Matthieu 1,1-16
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HOMELIE III.

 

LIVRE DE LA GÉNÉRATION DE JÉSUS-CHRIST, FILS DE DAVID, FILS D’ABRAHAM. (CHAP. I, V. 1, JUSQU’AU VERSET 16.)

ANALYSE.

1. Pourquoi c’est la généalogie de Joseph et non celle de Marie qui se trouve ici décrite ?

2. Pourquoi nommer Thamar dans une généalogie du Fils de Dieu? Qu’il ne faut pas rougir de ses ancêtres.

3.et 4. Pourquoi Zara et Pharès sont-ils nommés tous les deux dans la généalogie du Christ? L’iniquité des parents ne nuit pas aux enfants qui ont de la piété, et réciproquement.

5.Exhortation il faut sanctifier toutes les bonnes oeuvres par l’humilité.

 

1. J’avais raison de le dire, ces paroles divines ont une admirable profondeur, puisque après tout ce que nous avons déjà dit, nous n’avons pas encore achevé d’expliquer ce commencement. Achevons donc aujourd’hui ce qui nous en reste.

La question que nous avons à traiter est celle-ci : Pourquoi l’évangéliste donne-t-il la généalogie de Joseph qui est étranger à la naissance du Fils de Dieu? Nous en avons déjà rapporté une raison, mais il faut en ajouter une autre plus mystérieuse et plus cachée. Quelle est donc cette raison? L’Evangéliste ne voulait pas que les Juifs connussent sitôt le secret de cet enfantement divin, et que. Jésus-Christ était né d’une vierge. Ne vous troublez pas de l’apparente étrangeté de cette raison elle n’est pas de moi; je vous dis ce que j’ai (20) reçu de nos pères , de ces hommes illustres et admirables. Si Jésus-Christ lui-même a d’abord caché beaucoup de choses, en s’appelant fils de l’homme, en ne déclarant pas nettement partout qu’il était égal à son Père, doit-on s’étonner s’il a voulu céler aussi quelque temps le mystère de sa naissance, par une conduite pleine de sagesse, et pour de très importantes raisons?

Quelles sont, dites-vous, ces raisons si importantes? C’était pour épargner la Vierge, sa mère, et pour la défendre d’un fâcheux soupçon. Si les Juifs eussent su d’abord cette merveille, ils n’auraient pas manqué de l’interpréter malignement, et peut-être auraient-ils lapidé la Vierge après l’avoir condamnée comme adultère: car si leur impudence combattait en Jésus-Christ des actions dont ils avaient vu des exemples dans l’Ancien Testament; s’ils appelaient démoniaque Celui qui chassait les démons; et ennemi de Dieu celui qui faisait des miracles le jour du sabbat, quoique le sabbat eût été souvent violé sans aucun crime , que n’eussent-ils point dit en écoutant cette naissance si miraculeuse, puisqu’ils avaient pour eux l’autorité de tous les siècles passés, où l’on n’avait jamais rien vu de semblable? Si après tant de miracles ils ne laissaient pas de l’appeler fils de Joseph, comment l’auraient-ils cru fils d’une Vierge avant ces miracles ? C’est pourquoi l’Evangéliste fait la généalogie de Joseph, où il rapporte qu’il épousa la Vierge. Si Joseph même, quoique si saint et si juste, a besoin de tant de preuves pour croire cette merveille; s’il faut qu’un ange lui parle, qu’il ait des révélations durant la nuit, qu’il soit rassuré parle témoignage des prophètes; comment les Juifs si aveugles, si corrompus, et si déclarés contre Jésus-Christ, eussent-ils pu se rendre à cette vérité ? Une merveille si rare et si inouïe dans toute l’antiquité, les aurait jetés sans doute dans un trouble étrange.

