne point voir, des « oreilles pour ne pas entendre (1) ». 6. Vous avez entendu, mes frères, la question proposée, vous voyez combien est profonde la difficulté quelle soulève. Nous répondrons comme nous le pouvons: « Ils ne « pouvaient pas croire n, parce que le prophète Isaïe lavait prédit; mais le Prophète la prédit parce que Dieu avait prévu quil en serait ainsi. Or, pourquoi ne pouvaient-ils pas croire? Si on me le demande, je répondrai aussitôt: Cest quils ne voulaient pas. Dieu avait prévu leur mauvaise volonté, et il la annoncée par son Prophète, lui a qui les choses futures ne peuvent être cachées. Mais, diras-tu, le Prophète en donne une autre raison que leur mauvaise volonté. Quelle cause en indique-t-il donc ? Il dit que « Dieu leur a donné un esprit dinsensibilité, des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne pas entendre; il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs coeurs». Je réponds que cest encore leur volonté qui leur a mérité ce traitement. Car Dieu nous aveugle, Dieu nous endurcit en nous abandonnant et en retirant ses secours; ce quil peut faire par un jugement
1. Rom. XI, 7 ; Isa. VI, 10.
caché, mais toujours juste. Voilà ce que les hommes pieux et religieux doivent tenir pour certain et incontestable; voilà bien ce que lApôtre dit en traitant cette question si épineuse: « Que dirons-nous donc? Est-ce quil y a en Dieu de linjustice? Loin de nous cette pensée (1) ». Si donc il faut repousser la pensée quil y ait en Dieu de linjustice, concluons que, quand il nous aide, il le fait dans sa miséricorde; et que quand il cesse de nous aider, cest un effet de sa justice; car tout ce quil fait, il le fait non pas avec témérité, mais avec justice. Enfin, si les jugements des saints sont justes, combien plus équitables sont les jugements de Dieu qui fait les saints et les justes? Ses jugements sont donc justes, mais cachés. Aussi, lorsque des difficultés de cette nature se présentent et quon demande pourquoi lun est traité dune façon et lautre dune manière différente, pourquoi lun est abandonné de Dieu et tombe dans laveuglement, tandis que tel autre est assisté et éclairé den haut, gardons-nous de juger les jugements dun si grand juge; ou plutôt, tremblons et écrions-nous avec lApôtre : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (2) ! » Cest pourquoi il est dit dans un psaume : « Vos jugements sont comme un profond abîme (3) ». 7. Que votre charité, mes frères, ne me pousse donc pas à pénétrer cette difficulté, à sonder cet abîme, à scruter ces profondeurs insondables. Je connais ma capacité, je crois connaître aussi la vôtre : cette entreprise est au-dessus de ma portée et de mes forces, et probablement aussi au-dessus des vôtres. Ecoutons donc les uns et les autres les avertissements de lEcriture qui nous dit : « Ne cherche pas ce qui est au-dessus de toi, et ne scrute point ce qui est plus fort que toi (4)». Non pas que cette connaissance nous soit absolument refusée , puisque le divin Maître nous dit : « Il nest rien de caché qui ne doive être révélé (5)». Mais si nous arrivons à connaître quelque chose, vivons en conséquence; car, comme dit lApôtre, non seulement ce que nous ignorons et devons néanmoins savoir, mais encore ce en quoi il nous arriverait de nous tromper; tout cela,
