|
|
SERMON XXIII. Vos cheveux sont comme des troupeaux de chèvres qui sont montées de la montagne de Galaad ; vos dents comme des troupeaux de brebis tondues, etc., (Cant. IV, 1.)
1. Ce sont-là, comme vous le savez bien, ce qu'on appelle les caresses de l'église, et dans le dernier discours nous avons parlé de ses yeux spirituels. Mais parce qu'ils sont ainsi, est-ce à dire qu'ils sont rares? Voyez tout son corps, comme il est plein d'yeux devant et derrière. Ses yeux sont les Prophètes, ses yeux sont les Apôtres, personnages divins qui prédisent l'avenir ou qui annoncent ce qui a déjà eu lieu. Ses yeux sont les interprètes des Prophètes et des Apôtres et ceux qui instruisent les peuples: par leur ministère, nous voyons et discernons ou les avantages spirituels de l'âme ou ce qui cause sa ruine. Mais je ne sais si tous ceux qui ont la charge d'être l'il, en remplissent la fonction. Chefs aveugles non-seulement des aveugles, mais, ce qui est plus indigne, de ceux même qui voient, ne paraissent-ils pas occuper la place de l'il, en avoir l'apparence, sans en avoir la vertu? Plût à Dieu que cela suffit, qu'ils ne pussent prévoir ce qui est bien, qu'ils fussent aveugles en ce qui regarde l'utilité commune en même temps qu'ils ne seraient nullement clairvoyants pour ce qui touche à leurs intérêts particuliers. Mais à présent, ils sont aveugles et rusés; stupides en ce qui regarde les avantages de l'église, mais très habiles pour ce qui se rapporte aux leurs. Mais comment est-il l'il de la colombe, cet oeil qui ne sert point à la colombe, qui ne voit pas pour la colombe et ne considère pas l'avenir pour la colombe : qui ne la conduit pas, mais qui plutôt détourne l'Église du chemin, et autant qu'il est en lui, la fait errer par de mauvais exemples? C'est de ces malheureux que l'Apôtre parle : « tous cherchent leurs intérêts, non ceux de Jésus-Christ. » (Phil. II, 21.) Ils occupent la place, ils ne remplissent pas l'office, ils le pervertissent : comme au contraire, il en est d'autres qui ne sont pas chargés de l'office d'oeil et qui l'usurpent par présomption. Et on en trouve fréquemment un grand nombre. Qui nous montrerez-vous maintenant, parmi les disciples, qui, à part lui, placé comme sur un tribunal, ne réprimande pas, ne corrige pas, ne châtie pas les actes des supérieurs? Des gens de cette sorte ne sont pas les yeux des membres, mais bien comme les yeux des yeux. C'est absolument comme si, dans le corps de la colombe, les ailes et les plumes voulaient diriger les yeux. Je ne veux pas trop insister sur ce point, de crainte de vous troubler, mes frères. Soyez contents de votre mesure. Dans le corps de la colombe, rien ne manque d'emploi, rien n'est sans honneur : et les membres qui sont cachés reçoivent un honneur plus grand. Les cheveux de l'épouse, ont aussi leur considération. Si par les yeux il faut entendre les prélats, qui faut-il entendre par les cheveux, sinon les disciples? Excellents disciples, ceux qui, semblables à des cheveux, se montrent maniables et dociles aux mouvements du maître comme au souffle du Veut. qui, grêles et exténués par les disciplines,spirituelles, sont presque sans corps, sans chair, insensibles à toute injure, au point qu'ils ne sentent pas le coup de l'instrument qui les tranche : ils ne souffrent de véritables ennuis, que s'il leur arrive d'être arrachés de la tète à laquelle ils étaient attachés. Le reste du corps étant mort, ils ne retiennent qu'un sentiment vital, tant qu'ils demeurent unis à la tête où ils prirent naissance. Voisins du cerveau, où l'on place le siège de la sagesse, ils semblent s'efforcer de pénétrer à ses plus intimes secrets : il semble qu'ils sont comme arrachés et déracinés et appelés par quelque occasion aux soins extérieurs. S'ils en tombent sans souffrance comment paraîtront-ils y être nés, ou y avoir pris racine? 