Une fois bien persuadé que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, on ne s’étonne plus de sa merveilleuse naissance; mais comment ceux qui l’ont appelé depuis un séducteur et l’ennemi de Dieu, n’eussent-ils pas été scandalisés de cette vérité , et n’en eussent-ils pas conçu quelque soupçon détestable? C’est pourquoi les apôtres ne se hâtent point d’annoncer d’abord cette naissance merveilleuse de Jésus-Christ. Ils établissent fortement sa résurrection, fait qui était plus à la portée des Juifs, parce qu’il y avait eu, autrefois, des exemples de personnes ressuscitées, quoique d’une manière bien différente de la sienne; mais ils ne publient point d’abord que Jésus-Christ est né d’une vierge. Sa mère même n’ose pas en découvrir le secret ; et on voit qu’elle dit à Jésus-Christ, lorsqu’elle le trouva dans le temple « Nous vous cherchions, votre père et moi. » (Luc, II, 48.)

Si les Juifs eussent eu quelque connaissance de ce mystère, jamais ils n’auraient cru que Jésus-Christ était fils de David, et leur incrédulité, sur ce point, aurait eu les plus funestes conséquences. Aussi les anges mêmes ne révèlent point ce secret; ils ne le découvrent qu’à Joseph et à Marie; et lorsqu’ils annoncèrent aux pasteurs la naissance du Sauveur, ils ne leur dirent point de quelle manière elle s’était faite.

Mais d’où vient que l’Evangile , en parlant d’Abraham, dit qu’il a engendré Isaac, et qu’Isaac a engendré Jacob, sans dire un seul mot d’Esaü, son frère, au lieu que parlant de Jacob, il dit expressément qu’il engendra Juda et ses frères?

Quelques-uns disent que c’est parce qu’Esaü et ceux de sa race ont été méchants , mais je ne crois pas que cette raison soit bonne; si elle l’était, pourquoi un peu après nommerait-on des femmes qui ont été fameuses par leur déshonneur? Il semble plutôt que l’Evangéliste a eu dessein de relever la gloire de Jésus-Christ par l’effet d’un contraste, par la petitesse et la vulgarité de ses ancêtres plutôt que par leur gloire; car rien n’est plus glorieux à Celui qui est infiniment grand, que d’avoir bien voulu se rabaisser de la sorte.

Pourquoi donc l’Evangéliste ne dit-il rien d’Esaü et de sa race? C’est parce que les Sarrasins, les Ismaélites, les Arabes, et tous les autres peuples descendus de lui n’avaient rien de commun avec les Israélites. C’est pour ce sujet que saint Matthieu n’en dit rien, pour passer plus vite à ceux qui entraient dans la généalogie de Jésus-Christ , et qui étaient du peuplé juif. Il dit donc : « Jacob engendra Juda et ses frères, » parole qui marque la race des Juifs.

2. « Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar. » Que faites-vous saint évangéliste, de rapporter ainsi une histoire, qui nous fait souvenir d’un inceste? — Mais de quoi vous (21) étonnez-vous? vous dira-t-il. Si je ne rapportais la généalogie que d’un simple homme, je pourrais dissimuler quelque chose; mais puisque nous parlons du mystère d’un Dieu incarné, non-seulement nous ne devons pas taire ces choses, mais nous devons même en faire gloire, parce qu’elles relèvent davantage sa bonté et sa puissance, puisqu’il est venu, non pour éviter notre ignominie, mais pour l’effacer. Il en est de sa naissance comme de sa mort; sa mort serait moins admirable sans la croix, qui en a été l’instrument infâme, mais dont l’infamie fait d’autant mieux éclater la bonté de Celui qui n’a pas craint de l’affronter pour l’amour des hommes; de même, ce qu’il faut admirer dans sa naissance, ce n’est pas seulement qu’il ait pris un corps et se soit fait homme, mais encore qu’il ait daigné descendre de parents comme ceux que nous venons de voir sans rougir d’aucun des maux propres à l’humanité.

Il voulait nous déclarer hautement, dès sa naissance, qu’il ne dédaignait point nos bassesses, et nous apprendre en même temps qu’il ne faut point rougir des vices et des défauts de nos parents, mais ne penser, nous-mêmes, qu’à nous rendre vertueux. Car celui qui l’est, ne reçoit aucune tache de l’obscurité ou de l’infamie de sa naissance, quand il serait né d’une mère étrangère, ou d’une femme impudique. Que si le fornicateur, qui s’est converti, n’a plus à rougir de sa première vie, nous rougirons bien moins du désordre de nos parents, lorsque nous effacerons par notre vertu la honte de notre naissance.

