Matthieu 1,17-21
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HOMELIE IV

DONC, D’ABRAHAM JUSQU’A DAVID, QUATORZE GÉNÉRATIONS ; DE DAVID JUSQU’À LA TRANSMIGRATION BABYLONE, QUATORZE GÉNÉRATIONS; ET DE LA TRANSMIGRATION DE BABYLONE JUSQU’A JÉSUS-CHRIST, QUATORZE GÉNÉRATIONS (CHAP. I,17, JUSQU’AU VERS. 21).

ANALYSE.

1. Diverses questions sur la manière dont chaque Evangéliste a procédé. Miracles plus ou moins nécessaires et plus ou moins nombreux suivant les temps. Qu’on en vit sous Julien l’Apostat.

2. Diverses remarques sur la généalogie de Jésus-Christ par saint Matthieu.

3. Si nous ne pouvons pas savoir même comment la nature agit dans les autres femmes, serait-il convenable de scruter dans la Vierge l’opération du Saint-Esprit?

4. Eloge de saint Joseph.

5. Apparition de l’ange à Joseph.

6. et 7. Explication des paroles que l’ange adresse à Joseph.

8.-12. Exhortation à combattre ses passions et à faire l’aumône. Eloge de la pauvreté. Il la compare à la fournaise de Babylone.

 

1. L’Evangéliste divise en trois parties toutes ces générations, pour montrer aux Juifs que toutes leurs transformations politiques n’ont pu les rendre meilleurs, que sous tous les gouvernements, aristocratique, monarchique, oligarchique, ils ont toujours vécu dans les mêmes misères morales; sans que ni leurs juges, ni leurs rois, ni leurs prêtres aient pu les faire avancer d’un pas dans la voie de la vertu.

Mais pourquoi dans la seconde partie passe-t-il trois rois de suite? ou pourquoi dans la dernière, n’ayant mis que douze générations, en compte-t-il néanmoins quatorze ? Je vous laisse à résoudre la première de ces difficultés. Car il n’est pas nécessaire que je le fasse toujours moi-même, afin que vous ne deveniez pas lents et paresseux. Je passe donc à la seconde. Pour moi, je crois qu’il compte le temps de la captivité pour une génération, et la naissance de Jésus-Christ pour une autre, car tout ce qui rapproche le Christ de l’humanité, notre Evangéliste le rapporte avec un soin particulier. Et il rappelle le souvenir de cette captivité fort à propos, pour leur montrer qu’ils (26) n’en sont pas revenus meilleurs et qu’il était nécessaire que Dieu lui-même vînt habiter parmi eux pour les corriger.

Mais saint Marc, direz-vous, procède autrement: il ne dit rien de la généalogie de Jésus-Christ, et il abrège tout; pourquoi cela? Je crois que saint Matthieu a écrit le premier de tous, et que c’est ce qui l’a obligé à rapporter exactement cette généalogie, et à s’étendre assez au long sur ce qu’il était urgent de dire; au lieu que saint Marc écrivant après lui, a tout naturellement abrégé ce qu’un autre avait déjà rapporté en détail, et ce que tout le monde connaissait. Vous me direz peut-être que cette raison n’a pas empêché saint Luc de donner la généalogie du Seigneur, et même plus longuement que ne fait saint Matthieu. A quoi je réponds que c’est parce qu’ayant été prévenu par saint Matthieu, il tâchait d’ajouter quelque chose à la relation de son devancier. Chacun d’eux imitant son maître, saint Marc reproduit le laconisme de saint Pierre , et saint Luc l’abondance de saint Paul, qui coule et se répand comme un grand fleuve.

2. Mais pourquoi saint Matthieu ne dit-il pas comme les prophètes au commencement de son évangile: « Voici la vision qui m’a apparu (Isaïe, I,1); » ou: « Voici la parole que le Seigneur m’a adressée? » (Jérém. II, 1.) C’est parce qu’il écrivait pour des personnes dociles et remplies de déférence et d’attention. D’ailleurs les miracles mêmes rendaient témoignage à ses paroles, et les chrétiens pour qui il composait son évangile étaient déjà affermis dans la foi. Mais les prophètes ne faisaient pas tant de miracles, et ils étaient. combattus par beaucoup de faux prophètes , auxquels les Juifs ajoutaient plus de foi qu’aux véritables. Voilà pourquoi ils usaient de ce genre de début.

