|
|
HOMELIE III.
LIVRE DE LA GÉNÉRATION DE JÉSUS-CHRIST, FILS DE DAVID, FILS DABRAHAM. (CHAP. I, V. 1, JUSQUAU VERSET 16.) ANALYSE. 1. Pourquoi cest la généalogie de Joseph et non celle de Marie qui se trouve ici décrite ? 2. Pourquoi nommer Thamar dans une généalogie du Fils de Dieu? Quil ne faut pas rougir de ses ancêtres. 3.et 4. Pourquoi Zara et Pharès sont-ils nommés tous les deux dans la généalogie du Christ? Liniquité des parents ne nuit pas aux enfants qui ont de la piété, et réciproquement. 5.Exhortation il faut sanctifier toutes les bonnes oeuvres par lhumilité.
1. Javais raison de le dire, ces paroles divines ont une admirable profondeur, puisque après tout ce que nous avons déjà dit, nous navons pas encore achevé dexpliquer ce commencement. Achevons donc aujourdhui ce qui nous en reste. La question que nous avons à traiter est celle-ci : Pourquoi lévangéliste donne-t-il la généalogie de Joseph qui est étranger à la naissance du Fils de Dieu? Nous en avons déjà rapporté une raison, mais il faut en ajouter une autre plus mystérieuse et plus cachée. Quelle est donc cette raison? LEvangéliste ne voulait pas que les Juifs connussent sitôt le secret de cet enfantement divin, et que. Jésus-Christ était né dune vierge. Ne vous troublez pas de lapparente étrangeté de cette raison elle nest pas de moi; je vous dis ce que jai (20) reçu de nos pères , de ces hommes illustres et admirables. Si Jésus-Christ lui-même a dabord caché beaucoup de choses, en sappelant fils de lhomme, en ne déclarant pas nettement partout quil était égal à son Père, doit-on sétonner sil a voulu céler aussi quelque temps le mystère de sa naissance, par une conduite pleine de sagesse, et pour de très importantes raisons? Quelles sont, dites-vous, ces raisons si importantes? Cétait pour épargner la Vierge, sa mère, et pour la défendre dun fâcheux soupçon. Si les Juifs eussent su dabord cette merveille, ils nauraient pas manqué de linterpréter malignement, et peut-être auraient-ils lapidé la Vierge après lavoir condamnée comme adultère: car si leur impudence combattait en Jésus-Christ des actions dont ils avaient vu des exemples dans lAncien Testament; sils appelaient démoniaque Celui qui chassait les démons; et ennemi de Dieu celui qui faisait des miracles le jour du sabbat, quoique le sabbat eût été souvent violé sans aucun crime , que neussent-ils point dit en écoutant cette naissance si miraculeuse, puisquils avaient pour eux lautorité de tous les siècles passés, où lon navait jamais rien vu de semblable? Si après tant de miracles ils ne laissaient pas de lappeler fils de Joseph, comment lauraient-ils cru fils dune Vierge avant ces miracles ? Cest pourquoi lEvangéliste fait la généalogie de Joseph, où il rapporte quil épousa la Vierge. Si Joseph même, quoique si saint et si juste, a besoin de tant de preuves pour croire cette merveille; sil faut quun ange lui parle, quil ait des révélations durant la nuit, quil soit rassuré parle témoignage des prophètes; comment les Juifs si aveugles, si corrompus, et si déclarés contre Jésus-Christ, eussent-ils pu se rendre à cette vérité ? Une merveille si rare et si inouïe dans toute lantiquité, les aurait jetés sans doute dans un trouble étrange. Une fois bien persuadé que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, on ne sétonne plus de sa merveilleuse naissance; mais comment ceux qui lont appelé depuis un séducteur et lennemi de Dieu, neussent-ils pas été scandalisés de cette vérité , et nen eussent-ils pas conçu quelque soupçon détestable? Cest pourquoi les apôtres ne se hâtent point dannoncer dabord cette naissance merveilleuse de Jésus-Christ. Ils établissent fortement sa résurrection, fait qui était plus à la portée des Juifs, parce