Mais Jésus-Christ n’a pas voulu seulement nous donner cette instruction, il a voulu encore réprimer l’orgueil des Juifs : car ce peu. pIe négligeant la vraie noblesse de l’âme, avait sans cesse le nom d’Abraham à la bouche, comme si la vertu de ses pères devait être la justification de ses vices. Jésus-Christ détruit d’abord cette erreur, et il leur apprend à ne se pas appuyer sur la vertu des autres, mais sur la leur propre. Il voulait encore leur représenter que leurs pères avaient été vicieux, et que Juda même, qui était le patriarche dont ils tiraient leur nom, était tombé dans un grand crime, puisque Thamar, qu’on nomme aussitôt, semble s’élever contre lui, et lui reprocher son impudicité. David aussi eut son fils Salomon de cette même femme d’une, avec laquelle il avait commis auparavant un adultère.

Si donc, ces grands hommes n’avaient pas toujours accompli la loi de Dieu, leurs descendants, moins bons qu’eux, étaient bien plus éloignés de le faire. Et si personne n’a parfaitement accompli la loi, tous ont donc péché, et la venue de Jésus-Christ était entièrement nécessaire.

C’est aussi dans ce dessein que l’Evangile nomme les douze patriarches , afin d’abattre l’orgueil que les Juifs tiraient de la noblesse de leurs ancêtres : car plusieurs d’entre les patriarches étaient nés de mères esclaves. Cependant la différence des mères ne causa point de différence entre les enfants, et ils furent tous également patriarches et princes de leurs tribus. Cette égalité marquait déjà le privilège de l’Eglise. Car tel est l’avantage des Chrétiens, telle est la noblesse que nous tirons de Dieu même : que l’on soit libre, que l’on soit esclave, on a droit aux mêmes grâces. On ne considère dans cette cité du Christ que la seule bonne volonté et la noblesse de l’âme.

3. Outre ces raisons, il y en a encore une autre. Car ce n’est pas sans sujet, qu’après avoir dit : «Juda engendra Pharès, » l’Evangéliste ajoute aussitôt, « et Zara. » Il paraissait assez inutile, après avoir nommé Pharès d’où Jésus-Christ descendait, de parler encore de Zara. Pourquoi donc le fait-il? En voici la raison. Lorsque Thamar accouchait de ces deux enfants, Zara fit passer le premier sa main dehors, que la sage-femme lia d’un cordon rouge, afin de connaître lequel des deux était l’aîné. Mais Zara retirant aussitôt son bras et s’étant renfermé dans le ventre de sa mère, Pharès en sortit le premier et Zara ensuite. La sage-femme dit à Pharès en voyant ce qui était arrivé : « Pourquoi la haie a-t-elle été coupée à cause de vous? » (Gen. XXXVIII, 29.) Considérez-vous les figures et les énigmes de nos mystères? Ce n’est point sans un motif grave que Dieu a fait marquer ces particularités dans l’Ecriture, Sans cela il aurait été indigne de la majesté de cette histoire, de rapporter les paroles d’une sage-femme et de particulariser ces circonstances, que l’un passa sa main le premier, quoiqu’il ne soit sorti qu’après son frère.

Que veut donc dire cette énigme? Car tout y est mystérieux, jusqu’au nom-même de cet enfant. Car le mot de « Pharès » veut dire, « séparation et division. » Voyons donc ce qu’un événement si extraordinaire nous marquait (22). Ce n’était point un effet naturel, que cet enfant qui avait passé sa main le premier, la retirât ensuite après qu’on lui eut lié le bras. Cela était contre tout l’ordre de la raison et de la nature. Il pouvait se faire assez naturellement que le premier avait passé sa main, l’autre le prévînt pour sortir; mais qu’il retirât sa main pour laisser passer l’autre, ce n’était plus la loi de la nature, mais celle de Dieu et de sa grâce, qui était présente à ces enfants et qui traçait en eux une image des choses futures.