S’ils ont fait des miracles en certains temps, c’était à cause des étrangers et des barbares, afin d’augmenter le nombre des prosélytes, et pour donner quelque marque de la toute-puissance de Dieu, de peur que les ennemis de son peuple ne crussent l’avoir vaincu par la puissance de leurs idoles. Ainsi il est marqué qu’après les miracles opérés en Egypte, beaucoup d’Egyptiens suivirent les Israélites dans le désert. C’est ce qui arriva encore en Babylone après le miracle de la fournaise, ou l’interprétation des songes. Ils en virent aussi éclater beaucoup, lorsqu’ils étaient dans le désert, comme il s’en est fait aussi parmi nous pour l’établissement du christianisme, lorsque nous sommes sortis de l’erreur pour embrasser la loi du Sauveur. Mais ils ont cessé après que la religion a eu pris racine dans tout l’univers.

Après ces deux époques, les miracles ont été rares, et pour ainsi dire clairsemés, chez les Hébreux comme parmi les chrétiens; ainsi Josué arrêta le soleil au milieu de sa course, et Isaïe le fit retourner en arrière. De nouveaux miracles ont également éclaté parmi nous, par exemple de notre temps sous l’empereur Julien, le plus impie de tous les princes. Car lorsque les Juifs entreprirent de rebâtir leur temple de .Jérusalem, on a vu sortir des fondations un feu qui mit en fuite ceux qui y travaillaient. Lorsque cet impie porta sa fureur jusqu’à profaner les vases sacrés, on a vu son trésorier, et son oncle qui portait le même nom que lui, mourir tous deux : l’un fut mangé des vers, et l’autre creva tout d’un coup par le milieu du corps. On a vu des fleuves cesser de couler dans des pays, à cause des sacrifices abominables qu’on y avait faits. On a vu enfin une famine se répandre sur toute la erre, en même temps que cet empereur impie y répandait ses désordres, Et ce sont là certes de grands miracles. Dieu fait d’ordinaire ces prodiges lorsque le mal se multiplie sur la terre; lorsqu’il voit que les siens sont dans les dernières extrémités, et que leurs ennemis, enivrés de leur prospérité, les tyrannisent avec violence. Il a coutume de se déclarer alors, et de signaler sa puissance par des miracles, comme il le fit dans la Perse en faveur des Juifs.

Il est donc clair par ce que nous avons dit, que ce n’est pas sans raison que l’Evangéliste divise en trois parties la liste des ancêtres du Christ. Voyez maintenant où il commence chacune de ces parties, et où il la finit. La première commence à Abraham, et finit à David. La seconde commence à David, et finit à la transmigration de Babylone; et la troisième commence à la transmigration de Babylone, et finit à Jésus-Christ. Bien que dès le commencement de cette généalogie, il nomme David et Abraham l’un à la suite de l’autre, il ne laisse pas de les nommer encore en leur rang : s’il les nomme ensemble et à part des autres, c’est parce qu’ils étaient les deux hommes à qui Dieu avait particulièrement promis le Messie (27).

Mais puisque l’Evangéliste parle de la captivité de Babylone, pourquoi ne parle-t-il pas de même de celle d’Egypte? C’est parce que les Juifs ne craignaient point alors lés Egyptiens, et qu’ils tremblaient au contraire au seul nom de Babylone. La Servitude de l’Egypte était une chose fort ancienne, mais celle de Babylone était toute récente. D’ailleurs ils n’avaient pas été envoyés en Egypte pour leurs péchés, tandis qu’ils furent transportés à Babylone, en punition de leurs crimes et de leur idolâtrie.

