SERMON XLVI
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SERMON XLVI. Je vous en conjure, ô filles de Jérusalem, si vous rencontrez celui que j'aime, annoncez-lui que je languis d'amour, etc. (Cant. V, 8.)

 

1. C'est un ordre convenable. Après les exhortations des docteurs, l'épouse semble demander à ses compagnes les secours de leurs prières elle ne les prie pas seulement, elle les supplie, elle les conjure. « Je vous adjure, ô filles de Jérusalem, si vous trouvez mon bien-aimé, dites-lui que je languis d'amour. » L'adjuration indique l'ardeur de la prière. Les désirs violents ne se contentent pas du crédit de leurs mérites. Pour ce motif ils implorent le concours de la prière des autres. L'humilité parfaite a toujours une haute idée des mérites des autres. « Je vous en supplie, ô filles de Jérusalem, » dit-elle, « si vous rencontrez celui que je chéris.» Cette condition, ainsi exprimée, ne contient pas un doute, c'est une attention de celle qui prie : en disant « si vous rencontrez, » cela veut dire, quand vous aurez trouvé : si j'indique une condition qui paraît suspensive, ce n'est pas que je doute du succès de votre recherche, c'est pour user d'une retenue plus grande. Vous écoutez avec plus de calme une formule qui sent l'incertitude, vous ne souffririez pas que l'on dit avec précision : quand vous aurez trouvé le bien-aimé. L'épouse ne craint pas que ces saintes âmes prennent en mauvaise part une prière qui paraît retenue par une condition incertaine : elle connaît la modestie des filles de Jérusalem, elle connaît leur humilité, elle sait qu'une indication précise les blesserait plus qu'une manière de parler conditionnelle et incertaine. «Si vous le trouvez, » dit-elle. Je dis : « Si vous le trouvez : » je ne dis pas: quand vous l'aurez trouvé. Je formule la première de ces pensées, en voulant exprimer la seconde. Cette espèce de doute ne vient pas de mon coeur, je parle de la sorte par égard pour les sentiments de basse estime que vous avez de vous-même. « Si vous le trouvez,» c'est-à-dire, quand vous le trouverez, souvenez-vous de moi, lorsque ce bonheur vous arrivera : à ce moment heureux, souvenez-vous de dire et d'annoncer mon amour au bien-aimé. Il ne faut pas insister davantage pour expliquer cet endroit : je vous appelle, mes frères, à vos habitudes.