1. Rom. IX, 14. 2. Id. XI, 33. 3. Ps. XXXV, 7. 4. Eccli. III, 22. 5. Matth. X, 26.
687
Dieu nous le révélera (1). Nous sommes arrivés à la voie de la foi; suivons-la avec une persévérance tenace. Elle nous conduira à ce palais du roi, où sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (2). Quand le Seigneur disait aux principaux et aux préférés de ses disciples : « Jai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant (3) », il ne voulait pas garder ces secrets pour lui seul. Il faut nous avancer, profiter et croire, afin que nos coeurs deviennent capables de comprendre ces choses que nous ne pouvons saisir maintenant. Si le dernier jour nous trouve en cette disposition, au ciel nous apprendrons ce que nous naurons pu apprendre ici-bas. 8. Mais si quelquun croit pouvoir mieux connaître et expliquer plus clairement cette question , nul doute que je ne sois plus disposé à apprendre quà enseigner. Seulement, quil ne soit pas assez osé pour défendre le libre arbitre de manière à rendre inutile la prière où nous disons à Dieu : « Ne nous induisez point en tentation » ; dun autre côté, quil ne nie pas le libre arbitre de la volonté, au point dexcuser le péché. Mais écoutons le Seigneur qui ordonne, et qui vient en aide; qui nous commande ce que nous devons faire, et nous aide pour que nous puissions laccomplir. Car, il en est quune trop grande confiance en la puissance de leur volonté jette dans lorgueil; dautres tombent dans la négligence parce quils se défient trop deux-mêmes. Les premiers disent : Pourquoi demander à Dieu de nêtre pas vaincus dans la tentation, puisquil est en notre pouvoir de nous en empêcher? A quoi bon, disent les autres, nous efforcer de bien vivre, puisque cela dépend de Dieu seul? O Seigneur, ô Père, qui êtes dans le ciel, ne nous induisez en aucune de ces tentations, « mais délivrez-nous du mal (4) ». Ecoutons ces paroles du Sauveur : « Jai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas (5) ». Nestimons donc point que notre foi dépend tellement de notre libre arbitre, quelle nait aucun besoin du secours de Dieu. Ecoutons aussi lEvangéliste; voici ce quil dit : « Il leur a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (6) ». Ne croyons donc pas non plus que notre foi nest nullement en notre pouvoir, mais de part et
1. Philipp. III, 15, 16. 2. Coloss. II, 3. 3. Jean, XVI, 12. 4. Matth. VI, 13. 5. Luc, XXII, 32. 6. Jean, I, 12.
dautre reconnaissons un bienfait de Dieu nous lui devons des actions de grâces, parce que la puissance nous a été donnée, et nous devons le prier pour que notre faiblesse ne succombe pas (1). Cest la foi qui opère par la charité, mais selon la mesure quil a plu au Seigneur de donner à chacun (2), afin que celui qui se glorifie se glorifie, non pas en lui-même, mais dans le Seigneur (3). 9. Il nest donc pas étonnant que les Juifs se soient trouvés dans limpossibilité de croire. Leur volonté était si orgueilleuse que, méconnaissant la justice de Dieu, ils voulaient y substituer leur propre justice, selon ce que dit lApôtre, en parlant deux : « Ils nétaient point soumis à la justice de Dieu (4) ». Ils ont répudié la foi, et leurs couvres seules sont devenues le sujet de lenflure de leur coeur. Cette enflure les a aveuglés, et ils se sont heurtés à la pierre dachoppement. Donc, quand il est dit quils ne pouvaient pas, il faut lentendre en ce sens quils ne voulaient pas; ainsi quil est, dit du Seigneur notre Dieu : « Si nous ne croyons pas, il reste fidèle, car il ne peut se contredire lui-même (5) ». En parlant du Tout-Puissant, on dit : « Il ne peut pas ». De même donc que si le Seigneur « ne peut se contredire lui-même », cest une qualité louable de la volonté divine; de même si les Juifs « ne pouvaient croire », cétait la faute de la volonté humaine. 10. Et moi je dis que ceux qui ont assez dorgueil et présument assez des forces de leur volonté pour penser quon peut bien vivre sans lassistance de Dieu, je dis quils ne peuvent croire en Jésus-Christ. Car il ne sert de rien de prononcer le nom de Jésus-Christ, de recevoir ses sacrements, si lon résiste à la foi de Jésus-Christ. Or, la foi en Jésus-Christ consiste à croire en celui qui justifie limpie (6); cest croire au Médiateur, sans lintervention duquel nous ne pouvons nous réconcilier avec Dieu ; cest croire au Sauveur qui est venu chercher et sauver ce qui avait péri (7); cest croire en Celui qui a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire (8) ». Dès lors quon ignore la justice de Dieu par laquelle limpie est justifié, et quon veut y substituer la sienne propre, ce qui est la preuve de lorgueil, on ne peut
1. Galat. V, 6. 2. Rom. XII, 3. 3. I Cor. I, 31. 4. Rom. X, 3. 5. II Tim. II, 13. 6. Rom. VI, 5. 6. Luc, XIX,10. 7. Jean, XV, 5.
689
haine, comme l'avait fait l'Apôtre. « A Dieu ne plaise », nous dit-il, « que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi je suis crucifié pour le monde (1) ». En effet, les Juifs impies s'étant, dans leur fol orgueil, moqués de sa croix, le Seigneur a placé cette croix sur le front de ceux qui croient en lui (c'est là qu'est, en quelque sorte, le siège de la pudeur), afin que la foi ne rougisse pas de sou nom, et qu'elle aime la gloire de Dieu plus que celle des hommes.
1 Galat. VI, 14.
|