2. Ensuite, que les cheveux de l'épouse ne tombent pas, mais s'élèvent, la suite l'explique : « vos cheveux sont comme un troupeau de chèvres qui montent de Galaad. » Comme un troupeau de chèvres, parce que, placés et , trouvant leur aliment sur les hauteurs et tendant sans cesser vers les cimes à l'exemple des chèvres, ils n'éprouvent pas néanmoins de sentiments superbes, et conservent toujours conscience de l'infirmité de leur chair. Car l'orgueil descend, l'humilité monte. Aussi on les compare aux chèvres, parce que toujours ils montent vers les hauteurs, et toujours aussi ils regardent leur faiblesse. Et c'est avec raison qu'ils montent de Galaad : ce n'est cependant que sur la montagne de Galaad, mot qui veut dire : monceau de témoignage. Et quel est ce mont, si ce n'est Jésus-Christ, sur la tête duquel sont entassés tous les témoignages des Prophètes, à qui les Prophètes, à qui Jean, à qui Dieu le père, à qui ses propres miracles rendent témoignage? Cette montagne est la tête de l'Eglise. Ne vous détachez pas de cette montagne si vous en êtes un cheveu. Pourquoi nous menacer de nous séparer et de nous détacher d e la masse des autres cheveux ? Est-ce que votre chute rendra l'Eglise chauve? Elle est à l'abri de cet accident. C'est à la synagogue qu'a été adressée cette menace:» La calvitie remplacera le cheveu frisé. » Les cheveux de l'Eglise sont frisés, ils se replient toujours vers la tête, retournés vers elle par un mouvement ami, ils cherchent à pénétrer dans l'intérieur. C'est pourquoi ils ne tombent pas, mais ils s'élèvent de Galaad, entassant toujours des exemples plus élevés, des oeuvres de Jésus-Christ pour en faire l'objet de leur imitation. Plaise à Dieu que tous mes actes attestent la foi que j'ai en Jésus-Christ et que, par leurs progrès continuels, ils constituent pour moi comme une montagne de mérites ! Que j'ai encore ramassé peu de pierres de ce témoignage ! Je crains beaucoup d'en avoir réuni un grand nombre en un sens tout opposé. Quoi donc? Est-ce qu'ils ne vous paraissent pas avoir entassé des témoignages, non pour la foi, mais contra la foi, ceux qui vivent comme s'ils s'inspiraient d'une foi différente de la foi chrétienne? Nous voyons beaucoup de malheureux de ce genre, dont on peut dire avec raison : ces hommes ne vivent pas comme s'ils se croyaient rachetés par le sang de Jésus-Christ, comme s'ils espéraient une autre vie, craignaient un jugement à venir et reconnaissaient enfin des préceptes évangéliques venus du ciel. Que je voudrais que des témoignages de ce genre soient en petit nombre, chez moi; je préfèrerai même qu'il n'y en trouvât aucun, de peur que ce petit mauvais levain ne gâtât toute la masse de mes oeuvres pieuses. 3. Et, mes frères (pour me glorifier du bien commun puisque je n'en ai pas de propre à moi), si vous considérez la suite de toute votre vie et la pratique de l'observance régulière, l'ensemble des bons témoignages que vous entassez ne sera pas mince. Car, à partir des vigiles de la nuit, que vous célébrez, comme les prémices du jour, avec une affection si vigilante, et dans lesquelles, dès le commencement des veilles, vous répandez votre coeur, comme l'eau devant le Seigneur, si, dis-je, à partir de ce début, vous voulez suivre par ordre, tous les autres exercices de votre sainte journée, que trouverez-vous qui ne sente la discipline, qui ne réponde à notre foi, qui n'écrase le corps, n'élève l'âme, au ne la dirige après qu'elle