2. Souvenez-vous avec quelle humilité vous sollicitez les uns des autres, avec instances et avec supplications, le soulagement de vos prières: non que vous osiez prononcer que vous êtes languissants d'amour : il est une autre langueur dont vous vous plaignez; ce n’est pas de celle que cause l'amour que vous tirez gloire. Et si quelqu'un pouvait sur l'heure s'en glorifier, il n'est pas expédient qu'il le fasse, dans la crainte que ce vain orgueil ne lui fasse perdre ce qui produit sa gloire. Il en est quelques-uns cependant qui, dans l'extérieur de leur conduite, et dans les accents de leur bouche, ne peuvent cacher la langueur du saint amour qu'ils portent en eux. Les lèvres de celui qui aime ne peuvent par moments s'empêcher de trahir les sentiments que son coeur éprouve. Car pour la consolation des autres, l'esprit de charité, qui remplit son intérieur, fait jaillir au-dehors une parole secrète, et répand l'odeur de la grâce qui parfume le coeur. En ce lieu, ce n'est pas l'épouse qui parle, c'est l'esprit qui parle en elle. Les soupirs qui se font entendre dans les colloques sacrés, les sanglots qui partent du fond des entrailles, les gémissements fréquents; tous ces signes ne sont-ils pas comme des exhalaisons de l'esprit et de la grâce qui sont au-dedans? C'est ainsi que se manifeste au-dehors la langueur causée par l'amour. Cette maladie n'est pas cachée, quand le gémissement est entendu. Elle se révèle, quand elle produit ces symptômes. Que dire de ces signes quand ils se font apercevoir? N'ont-ils pas la force de provoquer l'admiration, et d'amener ceux qui les voient à exprimer les sentiments de congratulation ? Quand même la bouche se tairait, la sainteté d'une vie pieuse éclate en prières. Elle commande l'estime quand elle se révèle par des marques extérieures. Car lorsque je saisis en quelqu'un cet amour céleste, est-ce que je ne me regarde pas comme supplié de rendre à Dieu de vives actions de grâces pour lui? Quoi! je ne vanterais pas avec de tendres prières cette langueur d'une âme que, manifeste un profond gémissement? Je suis bien dur, si je ne favorise pas, avec toute l'instance possible de mes Veaux, cette sainte et divine maladie dans mes frères; si je ne la recommande pas au Seigneur par mes supplications, si je ne l'annonce et ne la raconte point au bien-aimé, à supposer que j'en trouve le moyen. Quoi ! aimeriez-vous mieux voir votre frère compter des vices que des vertus, sentir des pertes plutôt que recevoir des dons; vous préféreriez le condamner plutôt que le louer? Si vous ne vous sentez point conjuré de le recommander à Dieu, vous n'êtes plus une fille de Jérusalem, vous êtes un enfant de Babylone. Fille malheureuse de Babylone, qui vous rendra ce que mérite un pareil sentiment ? Car on vous le rendra. Désapprenez à être fille de Babylone, quittez ces habitudes barbares. Cessez de compter dans les saints les pertes plutôt que les dons de la grâce. Contentez-vous de la malice qui vous les fait supputer. Ne les annoncez pas au-dehors, ne les publiez pas devant vos compagnons. Car les compagnons de l'époux ne vous prêtent pas l'oreille, si vous dites du mal de l'épouse. L'époux, lui aussi, entend avec peine les propos qui attaquent son épouse. A quelque personne que vous vous adressiez, c'est à l'époux que vous parlez: car l'oreille de la jalousie entend tout. (Sap. I,10.) Il est téméraire de condamner l'épouse devant son bien-aimé : il préfère qu'on lui en dise du bien., et il, accueille avec beaucoup plus de faveur les éloges qu'on lui en fait.

3. L'épouse le sait : aussi elle dit : « Je vous eu conjure,: filles de Jérusalem, si vous rencontrez le bien-aimé, annoncez-lui que je languis d'amour. Annoncez-lui, » dit-elle, annoncer c'est obtenir l'effet de la prière. Rappelez-vous comment se fait la prière dans les habitudes de la vie humaine. N'est-ce pas vrai que rappeler à un riche plein de miséricorde la misère de quelqu'un, c'est le prier? C'est adresser une sollicitation bien efficace que d'exposer modestement la faiblesse de celui qui est opprimé, le malheur qui lui enlève ses biens, l'insolence des ennemis qui l'attaquent. Exposer, dis-je, ces maux à un homme puissant, n'est-ce pas le fléchir par une sage prière, et l'engager à y porter remède? Que de fois dans les Psaumes vous rencontrerez cette manière de prier? Dans l'Evangile, Marie dit à Jésus : « Ils n'ont pas de vin. (Joan. II, 3.) Elle ne prie pas son Seigneur, elle ne commande pas à son Fils'; elle se contente de lui signaler le manque de vin. C'est ainsi qu'il faut agir envers ceux qui sont bienfaisants et portés à la libéralité. La grâce ne doit pas être demandée avec violence, il ne faut que lui montrer l'occasion de se faire sentir. Vantez l'épouse à l'époux, faites-lui l'énumération de ses qualités. N'est-ce pas enflammer ses désirs, n'est-ce pas lui en faire sentir les aiguillons? «Annoncez à mon, bien-aimé. » Lui annoncer, c'est le provoquer à rendre la pareille, l'exciter à ranimer une âme qui languit d'amour. Il a préparé dans son coeur les consolations qu'il se propose de distribuer, mais il attend d'être contraint par nos prières. Ce qu'il fait, il le fera, si nous frappons à la porte de son coeur, avec plus de promptitude et peut-être avec une abondance plus généreuse. Ce délai me cause du tourment, peut-être me prépare- t il le comble de la consolation. Sollicitée par des prières multipliées, rai bonté répandra avec plus de largesse les consolations que j'attends. «Annoncez à mon bien-aimé que je languis d'amour. »  Annoncez-lui, vous à qui est ouvert auprès de lui un accès familier. Parlez-lui, vous qui avez éprouvé combien languit le coeur qui aime, combien, à l'instar de la mort, la charité est forte, combien la jalousie est durable à l'imitation de l'enfer. « Je vous supplie d'annoncer à mon bien-aimé que je languis d'amour.» Racontez-lui, et annoncez-lui, il écoutera votre voix et comblera mes voeux. « Annoncez-lui que je languis d'amour. » Ce n'est pas l'amour qui languit. c'est celui qui aime. Où se fait sentir l'amour, là se fait sentir la langueur, si l'objet que l'on aime est absent. Quelle est cette langueur, sinon une affection qui accable celui qui aime, à cause de l'éloignement de celui qu'il chérit?