quil y avait eu, autrefois, des exemples de personnes ressuscitées, quoique dune manière bien différente de la sienne; mais ils ne publient point dabord que Jésus-Christ est né dune vierge. Sa mère même nose pas en découvrir le secret ; et on voit quelle dit à Jésus-Christ, lorsquelle le trouva dans le temple « Nous vous cherchions, votre père et moi. » (Luc, II, 48.) Si les Juifs eussent eu quelque connaissance de ce mystère, jamais ils nauraient cru que Jésus-Christ était fils de David, et leur incrédulité, sur ce point, aurait eu les plus funestes conséquences. Aussi les anges mêmes ne révèlent point ce secret; ils ne le découvrent quà Joseph et à Marie; et lorsquils annoncèrent aux pasteurs la naissance du Sauveur, ils ne leur dirent point de quelle manière elle sétait faite. Mais doù vient que lEvangile , en parlant dAbraham, dit quil a engendré Isaac, et quIsaac a engendré Jacob, sans dire un seul mot dEsaü, son frère, au lieu que parlant de Jacob, il dit expressément quil engendra Juda et ses frères? Quelques-uns disent que cest parce quEsaü et ceux de sa race ont été méchants , mais je ne crois pas que cette raison soit bonne; si elle létait, pourquoi un peu après nommerait-on des femmes qui ont été fameuses par leur déshonneur? Il semble plutôt que lEvangéliste a eu dessein de relever la gloire de Jésus-Christ par leffet dun contraste, par la petitesse et la vulgarité de ses ancêtres plutôt que par leur gloire; car rien nest plus glorieux à Celui qui est infiniment grand, que davoir bien voulu se rabaisser de la sorte. Pourquoi donc lEvangéliste ne dit-il rien dEsaü et de sa race? Cest parce que les Sarrasins, les Ismaélites, les Arabes, et tous les autres peuples descendus de lui navaient rien de commun avec les Israélites. Cest pour ce sujet que saint Matthieu nen dit rien, pour passer plus vite à ceux qui entraient dans la généalogie de Jésus-Christ , et qui étaient du peuplé juif. Il dit donc : « Jacob engendra Juda et ses frères, » parole qui marque la race des Juifs. 2. « Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar. » Que faites-vous saint évangéliste, de rapporter ainsi une histoire, qui nous fait souvenir dun inceste? Mais de quoi vous (21) étonnez-vous? vous dira-t-il. Si je ne rapportais la généalogie que dun simple homme, je pourrais dissimuler quelque chose; mais puisque nous parlons du mystère dun Dieu incarné, non-seulement nous ne devons pas taire ces choses, mais nous devons même en faire gloire, parce quelles relèvent davantage sa bonté et sa puissance, puisquil est venu, non pour éviter notre ignominie, mais pour leffacer. Il en est de sa naissance comme de sa mort; sa mort serait moins admirable sans la croix, qui en a été linstrument infâme, mais dont linfamie fait dautant mieux éclater la bonté de Celui qui na pas craint de laffronter pour lamour des hommes; de même, ce quil faut admirer dans sa naissance, ce nest pas seulement quil ait pris un corps et se soit fait homme, mais encore quil ait daigné descendre de parents comme ceux que nous venons de voir sans rougir daucun des maux propres à lhumanité. Il voulait nous déclarer hautement, dès sa naissance, quil ne dédaignait point nos bassesses, et nous apprendre en même temps quil ne faut point rougir des vices et des défauts de nos parents, mais ne penser, nous-mêmes, quà nous rendre vertueux. Car celui qui lest, ne reçoit aucune tache de lobscurité ou de linfamie de sa naissance, quand il serait né dune mère étrangère, ou dune femme impudique. Que si le fornicateur, qui sest converti, na plus à rougir de sa première vie, nous rougirons bien moins du désordre de nos parents, lorsque nous effacerons par notre vertu la honte de notre naissance. Mais Jésus-Christ na pas voulu