a été élevée? Durant la Psalmodie, combien grande est la discipline du corps, combien plus grande est la retenue de plusieurs dans l'esprit, à qui ils ne permettent point de s'écarter, même pour peu que ce soit, ou à qui ils n'accordent de s'éloigner que fort peu, du sens des paroles de l'office? Car où ils le tiennent attaché aux formules mêmes, qui sont chantées, ou il n'a licence de s'occuper que de pensées qui s'en rapprochent; en aucun cas, il ne peut penser à celles qui y sont étrangères. Que si un écart a lieu (car la pensée de l'homme est mobile), avec quel soin cette faute est châtiée, et avec quelle usure on compense ce retard? Les intervalles nocturnes, eux-mêmes, qui s'écoulent entre les heures communes, ne sont pas consacrés à l'oisiveté. Dieu bon ! cette portion de la nuit, comme elle est sans obscurité, comme elle est illuminée dans ses délices ! Les prières qui s'y font ont lieu en particulier, mais elles ne demandent rien de particulier. La voix est plus basse, mais l'esprit plus appliqué; les prières faites en silence ont plus de feu. Souvent une prière brûlante arrache la voix : emportée par une affection pure et pleine, elle n'a pas besoin, elle ne se sert pas de paroles. L'amour, retentissant seul aux oreilles du Seigneur, dédaigne le fracas des accents du corps qui, d'ordinaire, sont également des encouragements à ceux qui commencent, et des entraves à ceux qui prient avec, perfection. Quoi de plus? Aux mêmes heures du matin, on recommence de nouveau les prières, on multiplie les louanges du Seigneur, et on purge par un aveu timide, mais public, même les fautes légères. Ce n'est pas pour les religieux une faute légère de perdre légèrement de mémoire la pensée du Christ. Si lennemi habile leur a suggéré quelque manquement, estimateurs injustes en ce point, ils se l'imputent à eux-mêmes et regardent, comme leur propre faute, le péché que la fraude d'un autre a vainement essayé de leur faire commettre. Que dire de ce travail quotidien des mains, qui fatigue suffisamment le corps et le nourrit légèrement ? Les religieux ne profitent pas seuls du produit qui provient de leurs mains; ce qu'ils n'en prennent pas est donné aux indigents; à eux la privation, pourvu que l'abondance soit pour les autres. Quelques relâches les soulagent de leurs fatigues, mais dans leur corps brisé, l'amour brûle toujours, alors les larmes secrètes coulent avec abondance, les gémissements s'échappent, les soupirs éclatent : ceux qui sont auprès, s'ils étaient froids par eux-mêmes, pourraient se réchauffer aux ardeurs de leurs voisins. Que dire encore de ce sentiment qui les empêche de penser, non pas au lendemain, mais même au jour présent, et leur fait jeter tous leurs soucis dans le coeur de celui qui les gouverne, cherchant, non la récompense, mais uniquement le royaume de Dieu. Quoi encore? Ce que j'avais presque omis, chaque jour au chapitre, ils se présentent à l'examen de l'abbé, comme s'ils étaient devant le tribunal de Jésus-Christ. Là, chacun s'accuse le premier, se hâtant de devancer celui qui aurait à l'accuser. Et ce silence perpétuel, et la gravité de la conduite? Est-ce que ce silence n'embellit pas tonte la vie et la revêt comme de la splendeur d'une ravissante sainteté? Le sommeil lui-même rend témoignage à cette sainteté, et il n'est pas sans témoignage dans un si grand monceau de bonnes oeuvres. Car les restes des pensées louent encore le Christ, quand le corps est enseveli dans le sommeil. Comment, en effet, le religieux dormant, pourra-t-il ne pas rouler devant ses yeux les images peintes et les idées gravées de toute sa journée? 