Si l’on voulait examiner le sens des noms hébreux, on y trouverait de grands mystères, qui ne servent pas peu à l’intelligence du Nouveau Testament, comme dans les noms d’Abraham, de Jacob, de Salomon, de Zorobabel, parce que ces noms n’ont été donnés que pour des raisons très importantes. Mais je passe ces choses pour ne point vous ennuyer par des longueurs, et pour venir à d’autres remarque plus considérables.

Après avoir énuméré tous les ancêtres de Jésus-Christ, lorsqu’il vient à Joseph, il ne le nomme pas simplement comme les autres; mais il ajoute : « Qui était l’époux de Marie, »afin de nous apprendre par ces mots que c’était à cause de Marie qu’il avait rapporté la généalogie de Joseph. Mais de peur qu’en lisant ces mots: « Qui était l’époux de Marie, » on ne crût que Jésus-Christ serait né par la voie ordinaire du mariage, voyez comment il prévient cette pensée. Vous avez entendu, semble-t-il nous dire, le nom de l’époux, celui de la mère, et celui de l’enfant: écoutez maintenant comment cette naissance s’est passée.

Or Jésus-Christ « naquit de cette manière. » De quelle naissance allez-vous parler, saint Evangéliste, puisque vous avez déjà nommé tous les ancêtres de Jésus-Christ? Je veux, nous répond-il, vous expliquer la manière dont il est né. Voyez comme il excite l’attention du lecteur; il va raconter une chose nouvelle et extraordinaire, il prend donc une précaution et promet de dire la manière dont elle s’est faite.

Considérez, je vous prie, l’ordre admirable qu’il garde dans ce qu’il dit. Il ne rapporte point d’abord comment Jésus-Christ est né. Il prend soin auparavant de nous dire de combien de degrés Jésus était éloigné d’Abraham de David, et de la transmigration en Babylone, il avertit ainsi le lecteur d’avoir soin de bien supputer les temps, afin de se convaincre que le Christ dont on parle, est celui-là même qui a été prédit par les prophètes. Quand on aura compté les générations, et reconnu parla supputation des temps que Jésus-Christ est le Messie, le miracle de sa naissance se fera croire plus aisément. Comme il devait dire une grande chose, savoir, que Jésus-Christ est né d’une vierge, avant d’arrêter l’attention sur le compte des temps il couvre en quelque sorte délicatement ce mystère en nommant Joseph « l’époux de Marie. » Puis il divise la suite de cette généalogie, et il marque les temps pour. donner sujet au lecteur de considérer que Jésus-Christ est Celui dont le patriarche Jacob avait prédit la naissance lorsque la race des princes de Juda cesserait; Celui que le prophète Daniel avait aussi annoncé devoir venir au monde après ces semaines si fameuses dont il précise le nombre. En effet que l’on compte les années éboulées depuis le rétablissement de Jérusalem jusqu’à Jésus-Christ, et l’on trouvera que leur nombre concorde exactement avec le nombre révélé par Venge à Daniel. Mais comment donc est né Jésus-Christ?

« Joseph ,» dit l’Evangile, « ayant épousé  Marie sa mère.» Il ne dit pas la Vierge; mais simplement « sa mère » afin que ce qu’il dirait fût reçu plus aisément. Et après avoir préparé le lecteur en se retenant d’abord, et en ne lui faisant entendre qu’une chose commune et ordinaire, il le frappe ensuite par une merveille surprenante en disant : « Avant qu’ils eussent été ensemble elle fut reconnue grosse ayant conçu du Saint-Esprit. » Il ne dit pas avant qu’elle fût entrée dans la maison de son époux, parce qu’elle y était déjà. La coutume était autrefois de faire venir les fiancées dans la maison de leurs futurs maris; ce qui se fait encore quelquefois. On voit que les gendres de Loth demeuraient chez leur beau-père avec leurs épouses. Marie demeurait donc ainsi avec Joseph son époux.