seulement nous donner cette instruction, il a voulu encore réprimer lorgueil des Juifs : car ce peu. pIe négligeant la vraie noblesse de lâme, avait sans cesse le nom dAbraham à la bouche, comme si la vertu de ses pères devait être la justification de ses vices. Jésus-Christ détruit dabord cette erreur, et il leur apprend à ne se pas appuyer sur la vertu des autres, mais sur la leur propre. Il voulait encore leur représenter que leurs pères avaient été vicieux, et que Juda même, qui était le patriarche dont ils tiraient leur nom, était tombé dans un grand crime, puisque Thamar, quon nomme aussitôt, semble sélever contre lui, et lui reprocher son impudicité. David aussi eut son fils Salomon de cette même femme dune, avec laquelle il avait commis auparavant un adultère. Si donc, ces grands hommes navaient pas toujours accompli la loi de Dieu, leurs descendants, moins bons queux, étaient bien plus éloignés de le faire. Et si personne na parfaitement accompli la loi, tous ont donc péché, et la venue de Jésus-Christ était entièrement nécessaire. Cest aussi dans ce dessein que lEvangile nomme les douze patriarches , afin dabattre lorgueil que les Juifs tiraient de la noblesse de leurs ancêtres : car plusieurs dentre les patriarches étaient nés de mères esclaves. Cependant la différence des mères ne causa point de différence entre les enfants, et ils furent tous également patriarches et princes de leurs tribus. Cette égalité marquait déjà le privilège de lEglise. Car tel est lavantage des Chrétiens, telle est la noblesse que nous tirons de Dieu même : que lon soit libre, que lon soit esclave, on a droit aux mêmes grâces. On ne considère dans cette cité du Christ que la seule bonne volonté et la noblesse de lâme. 3. Outre ces raisons, il y en a encore une autre. Car ce nest pas sans sujet, quaprès avoir dit : «Juda engendra Pharès, » lEvangéliste ajoute aussitôt, « et Zara. » Il paraissait assez inutile, après avoir nommé Pharès doù Jésus-Christ descendait, de parler encore de Zara. Pourquoi donc le fait-il? En voici la raison. Lorsque Thamar accouchait de ces deux enfants, Zara fit passer le premier sa main dehors, que la sage-femme lia dun cordon rouge, afin de connaître lequel des deux était laîné. Mais Zara retirant aussitôt son bras et sétant renfermé dans le ventre de sa mère, Pharès en sortit le premier et Zara ensuite. La sage-femme dit à Pharès en voyant ce qui était arrivé : « Pourquoi la haie a-t-elle été coupée à cause de vous? » (Gen. XXXVIII, 29.) Considérez-vous les figures et les énigmes de nos mystères? Ce nest point sans un motif grave que Dieu a fait marquer ces particularités dans lEcriture, Sans cela il aurait été indigne de la majesté de cette histoire, de rapporter les paroles dune sage-femme et de particulariser ces circonstances, que lun passa sa main le premier, quoiquil ne soit sorti quaprès son frère. Que veut donc dire cette énigme? Car tout y est mystérieux, jusquau nom-même de cet enfant. Car le mot de « Pharès » veut dire, « séparation et division. » Voyons donc ce quun événement si extraordinaire nous marquait (22). Ce nétait point un effet naturel, que cet enfant qui avait passé sa main le premier, la retirât ensuite après quon lui eut lié le bras. Cela était contre tout lordre de la raison et de la nature. Il pouvait se faire assez naturellement que le premier avait passé sa main, lautre le prévînt pour sortir; mais quil retirât sa main pour laisser passer lautre, ce nétait plus la loi de la nature, mais celle de Dieu et de sa grâce, qui était présente à ces enfants et qui traçait en eux une image des choses futures. Ceux qui ont examiné avec le plus de soin cette histoire, ont dit que ces deux enfants figuraient deux peuples, les Juifs