4. Ne voyez-vous pas qu'on élève aussi une grande montagne de témoignages, avec cette différence, que ses oeuvres se font, non en bloc et sans ordre, mais bien soumises à une suite réglée et revenant chacune périodiquement à des époques distinctes? Ces témoignages ne sont-ils pas entièrement dignes d'être reçus, parce qu'une telle sainteté convient, ô Seigneur, au lieu de votre séjour? Plaise à Dieu que les racines de mon coeur s'attachent et se multiplient sur un tel monceau? La haute montagne formée par une sainte vie ne sait pas être stérile. Elle est ce lieu fertile et élevé dont le Prophète rappelle le souvenir : « Elle est devenue une vigne pour son bien-aimé, en force et en abondance. (Is. V, 1.) La grande marque de la fertilité d'un sol, c'est la quantité des fruits qu'il produit; comme au contraire, la richesse du lieu fait ressortir la maigreur et la stérilité de l'arbre. N'est-ce pas un arbre mauvais, celui qui, dans un bon terrain, ne porte pas des fruits bons, ni même les fleurs d'une bonne espérance pour l'avenir? Peut-être que les vignes des alentours condamnaient ce figuier stérile, que le Seigneur ordonna de couper. (Luc. XIII, 6.) il est souverainement inique, se trouvant dans une profession sainte, de ne rien faire de saint, d'être confondu par l'exemple de ses frères, alors qu'on cherche des prétextes, et de disposer des chutes dans son coeur, là où les autres trouvent moyen de progresser. O vous, qui avez le malheur d'être dans cette position, que votre chute vous suffise. Pourquoi essayer de détruire cet amas de bonnes oeuvres que les autres s'efforcent de gravir avec entrain, et, pourquoi voulez-vous changer les observances régulières dont vous blâmez le nombre et l'austérité? N'empêchez point ceux qui font bien; si vous le pouvez, montez, vous aussi. Entendez de quelle grande hauteur les saints se sont élevés. « Ayant éprouvé des dérisions et des coups, des chaînes et des prisons, ils ont été lapidés, sciés, tentés, ils sont morts, atteints par le glaive. Ils ont erré enveloppés de fourrures, de peaux de chèvres, pauvres, à l'étroit, dans l'affliction, courant dans les solitudes, sur les montagnes, dans les grottes et dans les cavernes de la terre, tous éprouvés en rendant témoignage à la foi. » (Hebr. XI, 33.) Vous voyez à quelle épreuve a été soumise leur foi, à quelles difficultés elle a résisté. Vous demande-t-on, attend-on de vous de telles luttes? Et le témoignage que vous rendez, bien qu'il soit d'un éclat inférieur, n'en est que plus recevable, parce que ce n'est pas la nécessité qui vous l'a imposé, mais bien votre volonté qui a accepté de le rendre. Que votre volonté soit donc volonté, qu'elle use du droit de sa liberté première, qu'elle se montre dégagée de tout bien, afin de persévérer et non pour reculer! qu'elle reconnaisse l'obligation qu'impose cette résolution, sans la regarder comme un joug; qu'elle soit sans entrave dans le bien, et libre toujours pour le bien; en celui qu'elle a déjà opéré et pour celui vers lequel elle doit tendre, ne se croyant nullement autorisée à jeter un regard en arrière. 5. Ecoutez saint Paul vous dire à quelle haute masse de bons témoignages il s'éleva. «C'est l'esprit de Dieu, » dit-il, « qui rend témoignage à notre esprit que nous sommes les fils de Dieu. (Rom. VIII, 16.) Quel monceau dans ce seul témoignage! mais n'y a-t-il pas eu aussi un témoignage au-dehors? Dieu, dit le même apôtre, « donnant son attestation par des signes et des prodiges et des miracles divers, et des distributions du saint Esprit. » (Heb. II, 4.) Placé sur un tel amas de vertus et de prodiges qui assuraient soi ministère. « Je De crois pas avoir atteint le but, » disait-il. « Je