3. Mais pourquoi la Vierge ne conçut-elle point avant que Joseph l’eût épousée? C’était, comme j’ai déjà dit, afin que ce mystère demeurât caché, et que la Vierge fût exempte de tout soupçon. Ensuite lorsqu’on voit un homme si juste qui eût dû plus que tout autre être jaloux en pareil cas, non seulement ne pas rejeter ni déshonorer son épouse, mais la garder avec lui respectueusement , mais la servir et la protéger pendant sa grossesse, on (28) doit reconnaître que s’il n’eût été convaincu que tout ce mystère était du Saint-Esprit, il n’eût jamais voulu la retenir auprès de lui, ni lui rendre les assistances qu’il lui a rendues.

3. Cette expression, « elle fut trouvée grosse, » est parfaitement choisie, elle marque une chose extraordinaire, surprenante, inattendue. N’allez donc pas plus loin dans ce mystère, et n’en demandez pas plus qu’on ne vous en dit. Ne dites point : Comment le Saint-Esprit a-t-il pu opérer cette merveille dans la Vierge? Car s’il est impossible d’expliquer la manière dont se fait la génération des hommes, lors même que la nature agit toute seule; comment le pourrons-nous faire, lorsque le Saint-Esprit agit lui-même, et d’une manière si ineffable? Aussi l’Evangéliste voulant arrêter votre curiosité, et couper court à toutes vos questions sur ce sujet, dit d’abord qui est Celui qui n fait cette merveille. Tout ce que je sais, dit-il c’est que. le Saint-Esprit a opéré.

Que ces esprits curieux rougissent ici de la témérité, avec laquelle ils veulent expliquer la naissance éternelle du Fils de Dieu. Car si cette naissance temporelle qui est prouvée par mille témoins, qui a été prédite avant tant de siècles, qui selon l’expression de saint Jean, « a été vue et touchée au doigt, » est néanmoins ineffable, quel n’est pas l’excès de ceux qui osent sonder avec un oeil curieux l’abîme profond de la génération divine? C’est pourquoi, l’archange saint Gabriel et l’évangéliste saint Matthieu n’en peuvent dire rien autre chose, sinon que c’est l’ouvrage du Saint-Esprit seul. Ni l’un ni l’autre n’entreprend d’expliquer comment et en quelle manière le Saint-Esprit a fait ce grand oeuvre, parce qu’ils savaient que ce secret est entièrement inexplicable.

Mais après que l’Evangile vous a enseigné que Jésus-Christ a été conçu du Saint-Esprit, ne croyez pas pour cela comprendre tout ce mystère. Il reste encore après cela beaucoup d’autres choses que nous ignorons. Car, comprenons-nous comment un Dieu infini s’est renfermé dans sa créature? comment Celui qui contient tout est porté dans le sein d’une femme? comment une vierge peut enfanter et demeurer toujours vierge? comment le Saint-Esprit a formé ce temple de chair? Pourquoi il n’a pas pris d’abord toute sa chair de la Vierge, mais seulement une partie, qui a pris son accroissement et sa forme dans la suite de l’âge?

Car on ne peut pas douter qu’il ne soit né de la Vierge après ce que dit l’Evangile: « Ce qui est né dans elle. » Saint Paul dit aussi : « Dieu a envoyé son Fils né d’une femme (Gal. IV, 4); » ce qui ferme la bouche à ceux qui disent que Jésus-Christ n’a passé par Marie que comme par un canal. Car si cela était, qu’aurait-il eu besoin d’être conçu dans le sein de la Vierge? qu’aurait-il de commun avec nous, puisque sa chair aurait été différente de celle des hommes, n’étant pas prise de la même masse que la nôtre? Comment donc est-il de la tige de Jessé? comment en est-il un rejeton et une fleur? comment est-il fils de l’homme? comment Marie est-elle sa mère? comment vient-il de la race de David? comment a-t-il pris la forme d’esclave? comment le Verbe s’est-il fait chair? comment saint Paul dit-il aux Romains : «Jésus-Christ est né des Juifs selon la chair, lui qui est Dieu élevé au-dessus de tout? » (Rom. IX, 5.) Nous voyons par toutes ces preuves et par beaucoup d’autres, que la chair de Jésus-Christ a été semblable à la nôtre et qu’il est né d’une mère vierge; mais nous ne voyons pas de même comment ces merveilles ont été faites. Ne vous mettez donc point en peine de les pénétrer. Recevez humblement ce que Dieu vous découvre et ne recherchez point curieusement ce qu’il vous cache.