Ceux qui ont examiné avec le plus de soin cette histoire, ont dit que ces deux enfants figuraient deux peuples, les Juifs et les Gentils. Et afin que nous comprenions que le dernier de ces deux peuples a brillé même avant le premier, l’un de ces deux petits enfants fait sortir sa main sans faire voir tout son corps, et après que son frère est sorti il paraît et se montre tout entier. C’est ce qui est arrivé dans l’un et l’autre des peuples. Car l’Eglise après avoir commencé à briller vers le temps d’Abraham, s’arrêta comme au milieu de sa course pour laisser passer tout le peuple juif et toutes ses cérémonies; et ce nouveau peuple parut ensuite avec toutes ses lois et toutes ses maximes saintes. C’est pour cela que cette sage-femme dit : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous? » la loi est survenue et a comme divisé et entrecoupé ce peuple libre qui l’avait devancée. Car l’Ecriture appelle assez ordinairement la loi du nom de haie: « Vous avez détruit la haie,» dit David, « et tous ceux qui passent par la voie ruinent  cette vigne. » (Ps. LXXIX, 13) Et ailleurs « Il l’a environnée d’une haie. » (Matth. XXI, 33.) Et saint Paul dit : « Que Jésus-Christ a rompu la haie et la muraille de séparation .» (Eph. II, 14.)

4. D’autres néanmoins entendent ces paroles: « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous? (Gen. XXXVIII, 29), » du peuple nouveau, parce qu’il est venu après la loi et qu’il l’a détruite. Ainsi vous voyez que ce n’est pas sans grand mystère que l’Evangéliste nous fait souvenir de cette histoire de Juda.

C’est par la même raison qu’il rapporte aussi celle de Ruth et de Raab, dont l’une était étrangère et l’autre une prostituée, afin de nous assurer que Jésus-Christ était descendu du ciel pour nous guérir de tous nos maux. Car il est venu dans le monde pour être le médecin (23) et non le juge des hommes. Comme donc quelques-uns de ces patriarches ont épousé des femmes prostituées, ainsi Jésus-Christ s’est uni à nous et a épousé la nature humaine, qui était prostituée à tous les vices. Les prophètes ont souvent dit que Dieu avait épousé la synagogue, mais elle a toujours été ingrate après un si grand bienfait, au lieu que l’Eglise, une fois délivrée de la corruption de ses pères, s’est attachée ensuite inviolablement à son époux.

Considérez encore dans Ruth la figure de ce qui devait arriver. Elle était étrangère et dans la dernière indigence. Et cependant Booz ne méprisa ni sa bassesse, ni sa pauvreté comme Jésus-Christ a pris l’Eglise quoiqu’étrangère et pauvre pour l’épouser et lui faire part de tous ses biens. Mais comme Ruth n’eût jamais été honorée de cette alliance, si elle n’eût quitté son père, renoncé à. son pays et méprisé sa maison, sa race et tous ses parents; l’Eglise de même n’est devenue agréable à son Epoux, qu’après avoir quitté sa première vie et tout le dérèglement de ses pères. C’est pourquoi le Prophète lui dit: « Oubliez votre peuple et la maison de votre père, et le Roi aimera votre beauté. » (Ps. XLIV, 41.) C’est ce qu’a fait Ruth et ce qui l’a rendue ensuite comme l’Eglise, la mère des rois. Car c’est de sa race qu’est sorti David.

L’Evangéliste donc pour confondre les Juifs, et pour leur apprendre à ne point s’élever, nomme ici ces femmes impudiques ou étrangères, et il leur fait voir que David même descendait de Ruth et que ce grand roi n’en rougissait point. Ainsi, mes frères, nul homme n’est digne de blâme ou de louange par la vertu ou par le dérèglement de ses pères. Ce n’est point là ce qui peut nous relever ou nous rabaisser, Mais s’il est permis de dire un paradoxe, je soutiens au contraire que celui-là est le plus illustre, qui devient très-vertueux quoique né de pères qui ne l’étaient pas.