fais une chose, oubliant ce qui est en arrière, je m'étends à ce qui est en avant. (Phil. III,13.) Et nous, ayant une si grande quantité, de témoignages placés sous nos yeux, déposons tout poids, et le péché qui nous entoure, par la patience courons au combat qui nous est proposé, jetant les regards sur l'auteur et le consommateur de notre foi, Jésus-Christ qui, pouvant choisir la joie, préféra la croix, méprisant la confusion qui eu était la suite, et qui maintenant trône à la droite de Dieu. (Heb. XII, 1.) Repassez en votre esprit la pensée de celui qui a souffert de la part des pécheurs une si violente contradiction contre sa personne sacrée, afin que vous ne lâchiez jamais pied dans la fatigue de vos âmes. Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang. Par une juste prérogative, le témoignage de ceux qui ont verse leur sang pour la foi de Jésus-Christ s'appelle martyre, c'est-à-dire témoignage. Considérez le premier martyr, saint Etienne, de quel amas de pierres il s'éleva vers le Christ, toutes les âmes justes le suivent. « Comme un troupeau de chèvres qui s'élèvent du mont Galaad. » Ces glorieux athlètes portaient le trésor de la foi dans des vases d'argile, mais c'était en cela qu'éclatait la sublimité de la puissance de Dieu. Aussi on dit qu'ils s'élèvent, parce que les tourments horribles ne les brisèrent pas, mais bien plutôt les fortifièrent pour rendre témoignage avec grande vigueur. Quel courage ont-ils ceux qui ne supportent pas une réprimande, même légère, de la part de leurs supérieurs à une parole un peu sévère, toute la force de la bonne résolution qu'ils avaient prise s'évanouit. Les témoignages de ces âmes, maintenues par tant de secours, peuvent à peine se soutenir; ceux des martyrs, éprouvés par tant de tourments, éclatèrent avec plus de force et d'abondance. Plus les supplices étaient nombreux, plus ces témoignages se multipliaient. Quoique livrés à la mort tout le long du jour, regardés comme des brebis destinées à la boucherie, ces hommes triomphèrent partout, et de la montagne du martyre ils s'élevèrent comme du mont Galaad. Ces saints ne combattirent point pour conserver la vie du corps, ils luttèrent pour garder la foi qui fait vivre le juste. Ils sont toujours vainqueurs, ceux dont la cause reste sauve. Comment ne furent-ils pas victorieux, eux qui ou arrivèrent à l'éternité glorieuse en persistant dans la confession de leurs sentiments, ou gagnèrent par la persuasion leurs persécuteurs à la vérité ? Enfin, bien qu'on les regardât comme des brebis destinées au couteau, de leurs dents innocentes ils n'arrachèrent pas moins leurs ennemis, des racines de l'infidélité, pour les cacher dans les entrailles vivaces de l'Eglise. 6. N'est-ce pas là ce que signifie la suite de ce passage? «Vos dents sont comme un troupeau de brebis tondues. » Vous remarquez quelles sont ces brebis qu'on peut tondre, mais dont on ne peut briser les dents. On petit les tuer, on ne peut les fléchir. Bien plus, les martyrs ont brisé leurs persécuteurs, après les avoir ramollis par les formules de l'invincible doctrine: ils les ont comme broyés dans leur bouche et transformés en l'unité du corps des fidèles. Il fut dit à Pierre : « tue et mange. » (Act. X, 13.) Les dents de Moise ne furent pas ébranlées (Deut. XXXIV, 7.) ; leurs dents sont des armes et des flèches. Ce sont les armes spirituelles pour servir entre les mains de Dieu à renverser les puissances ennemies. Ne sont-ils pas comme des dents de l'Eglise, ceux dont l'Apôtre dit : «Qu'un infidèle ou un insensé entre, il est jugé par tous, il est convaincu par tous, les secrets de son coeur sont manifestés, et