Il ne se contente pas de dire que cette naissance venait toute du Saint-Esprit, et qu’elle n’était pas le fruit d’un mariage ordinaire, il le prouve encore. Car pour empêcher qu’on ne dît: comment peut-on savoir cela? qui a jamais vu, qui a jamais entendu rien de semblable? et pour prévenir le soupçon qu’on aurait pu avoir que le disciple eût. inventé cette fiction afin de favoriser son maître, il fait paraître Joseph .qui prouve la vérité de cet événement par la peine qu’il en a soufferte, comme s’il disait : Si vous ne voulez pas me croire, si mon témoignage vous est suspect, croyez au moins celui de l’époux de cette Vierge : « Joseph, » dit-il, « son époux, étant juste, » etc. Ce mot de « juste, » en cet endroit, marque un homme qui avait toutes les vertus. Car le mot de justice se prend quelquefois particulièrement et pour une seule vertu, comme lorsqu’on dit : Celui qui n’est point avare est juste. Mais il se prend aussi généralement et. pour la perfection de toutes les vertus. L’Ecriture sainte le prend le plus (29) souvent dans ce dernier sens, comme lorsqu’elle dit d’un homme qu’il est juste et véridique : « Ils étaient tous deux, » dit saint Luc, « justes devant Dieu. » (Luc, I, 6.)

4. « Joseph » donc « étant juste, » c’est-à-dire, étant bon et charitable, « voulut quitter Marie secrètement. » L’Evangile nous fait savoir les pensées de ce saint homme avant qu’il connût ce mystère, afin que nous ne doutions pas nous-mêmes de ce qui se passa quand il l’eut connu. Si Marie eût été telle qu’il la croyait, elle ne méritait pas seulement d’être déférée ou déshonorée en public, mais encore d’être condamnée au supplice qu’ordonnait la loi. Cependant Joseph épargne non-seulement la vie, mais même l’honneur de la Vierge; et bien loin de la punir, il évite même de la décrier. Que cette sagesse et cette vertu est extraordinaire, et combien ce saint était-il éloigné de cette passion, qui tyrannise les hommes avec tant de violence! Car vous savez jusqu’où vont les ressentiments de la jalousie. Salomon qui les connaissait parfaitement, disait : « La jalousie du mari sera pleine de fureur, il ne pardonnera point au jour de la   vengeance. » (Prov. VI, 34.) Et ailleurs: «La jalousie est dure comme l’enfer (Cant. VIII, (6),» et nous connaissons plusieurs personnes qui aimeraient mieux mourir que d’être exposées à ces soupçons qui déchirent l’âme.

Mais il y avait ici bien plus qu’un simple soupçon, puisque la grossesse de la Vierge paraissait une preuve convaincante de ce qu’il craignait. Cependant il est si pur et si exempt de passion, qu’il ne veut pas même affliger Marie dans la moindre chose. Comme d’une part il aurait cru violer la loi en la retenant chez lui, et que de l’autre la déshonorer et l’appeler en jugement, c’était l’exposer à la mort, il ne fait ni l’un ni l’autre, mais il tient une conduite qui est déjà bien supérieure à la loi ancienne. Il convenait qu’aux approches de la grâce du Sauveur, il parût déjà beaucoup de marques d’une perfection plus haute. Comme lorsque le soleil se lève, avant même qu’il répande ses rayons sur l’horizon, on voit paraître de loin une lumière qui éclaire une partie de la terre; ainsi Jésus-Christ près de sortir du sein de la Vierge éclairait déjà le monde avant que de naître. C’est pourquoi longtemps avant ce divin enfantement, les prophètes ont tressailli d’allégresse, les femmes ont prédit l’avenir, et saint Jean, encore dans le sein de sa mère, a bondi dans l’excès de sa joie. Telle est aussi l’origine de la vertu sublime que Joseph fit paraître en cette occasion. Il n’accuse point la Vierge, il ne lui reproche rien : il se contente de se séparer d’elle en secret.