Que personne donc ne tire vanité de la gloire de ses ancêtres; mais que chacun jetant les yeux sur la généalogie du Sauveur, étouffe toutes les pensées d’orgueil, et ne se glorifie que de ses seules vertus; ou plutôt qu’il ne s’en glorifie pas même, puisque ce fut ainsi que le pharisien devint pire que le publicain. Si vous voulez que votre vertu soit grande, n’en ayez pas une grande estime, et alors elle sera véritablement grande. Croyez ne rien faire et vous ferez tout. (23)

Car, si lors même qu’étant pécheurs nous sommes justifiés, pourvu que nous nous croyions tels que nous sommes, comme on le voit par l’exemple du publicain; combien serons-nous plus agréables à Dieu, si étant justes, nous croyons être pécheurs? Si l’humilité justifie le pécheur, quoiqu’elle soit en lui plutôt une confession de son indignité qu’une humilité véritable; combien sera-t-elle puissante dans le juste même? Ne perdez point le fruit de vos travaux. Ne rendez point inutiles toutes vos peines; et ne vous exposez point à demeurer sans récompenses, après avoir fait une longue course. Dieu connaît mieux que vous le bien que vous faites. Quand vous ne donneriez qu’un verre d’eau, il ne le méprise pas. Il compte jusqu’à la plus petite aumône, jusqu’à un soupir même. Il reçoit tout; il se souvient de tout; et il vous prépare une grande récompense.

Pourquoi donc comptez-vous si exactement vous-même vos bonnes oeuvres? Pourquoi nous en parlez-vous si souvent? Ignorez-vous que si vous vous louez vous-même, Dieu ne vous louera jamais? Et que si au contraire vous pleurez sur vous-même comme étant digne de compassion, il ne cessera point de publier vos louanges? Il ne veut point diminuer le fruit de vos travaux. Que dis-je, diminuer? Il fait tout, il ménage tout afin de vous couronner pour de très-petites choses, et il cherche par tous les moyens à vous délivrer de l’enfer.

5. C’est pourquoi, quand vous n’auriez commencé qu’à travailler à la dernière heure, il ne laissera pas de vous donner la récompense tout entière, « Quand il n’y aurait rien en vous qui contribuât à votre salut, néanmoins c’est pour moi-même que je vous fais grâce, »dit le Seigneur, « afin que mon nom ne soit point blasphémé. » (Ezéch. .XXXVI, 22.) Vous ne laisseriez échapper qu’un soupir, qu’une larme, il la prend aussitôt, et il s’en sert pour vous guérir.

Ainsi évitons surtout de nous élever dans des sentiments d’orgueil. Protestons que nous sommes des serviteurs inutiles, afin que Dieu nous rende dignes de le servir. Si vous vous croyez un bon serviteur, vous deviendrez inutile quand vous seriez bon; si vous vous croyez mauvais, vous deviendrez bon quand vous seriez inutile. C’est ce qui fait voir la nécessité d’oublier ses bonnes oeuvres.

Mais comment cela se peut-il faire? dites-vous. Comment pouvons-nous ignorer ce que nous savons? Quoi! vous offensez Dieu tout le jour, et après cela vous vous divertissez, vous riez, tant vous savez bien oublier les nombreux péchés que vous commettez, et vous ne pouvez oublier le peu de bien que vous faites? La crainte néanmoins des jugements de Dieu nous devrait bien plus toucher que la complaisance d’une bonne oeuvre. Et néanmoins il arrive tout le contraire. Nous offensons Dieu tous les jours et nous n’y faisons pas la moindre réflexion, et si nous donnons à un pauvre la moindre choses nous sommes prêts à le publier partout. C’est certainement de la folie. C’est dissiper les richesses spirituelles au lieu de les amasser.