ainsi tombant sur la face, il prononce que vraiment Dieu est en vous. » (I Cor. XIV, 24.) Ne craignez pas, mes frères, la morsure de ces dents : ce ne sont pas des dents de chien, mais des dents de brebis. On les attribue, en effet, à un troupeau de brebis. Ce qu'on estime dans les chiens, ce n'est pas qu'ils mordent, c'est qu'ils aboient. «Chiens muets, dit Isaïe, ne pouvant pas aboyer; chiens très-impurs, ne pouvant pas être rassasiés. » (Is. LVI, 10). C'est comme si le Prophète reprochait à quelques personnes, d'un côté, de ne point remplir l'office de chiens, d'un autre côté; de se montrer semblable à ces animaux : de ne pouvoir aboyer et de ne pas cesser de déchirer. Tels sont ceux qui se mangent et se dévorent réciproquement, et se détruisent les uns les autres. Fasse le ciel qu'il leur suffise de se mordre et de se manger ainsi, qu'ils ne tentent pas de briser les dents des brebis. Est-ce que les docteurs et les recteurs de l'Eglise ne vous paraissent pas comparables à des dents, eux qui, parles mesures d'une bienveillante réprimande, convainquent leurs sujets, les jugent, les manifestent et les amènent doucement à une meilleure conduite? Que si vous êtes fort dur, si vous ne pouvez être amolli, pourquoi essayer de rendre morsure pour morsure? Ne le faites vous pas, vous qui blâmez en secret, ou contredites ouvertement ? Pourquoi préparer dent contre dent, une dent mauvaise contre une dent bienveillante? Vous pouvez mordre, vous ne pouvez dévorer. Les supérieurs sont des dents : ils sont durs et solides; ils ne craignent pas ceux qui les blessent, se souvenant que, comme le Prophète, ils habitent avec les scorpions et les incrédules (Ez. II, 6.), et qu'ils sont envoyés, comme des brebis, parmi les loups, pour transformer, par leur tolérance raisonnable et par leurs exhortations, les loups eux-mêmes en brebis. (Math. X, 16.) On les appelle, avec raison, dents de brebis,« tondues, » parce qu'il ne faut pas fuir les morsures de ceux qui donnent à leurs inférieurs les exemples des bonnes rouvres, semblables à des toisons abondantes. 7. L'emploi des dents ne consiste pas cependant uniquement à reprendre et à corriger les erreurs des autres. Ils en font un usage bien plus élevé, ceux qui sont aptes à broyer le pain solide de la nourriture céleste, à juger et à discerner les sens secrets d'une doctrine plus relevée. âmes fortes qui n'ont plus besoin de lait, mais de nourriture solide, qui peuvent briser et amollir cet aliment, et le distribuer avec tempérament, soit au moyen de la dispute, soit par voie d'exposition, à ceux de leurs frères incapables de le recevoir dans sa solidité, et ne pouvant prendre encore que du lait. Ceux qui ont le sens exercé au discernement du bien et du mal, se servent pour manger d'un instrument plus solide : ils discutent le bien et le bien, prononçant non-seulement entre le jour et la nuit, mais même jugeant tout jour. Le texte porte aussi, avec raison, qu'elles sortent « du bain; » par cette parole, il loue ceux qui s'appliquent à se purifier le eceur, parce que la connaissance de Dieu est promise à ceux qui ont le coeur pur. Vous voyez combien doivent être riches en vertus et irrépréhensibles, ceux qui sont chargés de blâmer et de réprimander les fautes des autres; combien il faut que riches et purs de coeur soient ceux qui remplissent la fonction de distribuer la nourriture de la divine parole; en quelle obligation ils sont d'étudier les sens cachés de la doctrine profonde, de sonder les secrets intimes de la sagesse et de ruminer en leur esprit ce qu'il y a de plus moëlleux. 