et les Gentils. Et afin que nous comprenions que le dernier de ces deux peuples a brillé même avant le premier, lun de ces deux petits enfants fait sortir sa main sans faire voir tout son corps, et après que son frère est sorti il paraît et se montre tout entier. Cest ce qui est arrivé dans lun et lautre des peuples. Car lEglise après avoir commencé à briller vers le temps dAbraham, sarrêta comme au milieu de sa course pour laisser passer tout le peuple juif et toutes ses cérémonies; et ce nouveau peuple parut ensuite avec toutes ses lois et toutes ses maximes saintes. Cest pour cela que cette sage-femme dit : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous? » la loi est survenue et a comme divisé et entrecoupé ce peuple libre qui lavait devancée. Car lEcriture appelle assez ordinairement la loi du nom de haie: « Vous avez détruit la haie,» dit David, « et tous ceux qui passent par la voie ruinent cette vigne. » (Ps. LXXIX, 13) Et ailleurs « Il la environnée dune haie. » (Matth. XXI, 33.) Et saint Paul dit : « Que Jésus-Christ a rompu la haie et la muraille de séparation .» (Eph. II, 14.) 4. Dautres néanmoins entendent ces paroles: « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous? (Gen. XXXVIII, 29), » du peuple nouveau, parce quil est venu après la loi et quil la détruite. Ainsi vous voyez que ce nest pas sans grand mystère que lEvangéliste nous fait souvenir de cette histoire de Juda. Cest par la même raison quil rapporte aussi celle de Ruth et de Raab, dont lune était étrangère et lautre une prostituée, afin de nous assurer que Jésus-Christ était descendu du ciel pour nous guérir de tous nos maux. Car il est venu dans le monde pour être le médecin (23) et non le juge des hommes. Comme donc quelques-uns de ces patriarches ont épousé des femmes prostituées, ainsi Jésus-Christ sest uni à nous et a épousé la nature humaine, qui était prostituée à tous les vices. Les prophètes ont souvent dit que Dieu avait épousé la synagogue, mais elle a toujours été ingrate après un si grand bienfait, au lieu que lEglise, une fois délivrée de la corruption de ses pères, sest attachée ensuite inviolablement à son époux. Considérez encore dans Ruth la figure de ce qui devait arriver. Elle était étrangère et dans la dernière indigence. Et cependant Booz ne méprisa ni sa bassesse, ni sa pauvreté comme Jésus-Christ a pris lEglise quoiquétrangère et pauvre pour lépouser et lui faire part de tous ses biens. Mais comme Ruth neût jamais été honorée de cette alliance, si elle neût quitté son père, renoncé à. son pays et méprisé sa maison, sa race et tous ses parents; lEglise de même nest devenue agréable à son Epoux, quaprès avoir quitté sa première vie et tout le dérèglement de ses pères. Cest pourquoi le Prophète lui dit: « Oubliez votre peuple et la maison de votre père, et le Roi aimera votre beauté. » (Ps. XLIV, 41.) Cest ce qua fait Ruth et ce qui la rendue ensuite comme lEglise, la mère des rois. Car cest de sa race quest sorti David. LEvangéliste donc pour confondre les Juifs, et pour leur apprendre à ne point sélever, nomme ici ces femmes impudiques ou étrangères, et il leur fait voir que David même descendait de Ruth et que ce grand roi nen rougissait point. Ainsi, mes frères, nul homme nest digne de blâme ou de louange par la vertu ou par le dérèglement de ses pères. Ce nest point là ce qui peut nous relever ou nous rabaisser, Mais sil est permis de dire un paradoxe, je soutiens au contraire que celui-là est le plus illustre, qui devient très-vertueux quoique né de pères qui ne létaient pas. Que personne donc ne tire vanité de la gloire de ses ancêtres; mais que chacun jetant les yeux sur la généalogie du Sauveur, étouffe toutes les pensées dorgueil, et ne se