4. L'amour violent blesse à la fois le corps et l'âme de celui qu'il atteint. Il abat les fougues du corps : il retient  la joie de l'âme. Il réprime les mouvements de la chair : il tempère la gaîté de l'esprit par une certaine tristesse produite par le désir de revoir le bien-aimé absent. La chair languit, quand son appétit est plus faible et moins aiguisé, l'esprit languit, lorsqu'il est accablé par l'excès de l'ardeur de ses désirs. Dans la langueur de la chair, il ne faut pas voir autre chose que ces révoltes étouffées ou presque étouffées : la langueur de l'esprit est son mouvement trop précipité. La chair n'est-elle pas très-affaiblie par cela même que l'âme, se séparant de son amour, tourne ses affections d'un autre côté? La révolte du corps ne se fait plus sentir, quand il supporte à peine les ardeurs de l'esprit devenues trop brûlantes. Quelquefois même, il ne peut plus soutenir le poids de l'âme, quand un amour trop enflammé épuise les puissances du cœur embrasé de ces feux. Quelle est l'âme humaine assez forte pour en supporter la violence, quand cet amour céleste fait éprouver ses secousses puissantes M'époux, à un degré presque intolérable? Liquéfiée dans cette épreuve, l'âme se fait elle-même, ne pouvant contenir l'excès de l'amour qui la dévore. Et ainsi, leur aliment consumé et sur le point de disparaître, les incendies de ce feu commencent à se calmer. Et notre Dieu est un feu qui consume. (Deut. IV, 24.) Il comprend parfaitement la force de ces paroles, celui qui éprouve avec plus de force cette langueur, délecté, éprouvé, défaillant en la méditation de son Dieu. O puissante et très-puissante force de la charité! Si elle n'est pas tempérée, elle ne peut être soutenue. Energie vraiment puissante, quand elle a saisi l'âme, elle l'empêche d'être maîtresse d'elle-même. Une fois enflammé dans le coeur, ce feu court avec force d'une extrémité à l'autre : il opère ce pourquoi il vient, il prospère; il croit, et ne s'arrête que lorsqu'il a rendu l'âme défaillante. Car, de même que la langueur qu’éprouve le corps n'est pas toujours d'égale intensité, mais fait ressentir parfois des impressions plus vives, ainsi le sentiment de l'amour, encore que par un désir incessant il tende vers le bien-aimé, conçoit des ardeurs plus vives, surtout au moment de la prière. Celui qui éprouve cette affection languit, parce qu'un souffle enflammé passe en lui, et il ne subsiste plus. Quand cette heure s'est écoulée, il peut dire : « Filles de Jérusalem, annoncez à mon bien-aimé que je languis d'un amour qui a liquéfié mon âme. Avant ce moment sacré, c'est la langueur qui se fait sentir, et quand il expire, la langueur se change en liquéfaction. Voilà pourquoi, lorsque vous priez, ne laissez pas votre esprit s'agiter à tout souffle, se tourner vers des pensées étrangères ; afin que lorsqu'il recevra cette bienheureuse impression, il se replie vers elle pour en être plus pénétré, plus sillonné en toutes manières et plus consumé. Car elle ne s'arrêtera pas qu'elle n'ait parcouru et comme imbibé tout l'esprit de l'homme. Ainsi Daniel, l'homme des désirs, languit après sa vision céleste, tellement qu'il ne resta pas de forces en lui. (Dan. X, 8.) Cette émotion violente calmée, l'épouse revient à un état de langueur plus supportable et plus selon la nature de l'homme, langueur continuelle parce qu'elle est moins excessive. Si elle ne défaille pas entièrement, elle se dessèche en aimant l'époux absent. Bonne langueur, sous l'influence de laquelle l'affection charnelle se meut à peine. Autre chose est qu'un mouvement impétueux de la chair, s'élevant avec violence, soit réprimé par une force supérieure survenue à l'instant; autre chose que, languissant et comme expirant, il fasse sentir les faibles atteintes d'une tentation pour ainsi dire mourante.