L’oubli de nos bonnes oeuvres en est le trésor et la garde la plus assurée. Lorsqu’on porte publiquement de l’or ou des vêtements précieux, on invite les voleurs à chercher les moyens de les voler; mais lorsqu’on les tient cachés dans sa maison, on les y conserve en sûreté. Il en est de même des richesses des vertus. Si nous les retenons toujours dans notre mémoire, d’abord nous irritons Dieu, puis nous armons notre ennemi contre nous, et nous l’invitons à les dérober; mais si elles ne sont connues que de Celui qui doit les connaître, nous les posséderons dans une pleine assurance.

N’exposez donc pas les richesses de vos vertus, de peur qu’on ne vous les ravisse, et qu’il ne vous arrive ce qui arriva au pharisien, qui portait sur ses lèvres le trésor de ses bonnes oeuvres et donna ainsi au démon le moyen de le dérober. Il ne parlait de ses vertus qu’avec actions de grâces et il les rapportait toutes à Dieu, et néanmoins cela ne le sauva point. Car ce n’est pas rendre grâce à Dieu que de rechercher sa propre gloire, que d’insulter aux autres, et de s’élever au-dessus d’eux. Si vous rendez grâces à Dieu, ne pensez qu’à plaire à lui seul; ne cherchez point à être connu des hommes; ne jugez point votre prochain; autrement, votre action de grâces n’est point véritable.

Voulez-vous voir un modèle admirable de la reconnaissance des bienfaits de Dieu? Ecoutez ces trois jeunes hommes au milieu de la fournaise : « Nous avons péché, » disent-ils, « nous avons commis l’iniquité; vous êtes juste, Seigneur, dans tout ce que vous nous avez fait, parce que vous avez fait tomber ces maux sur nous par un effet de votre justice (24) . » (Dan. III, 28.) Oui, c’est rendre grâces à Dieu que de lui confesser ses péchés, que de reconnaître qu’on est digne de tous les supplices, et qu’on ne souffre .jamais autant qu’on devrait. C’est en cela que consiste l’action de grâces.

Prenons donc garde, mes frères, de ne point parler avantageusement de nous, puisque cette vanité nous rend odieux aux hommes, et abominables devant Dieu. Que nos paroles soient d’autant plus humbles que nos actions seront plus grandes; et cette modestie nous attirera l’estime des hommes et la gloire de Dieu même; ou plutôt non-seulement la gloire de Dieu, mais ses récompenses infinies. N’exigez point votre récompense afin que vous méritiez de la recevoir. Reconnaissez que c’est la grâce de Dieu qui vous sauve, et Dieu agira comme s’il était votre débiteur, en récompensant non-seulement vos bonnes oeuvres, mais même cette humble reconnaissance.

Lorsque nous faisons des bonnes oeuvres, Dieu ne nous doit récompense que pour ce que nous faisons; mais lorsque nous croyons n’avoir rien fait, nous nous attirons une récompense encore plus grande que par toutes nos vertus. Car l’humilité seule n’est pas moins considérable que les plus grandes oeuvres, puisqu’elles ne sont grandes qu’avec elle, et que sans elle, elles ne sont rien. Nous-mêmes, quand nous avons des serviteurs, nous ne les estimons jamais davantage que lorsque nous ayant servi avec une pleine volonté, ils croient néanmoins n’avoir rien fait. Si vous voulez donc que le bien que vous faites soit véritablement grand, croyez qu’il n’est rien, et il sera grand.

C’est dans ce sentiment que le centenier disait autrefois: « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez dans ma maison. » (Matt. VIII, 8.) C’est par cette humilité qu’il en devint digne, et qu’il mérita d’être préféré par Jésus-Christ à tous les Juifs. Ainsi saint Paul dit: « Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, (I Cor. XV, 9), » et c’est par là qu’il a mérité d’être le premier de tous. Ainsi saint Jean dit: « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers » (Luc, III, 16), et il mérite par là de devenir l’ami de l’époux, et cette main qu’il ne croyait pas digne de toucher aux sandales du Christ, le Christ voulut qu’il la posât sur sa tête divine elle-même. Ainsi saint Pierre dit: « Retirez-vous de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur (Luc, V,8), » et il devient par là le fondement de l’Eglise.