glorifie que de ses seules vertus; ou plutôt quil ne sen glorifie pas même, puisque ce fut ainsi que le pharisien devint pire que le publicain. Si vous voulez que votre vertu soit grande, nen ayez pas une grande estime, et alors elle sera véritablement grande. Croyez ne rien faire et vous ferez tout. (23) Car, si lors même quétant pécheurs nous sommes justifiés, pourvu que nous nous croyions tels que nous sommes, comme on le voit par lexemple du publicain; combien serons-nous plus agréables à Dieu, si étant justes, nous croyons être pécheurs? Si lhumilité justifie le pécheur, quoiquelle soit en lui plutôt une confession de son indignité quune humilité véritable; combien sera-t-elle puissante dans le juste même? Ne perdez point le fruit de vos travaux. Ne rendez point inutiles toutes vos peines; et ne vous exposez point à demeurer sans récompenses, après avoir fait une longue course. Dieu connaît mieux que vous le bien que vous faites. Quand vous ne donneriez quun verre deau, il ne le méprise pas. Il compte jusquà la plus petite aumône, jusquà un soupir même. Il reçoit tout; il se souvient de tout; et il vous prépare une grande récompense. Pourquoi donc comptez-vous si exactement vous-même vos bonnes oeuvres? Pourquoi nous en parlez-vous si souvent? Ignorez-vous que si vous vous louez vous-même, Dieu ne vous louera jamais? Et que si au contraire vous pleurez sur vous-même comme étant digne de compassion, il ne cessera point de publier vos louanges? Il ne veut point diminuer le fruit de vos travaux. Que dis-je, diminuer? Il fait tout, il ménage tout afin de vous couronner pour de très-petites choses, et il cherche par tous les moyens à vous délivrer de lenfer. 5. Cest pourquoi, quand vous nauriez commencé quà travailler à la dernière heure, il ne laissera pas de vous donner la récompense tout entière, « Quand il ny aurait rien en vous qui contribuât à votre salut, néanmoins cest pour moi-même que je vous fais grâce, »dit le Seigneur, « afin que mon nom ne soit point blasphémé. » (Ezéch. .XXXVI, 22.) Vous ne laisseriez échapper quun soupir, quune larme, il la prend aussitôt, et il sen sert pour vous guérir. Ainsi évitons surtout de nous élever dans des sentiments dorgueil. Protestons que nous sommes des serviteurs inutiles, afin que Dieu nous rende dignes de le servir. Si vous vous croyez un bon serviteur, vous deviendrez inutile quand vous seriez bon; si vous vous croyez mauvais, vous deviendrez bon quand vous seriez inutile. Cest ce qui fait voir la nécessité doublier ses bonnes oeuvres. Mais comment cela se peut-il faire? dites-vous. Comment pouvons-nous ignorer ce que nous savons? Quoi! vous offensez Dieu tout le jour, et après cela vous vous divertissez, vous riez, tant vous savez bien oublier les nombreux péchés que vous commettez, et vous ne pouvez oublier le peu de bien que vous faites? La crainte néanmoins des jugements de Dieu nous devrait bien plus toucher que la complaisance dune bonne oeuvre. Et néanmoins il arrive tout le contraire. Nous offensons Dieu tous les jours et nous ny faisons pas la moindre réflexion, et si nous donnons à un pauvre la moindre choses nous sommes prêts à le publier partout. Cest certainement de la folie. Cest dissiper les richesses spirituelles au lieu de les amasser. Loubli de nos bonnes oeuvres en est le trésor et la garde la plus assurée. Lorsquon porte publiquement de lor ou des vêtements précieux, on invite les voleurs à chercher les moyens de les voler; mais lorsquon les tient cachés dans sa maison, on les y conserve en sûreté. Il en est de même des richesses des vertus. Si nous les retenons toujours dans notre mémoire, dabord nous irritons Dieu, puis nous armons notre ennemi contre nous, et nous linvitons à les dérober; mais