Les choses en étaient là, l’embarras du saint patriarche était extrême lorsque l’ange survient tout à coup et dissipe toutes ces ténèbres. Il y a sujet de s’étonner pourquoi l’ange ne prévient pas plus tôt le trouble et les pensées de Joseph, et pourquoi il ne l’informe de ce mystère qu’après que ce soupçon est entré dans son esprit.

D’où vient que l’ange n’avertit point d’abord Joseph comme il avait averti la Vierge avant qu’elle eût conçu du Saint-Esprit? Et ceci donne lieu encore à une nouvelle difficulté. Car, si l’ange ne découvrait rien à Joseph, pourquoi la Vierge, qui avait tout appris de l’ange, ne l’en avertissait-elle pas? Comment, en voyant son fiancé si troublé, ne lui donnait-elle point la lumière qui eût dissipé ses doutes?

Pour résoudre ces deux questions, je dis que l’ange n’apparut point d’abord à Joseph, de peur qu’il ne demeurât incrédule, et qu’il n’éprouvât la même défiance que Zacharie. Lorsqu’on voit une chose de ses yeux, il est aisé de la croire; mais lorsqu’il n’en paraît encore rien, on ne la croit pas si facilement. C’est pourquoi l’ange ne prévient point Joseph, et c’est pour la même raison que la Vierge garde le silence. Elle ne comptait pas être crue de son fiancé, si elle lui annonçait elle-même une chose si extraordinaire, elle appréhendait même de l’irriter, et qu’il ne prît ce qu’elle lui dirait pour une excusé dont elle voudrait couvrir sa faute. Que si la Vierge qui allait être comblée d’une si grande grâce, éprouve elle-même quelque effet de la faiblesse humaine, et dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il,  puisque je ne connais point d’homme ? (Luc, 1,34),» saint Joseph aurait eu plus de raison de douter de .ce mystère, lorsqu’il l’aurait appris de son épouse, et dans le temps même où elle lui était devenue suspecte. Voilà pourquoi la Vierge garde le silence., et pourquoi l’ange attend pour le rompre le temps propice et favorable.

5. Pourquoi Dieu, dites-vous, ne garde-t-il pas la même conduite à l’égard de la Vierge, en ne lui annonçant ce mystère qu’après la conception? Pour lui épargner une grave inquiétude (30) et un grand trouble. Si le mystère de la conception divine se fût opéré en elle sans qu’elle eût été prévenue, songez à quelle extrémité elle aurait pu se porter pour échapper à l’infamie. Car cette vierge était admirable, et saint Luc montre quelle était sa vertu, lorsqu’il dit qu’à la salutation de l’ange, elle ne se livra pas incontinent à la joie, et ne crut pas légèrement ce qu’on lui disait, mais « qu’elle fut troublée, et qu’elle considérait en elle-même quelle pouvait être cette salutation, » (Luc, I, 29.)

Oui, une vierge si pure et si sainte, eût pu mourir de regret dans la seule vue de l’opprobre dont elle était menacée. En effet à qui eût-elle fait croire que sa grossesse venait d’ailleurs que de l’adultère ? C’est donc pour éviter ce désordre que l’ange vient la trouver avant qu’elle eût conçu Jésus-Christ. Il convenait souverainement que le sein si pur où le Créateur du monde devait s’incarner ne fût altéré par aucun trouble, et que l’âme de celle qui avait été choisie pour avoir tant de part à ce grand mystère, conservât toujours une paix profonde. Ce sont là les raisons pour lesquelles l’ange parle à Marie avant la conception, et à Joseph lorsque la grossesse était déjà avancée.