5. Je connais encore d'autres langueurs ennuyeuses et cependant toutes utiles : la langueur de la crainte, la langueur de l'ennui, la langueur de la tristesse. Pourquoi ne serais-je pas consumé de crainte et de chagrin au souvenir d'une vie passée dans le mai; de crainte, à cause de la facilité que l'on trouve de se prendre aux pièges qui remplissent le cours de l'existence; d'ennui, en passant des jours qui s'évanouissent comme l'ombre. Car « tout homme vivant est une grande vanité. (Ps. XXXVIII, 6.) O Seigneur, fasse le ciel que quelques filles de Jérusalem vous annoncent mes langueurs, s'il s'en trouve en moi qui soient dignes de vous être rapportées. Car il y en existe plusieurs qui ont besoin d'être guéries. O heureux serais-je, si quelque centurion céleste vous disait : « Maître, mon serviteur est couché dans ma maison saisi de paralysie, et il souffre beaucoup. Oh Seigneur, si aussitôt vous répondiez : « Je viendrai et je le guérirai! (Matth. VIII, 6.) Prononcez une seule parole et je serai délivré de tout mal. Vous êtes présent par votre parole, vous qui êtes le Verbe. Il y aune, grande vertu pour guérir dans cette parole, qui n'est autre que vous, Seigneur, et qui fait sentir, par l'intermédiaire de vos amis, la vertu qu'elle tire de vous. Le centurion le comprit, quand il dit : « Seigneur, dites seulement un mot et mon serviteur sera guéri. Toute formule d'enseignement sera vide néanmoins, si vous ne parlez pas au-dedans. Proférez une syllabe et ma langueur sera guérie; peut-être qu'au son de votre voix une langueur se fera sentir en mon coeur, pour que moi aussi j'ose dire,: « Filles de Jérusalem, annoncez à mon bien-aimé que je languis d'amour. Voilà deux bonnes langueurs, soit celle qui est violente et comme surexcitée, soit celle qui est tempérée et continue : avec cette différence que celle-ci n'est pas durable en ce qu'elle retombe souvent sur elle-même, s'élevant par l'ardeur d'un désir violent qui ne se retient pas. Elle ne change pas jusqu'à ce qu'elle défaille de nouveau. Si ayant aimé un moment, vous cessez ensuite, ce n'estpas de l'amour : si vous aimez et si l'absence du bien-aimé ne vous fait pas sécher de regret en le sachant éloigné, ce n'est pas de la langueur. Donc, pour que l'amour soit langueur, il lui faut ces deux choses, et la continuation et la souffrance. « Annoncez-lui, » dit l'épouse, « que je languis d'amour. « Ceux qui éprouvent des infirmités veulent que leurs langueurs soient annoncées au médecin ceux qui sentent les coups de l'amour désirent que l'on en fasse part à celui qu'ils aiment : les premiers pour en être guéris, les seconds pour les augmenter et les renouveler. Désirez, mes frères, cette langueur meilleure que provoque le désir du bien-aimé, langueur que refait et console sa présence lorsqu'il se fait voir de nouveau, lui, le Seigneur Jésus, époux de l’Eglise et de l'âme sainte, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Amen.

 

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