si elles ne sont connues que de Celui qui doit les connaître, nous les posséderons dans une pleine assurance. Nexposez donc pas les richesses de vos vertus, de peur quon ne vous les ravisse, et quil ne vous arrive ce qui arriva au pharisien, qui portait sur ses lèvres le trésor de ses bonnes oeuvres et donna ainsi au démon le moyen de le dérober. Il ne parlait de ses vertus quavec actions de grâces et il les rapportait toutes à Dieu, et néanmoins cela ne le sauva point. Car ce nest pas rendre grâce à Dieu que de rechercher sa propre gloire, que dinsulter aux autres, et de sélever au-dessus deux. Si vous rendez grâces à Dieu, ne pensez quà plaire à lui seul; ne cherchez point à être connu des hommes; ne jugez point votre prochain; autrement, votre action de grâces nest point véritable. Voulez-vous voir un modèle admirable de la reconnaissance des bienfaits de Dieu? Ecoutez ces trois jeunes hommes au milieu de la fournaise : « Nous avons péché, » disent-ils, « nous avons commis liniquité; vous êtes juste, Seigneur, dans tout ce que vous nous avez fait, parce que vous avez fait tomber ces maux sur nous par un effet de votre justice (24) . » (Dan. III, 28.) Oui, cest rendre grâces à Dieu que de lui confesser ses péchés, que de reconnaître quon est digne de tous les supplices, et quon ne souffre .jamais autant quon devrait. Cest en cela que consiste laction de grâces. Prenons donc garde, mes frères, de ne point parler avantageusement de nous, puisque cette vanité nous rend odieux aux hommes, et abominables devant Dieu. Que nos paroles soient dautant plus humbles que nos actions seront plus grandes; et cette modestie nous attirera lestime des hommes et la gloire de Dieu même; ou plutôt non-seulement la gloire de Dieu, mais ses récompenses infinies. Nexigez point votre récompense afin que vous méritiez de la recevoir. Reconnaissez que cest la grâce de Dieu qui vous sauve, et Dieu agira comme sil était votre débiteur, en récompensant non-seulement vos bonnes oeuvres, mais même cette humble reconnaissance. Lorsque nous faisons des bonnes oeuvres, Dieu ne nous doit récompense que pour ce que nous faisons; mais lorsque nous croyons navoir rien fait, nous nous attirons une récompense encore plus grande que par toutes nos vertus. Car lhumilité seule nest pas moins considérable que les plus grandes oeuvres, puisquelles ne sont grandes quavec elle, et que sans elle, elles ne sont rien. Nous-mêmes, quand nous avons des serviteurs, nous ne les estimons jamais davantage que lorsque nous ayant servi avec une pleine volonté, ils croient néanmoins navoir rien fait. Si vous voulez donc que le bien que vous faites soit véritablement grand, croyez quil nest rien, et il sera grand. Cest dans ce sentiment que le centenier disait autrefois: « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez dans ma maison. » (Matt. VIII, 8.) Cest par cette humilité quil en devint digne, et quil mérita dêtre préféré par Jésus-Christ à tous les Juifs. Ainsi saint Paul dit: « Je ne suis pas digne dêtre appelé apôtre, (I Cor. XV, 9), » et cest par là quil a mérité dêtre le premier de tous. Ainsi saint Jean dit: « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers » (Luc, III, 16), et il mérite par là de devenir lami de lépoux, et cette main quil ne croyait pas digne de toucher aux sandales du Christ, le Christ voulut quil la posât sur sa tête divine elle-même. Ainsi saint Pierre dit: « Retirez-vous de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur (Luc, V,8), » et il devient par là le fondement de lEglise. Car rien ne plaît tant à Dieu que de voir quon se met au rang des plus grands pécheurs. Cest là le principe de toute sagesse. Celui qui a le coeur humilié et brisé, ne sera point touché