Quelques personnes peu intelligentes ont dit qu’il y avait lei de la contradiction, parce que saint Luc dit que ce fut à Marie, et saint Matthieu que ce fut à Joseph que l’ange annonça le mystère de l’Incarnation. Mais elles n’ont pas vu que cette révélation fut faite à l’un et à l’autre; et c’est une règle que nous aurons besoin de garder dans la suite, afin de concilier plusieurs endroits des évangélistes qui paraissent se combattre.

L’ange donc vint trouver Joseph lorsque celui-ci était dans le trouble ; il avait différé de lui parler pour la raison que nous avons dite, et pour faire mieux connaître la grandeur de sa vertu; mais le mystère allait s’accomplir, et enfin l’ange apparaît: « Joseph, » dit l’Evangile, « était dans ces pensées, lorsque l’ange du Seigneur lui apparut en songe. » Considérez la modération de ce saint homme! non-seulement il ne punit point son épouse, mais il ne découvre pas même ses pensées à celle qui lui était si suspecte. Il retenait tous ces mouvements dans son coeur, cachant même à la Vierge tous ses ressentiments et toute sa peine. Car l’évangile ne dit pas qu’il voulut la chasser de son logis, mais la quitter en secret, tant cet homme était doux et modéré.

« Lors donc que Joseph était dans ces pensées, l’ange lui apparut en songe. » Pourquoi pas manifestement comme aux pasteurs, à Zacharie et à la Vierge? C’est parce que Joseph avait beaucoup de foi, et qu’il n’avait aucun besoin d’une révélation plus claire. Pour la Vierge, en raison des grandes choses qu’on avait à lui annoncer, choses beaucoup plus incroyables que tout ce qu’on avait dit à Zacharie, il fallait non-seulement la prévenir avant l’accomplissement, mais le faire par une révélation manifeste. Les pasteurs, hommes grossiers, avaient aussi besoin d’une vision très-claire. Mais Joseph, qui avait vu la grossesse de Marie, qui était troublé de soupçons très fâcheux, et tout prêt à changer sa douleur en joie, si quelqu’un lui en donnait l’ouverture, Joseph reçoit de tout son coeur la révélation de l’ange. L’ange attend donc après le soupçon, pour accomplir son message, parce que cette disposition d’esprit devait incliner Joseph à croire plus facilement ce qu’on lui dirait. En effet Joseph n’avait dit ses craintes à personne, il les avait concentrées dans son coeur, et il entendait l’ange lui en parler: n’était-ce pas une preuve indubitable que c’était Dieu qui le lui avait envoyé, Dieu qui seul sonde le fond des coeurs?

Considérez donc combien cette conduite a été sage, puisqu’elle a servi et à faire voir l’excellence de la vertu de Joseph, à le disposer à la foi par le temps même où cette révélation lui a été faite, et à rendre l’histoire évangélique plus croyable en ce que Joseph passa par tous les sentiments qu’un homme devait nécessairement éprouver en pareille circonstance.

6. Mais comment l’ange le persuade-t-il? Ecoutez et admirez avec quelle sagesse il lui parle: «Joseph, fils de David, ne craignez point de prendre avec vous Marie votre épouse (20).» Il nomme d’abord David de qui le Messie devait naître; il apaise tout d’un coup ses doutes en le faisant souvenir, par le nom d’un de ses ancêtres, de la promesse que Dieu avait faite à tout le peuple Juif. Du reste il indique pourquoi il l’appelle « fils de David, » en ajoutant aussitôt: «Ne craignez point. » Dieu n’agit pas ainsi dans une autre occasion que nous marque l’Ecriture. En effet Abimélech entretenant en lui-même des pensées illicites au sujet (31) de la femme d’Abraham, Dieu lui parla d’une manière terrible et menaçante, quoique ce prince eût agi par ignorance et qu’il ne sût pas que Sara était la femme d’Abraham. Dieu parle ici plus doucement, mais aussi quelle différence entre les choses qui se passaient dans l’un et l’autre cas, entre la disposition de Joseph et celle d’Abimélech! Celle de Joseph ne comportait aucunement la réprimande.