Car rien ne plaît tant à Dieu que de voir qu’on se met au rang des plus grands pécheurs. C’est là le principe de toute sagesse. Celui qui a le coeur humilié et brisé, ne sera point touché ni de vaine gloire ni d’envie, ni de colère contre son prochain; il ne sera point sujet à quelque autre passion que ce puisse être. Comme lorsqu’un homme a le bras rompu, quelque effort qu’il puisse faire, il ne peut jamais le lever en haut, ainsi lorsque notre coeur sera vraiment contrit et brisé, quelque violence que les passions lui fassent pour le piquer de vanité, il ne pourra jamais s’élever. Que si celui qui pleure une perte temporelle, est alors comme insensible à toutes les passions de l’âme; combien celui qui pleure ses péchés, jouira-t-il plutôt de la paix et de la tranquillité de la vertu ?

Mais qui peut, dites-vous, briser son coeur jusqu’à ce point? Ecoutez David en qui cette vertu a brillé de son éclat le plus vif. Voyez jusqu’où allait ce brisement de son coeur! Car après avoir fait autrefois tant d’actions excellentes; lorsqu’il fut chassé de sa maison et de sa ville, et qu’il se trouva même en danger de sa vie, voyant un homme vil et méprisable qui l’insultait, et qui le chargeait d’injures, non seulement il ne lui dit aucune parole fâcheuse, mais il arrêta même un de ses capitaines qui allait le tuer, en lui disant : « Laissez-le dire; car le Seigneur le lui a commandé. » (II Rois, XIX, 6) Les prêtres lui offraient de l’accompagner partout dans sa fuite avec l’arche, mais il ne le souffrit pas, et il leur répondit: « Reportez l’arche de Dieu dans la ville, et remettez-la dans sa place; et si je trouve grâce auprès du Seigneur, et qu’il me délivre des maux qui m’accablent, je reverrai son tabernacle; mais s’il me dit: Je ne veux point de vous, me voici tout prêt, qu’il me traite comme il lui plaira. » (II Rois, XV, 25.)

Ne voyons-nous pas aussi le comble de la vertu dans cette modération, dont il usa envers Saül, non une ou deux fois, mais plusieurs? Car il s’était déjà élevé au-dessus de toute la loi ancienne, et il approchait de la perfection de la vie apostolique. C’est pourquoi il agréait tout ce qui lui venait de la part de Dieu, sans demander le pourquoi de rien, sans avoir d’autre souci que d’obéir à la divine volonté et de (25) la suivre en tout. Lorsqu’après avoir fait tant d’actions illustres, il vit son fils Absalon, ce tyran cruel, ce parricide, ce meurtrier de son frère, cet insolent et ce furieux, qui voulait se faire roi au lieu de lui, il ne fut point ébranlé par une si rude épreuve: Si la volonté de Dieu, dit-il, est que je sois chassé, que je sois errant et fugitif, et que mon fils soit en honneur, je le veux de tout mon coeur, et je rends grâces à mon Dieu pour cette foule de maux dont il m’accable.

Il était bien différent de ces hommes téméraires jusqu’à l’effronterie contre la Majesté divine, lesquels, sans posséder la moindre partie des mérites de ce saint roi, s’irritent de la plus petite contrariété qui leur arrive, surtout s’ils voient les autres dans la prospérité, et perdent leurs âmes en éclatant en mille blasphèmes. David au contraire, au milieu des maux, fait voir une douceur, une modération, et une patience admirables; ce qui fait dire à Dieu: « J’ai trouvé David, fils de Jessé, qui est un homme selon mon cœur. » (Act. XXII.) Imitons nous-mêmes cette disposition de David. Quoi que nous souffrions, souffrons-le avec courage, pour recevoir, avant la récompense qui nous est promise, le fruit de notre humilité, selon la parole de Jésus-Christ: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » (Matth. II, 26.) Pour jouir de ce repos et en ce monde et dans l’autre, ayons soin de graver profondément dans nos coeurs cette humilité sainte, qui est la mère de toutes les vertus. Ainsi nous jouirons d’un calme continuel parmi les tempêtes de cette vie, et nous arriverons enfin à ce port de l’éternité, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (26)

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