ni de vaine gloire ni denvie, ni de colère contre son prochain; il ne sera point sujet à quelque autre passion que ce puisse être. Comme lorsquun homme a le bras rompu, quelque effort quil puisse faire, il ne peut jamais le lever en haut, ainsi lorsque notre coeur sera vraiment contrit et brisé, quelque violence que les passions lui fassent pour le piquer de vanité, il ne pourra jamais sélever. Que si celui qui pleure une perte temporelle, est alors comme insensible à toutes les passions de lâme; combien celui qui pleure ses péchés, jouira-t-il plutôt de la paix et de la tranquillité de la vertu ? Mais qui peut, dites-vous, briser son coeur jusquà ce point? Ecoutez David en qui cette vertu a brillé de son éclat le plus vif. Voyez jusquoù allait ce brisement de son coeur! Car après avoir fait autrefois tant dactions excellentes; lorsquil fut chassé de sa maison et de sa ville, et quil se trouva même en danger de sa vie, voyant un homme vil et méprisable qui linsultait, et qui le chargeait dinjures, non seulement il ne lui dit aucune parole fâcheuse, mais il arrêta même un de ses capitaines qui allait le tuer, en lui disant : « Laissez-le dire; car le Seigneur le lui a commandé. » (II Rois, XIX, 6) Les prêtres lui offraient de laccompagner partout dans sa fuite avec larche, mais il ne le souffrit pas, et il leur répondit: « Reportez larche de Dieu dans la ville, et remettez-la dans sa place; et si je trouve grâce auprès du Seigneur, et quil me délivre des maux qui maccablent, je reverrai son tabernacle; mais sil me dit: Je ne veux point de vous, me voici tout prêt, quil me traite comme il lui plaira. » (II Rois, XV, 25.) Ne voyons-nous pas aussi le comble de la vertu dans cette modération, dont il usa envers Saül, non une ou deux fois, mais plusieurs? Car il sétait déjà élevé au-dessus de toute la loi ancienne, et il approchait de la perfection de la vie apostolique. Cest pourquoi il agréait tout ce qui lui venait de la part de Dieu, sans demander le pourquoi de rien, sans avoir dautre souci que dobéir à la divine volonté et de (25) la suivre en tout. Lorsquaprès avoir fait tant dactions illustres, il vit son fils Absalon, ce tyran cruel, ce parricide, ce meurtrier de son frère, cet insolent et ce furieux, qui voulait se faire roi au lieu de lui, il ne fut point ébranlé par une si rude épreuve: Si la volonté de Dieu, dit-il, est que je sois chassé, que je sois errant et fugitif, et que mon fils soit en honneur, je le veux de tout mon coeur, et je rends grâces à mon Dieu pour cette foule de maux dont il maccable. Il était bien différent de ces hommes téméraires jusquà leffronterie contre la Majesté divine, lesquels, sans posséder la moindre partie des mérites de ce saint roi, sirritent de la plus petite contrariété qui leur arrive, surtout sils voient les autres dans la prospérité, et perdent leurs âmes en éclatant en mille blasphèmes. David au contraire, au milieu des maux, fait voir une douceur, une modération, et une patience admirables; ce qui fait dire à Dieu: « Jai trouvé David, fils de Jessé, qui est un homme selon mon cur. » (Act. XXII.) Imitons nous-mêmes cette disposition de David. Quoi que nous souffrions, souffrons-le avec courage, pour recevoir, avant la récompense qui nous est promise, le fruit de notre humilité, selon la parole de Jésus-Christ: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » (Matth. II, 26.) Pour jouir de ce repos et en ce monde et dans lautre, ayons soin de graver profondément dans nos coeurs cette humilité sainte, qui est la mère de toutes les vertus. Ainsi nous jouirons dun calme continuel parmi les tempêtes de cette vie, et nous arriverons enfin à ce port de léternité, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (26) |