8. « Vos dents sont comme un troupeau de brebis tondues.» Pourquoi donc comme un troupeau ? Assurément parce que les dents de l'Eglise ne s'attaquent pas entre elles, ne se déchirent point; elles s'accordent et s'harmonisent dans l'unité et la simplicité d'un même sentiment. « Comme un troupeau de brebis tondues qui sont sorties du lavoir. » Car, déposant le vieil homme, déchargées d'un fardeau inutile, purifiées, ces âmes montent joyeuses vers les hauteurs. Car les vieilles toisons deviennent à charge lorsque les nouvelles se mettent à pousser; quand l'hiver a passé, la pluie a cessé et s'est retirée. C'est pourquoi si vous croyez encore nécessaire de vous rouler dans la vieille et inutile toison des choses légères et superflues, les froids de l'hiver d'une âme gelée ne sont pas passés polir vous. C'est à juste titre que ces âmes sortent sans toison et du lavoir, c'est-à-dire qu'elles n'ont rien de leur ancienne charge rien de leur ancienne souillure. Vous remarquez, qu'il ne vous suffit pas d'être tondu, d'être déchargé, d'être lavé et d'être devenu nouveau, si vous ne montez de suite après, si vous ne marchez sous l'inspiration de l'esprit, vous qui êtes renouvelé par l'Esprit ? « Si nous vivons par l'esprit, dit l'Apôtre, marchons par l'esprit. » (Gal. V, 25). Si donc vous vous disposez à monter, montez toujours, ayant pour point de départ le lavoir, toujours renouvelé, toujours pur. Chaque nuit, arrosez votre lit de vos larmes. Si le péché ne vous enveloppe pas comme la nuit, il vole sur vous comme un nuage; lavez-le néanmoins chaque nuit, détruisez par vos larmes même les vestiges des moindres fautes. C'est dans la vallée des larmes que se trouve la place du lavoir. Pourquoi conserver les souillures et les traces des péchés que vous avez amassées, et les réserver pour être purifiées dans le lavoir du siècle à venir? Que savez-vous si ce ne sera pas plutôt une fournaise qu'une fontaine? Ce que vous pouviez facilement expier et enlever ici-bas, sera purgé dans l'autre monde, non dans la miséricorde, mais dans l'esprit de jugement et de feu. Et bienheureux celui qui sort de ce monde comme d'un lavoir, et non comme d'un bourbier, n'ayant rien à nettoyer en lui, mais se trouvant entièrement pur. Il sera bien digne de presser de ses dents blanchies, c'est-à-dire des sens de son âme, le pain des anges non plus le pain de la douleur, mais plutôt ce pain qui réjouit le cur de l'homme : ce pain que désigna le Prophète quand il dit : « Je serai rassasié quand votre gloire se montrera à moi! » (Ps. XVI, 14.) C'est ainsi que cette gloire nourrit quand elle ne paraît pas, et contente parfaitement quand elle est révélée. Qu'est-ce que la pleine révélation de cette gloire, sinon la véritable sagesse ? Elle nous invite à la manger elle-même, et elle est mangée lorsque nous la méditons comme délices pleines de vie d'un esprit pur, et comme réfection toujours suffisante de l'âme pieuse. Ayons donc à cet égard les sens de l'âme purifiés et exercés, non plus pour discerner le bien d'avec le mal, mais uniquement pour savourer un bien si considérable. Appliquons-nous souvent ici-bas à ce que nous ferons là-haut sans relâche. Remplissons souvent, par avance, l'emploi qui nous y occupera sans nous lasser jamais. Que notre grande affaire sur la terre soit celle-là même qui sera notre unique dans le ciel. Car la contemplation de la sagesse, c'est l'éternelle réfection. Rien ne revient avec plus de douceur sous les dents spirituelles de l'âme, que ce Pain vivant qui dit à son père : « La vie éternelle, c'est de vous connaître, vous le vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ; (Joan XVII, 3.) qui vit et règne Dieu dans tous les siècles des siècles. Amen.
|