Ces paroles, « ne craignez point, » marquent qu’il craignait d’offenser Dieu en retenant auprès de lui une adultère, et que sans cela il n’eût jamais pensé à la quitter.

Je le répète, en entretenant Joseph de ses plus secrètes pensées, de ses sentiments les plus intimes, l’ange veut prouver, et il prouve suffisamment qu’il vient de la part de Dieu. Mais quand il a dit: « Ne craignez point de « prendre avec vous Marie, » pourquoi ajoute-t-il «votre épouse ? » C’est pour justifier la Vierge par un seul mot, car il ne donnerait pas ce titre à une adultère. Ce mot d’épouse ici veut dire fiancée, comme l’Ecriture appelle gendres ceux qui ne sont encore qu’à la veille de le devenir. Et ce mot « prenez Marie, » que veut-il dire? Rien, sinon que Joseph garde Marie dans sa maison; car il avait déjà résolu de la quitter. Retenez, lui dit l’ange, votre épouse que vous méditez de quitter, puisque c’est Dieu même qui vous la donne, et non ses parents. Il vous la donne non pour l’usage ordinaire du mariage, mais seulement pour demeurer avec vous, et il l’unit avec vous par moi qui vous parle.

Jésus-Christ confie sa mère à Joseph, comme il la recommandera plus tard à son disciple, L’ange ne touche qu’obscurément ce qui se passait, et sans parler à Joseph du soupçon qu’il avait formé, il le détruit d’une manière bien plus noble et bien plus avantageuse, et il tire le saint homme de toutes ses craintes en lui expliquant le secret de cette conception, et en lui montrant que ce qui lui faisait craindre de retenir Marie, et ce qui le portait à la quitter, devait au contraire le porter, étant juste comme il était, à la garder avec lui. Non-seulement, lui dit-il, elle n’a rien fait contre la loi de Dieu, mais elle a conçu même d’une manière qui est élevée au-dessus des lois de la nature. Quittez donc toutes ces frayeurs, et entrez dans des transports de joie.

« Car ce qui est né en elle, est du Saint-Esprit (20). » Paroles certes tout à fait surprenantes, et qui surpassent toutes les pensées des hommes, et toute la puissance de la nature ! Comment donc un homme qui n’a jamais rien ouï de pareil, peut-il croire cette vérité? C’est parce que l’ange lui avait découvert tout ce qui était caché dans le fond de son coeur, tout ce qu’il souffrait, tout ce qu’il craignait, et tout ce qu’il était résolu de faire; oui, cette connaissance si extraordinaire et si divine que l’ange avait des plus secrètes pensées de Joseph contraignit celui-ci à croire. L’ange aussi ne se sert pas seulement du passé pour le rassurer, mais encore de l’avenir.

« Elle enfantera un fils, » lui dit-il, « à qui vous donnerez le nom de Jésus (21). » Car bien que cet enfant soit conçu du Saint-Esprit, ne croyez pas néanmoins que vous soyez dispensé d’en prendre soin, et de le servir en toutes choses. Quoique voussoyez étranger à sa naissance, et que Marie soit toujours demeurée parfaitement vierge, je vous donne néanmoins à l’égard de cet enfant la qualité de père en tout ce qui ne blessera point celle de vierge, et je vous laisse le pouvoir de le nommer. Ce sera vous qui lui donnerez son nom; et quoiqu’il ne soit pas votre fils, vous, ne laisserez pas d’avoir pour lui l’affection et le soin d’un père. C’est pour cette raison que je vous permets de le nommer vous-même, afin de vous unir d’abord très étroitement avec cet enfant.

Mais pour empêcher que cela ne fît croire que Joseph était véritablement son père, voyez ce qui suit, et avec quelle exactitude l’ange lui parle : « Elle enfantera, » dit-il. Il ne dit pas qu’elle enfanterait pour lui, mais il dit indéterminément qu’elle enfantera parce qu’elle n’a pas enfanté Jésus-Christ pour Joseph seul, mais pour tous les hommes.

7. C’est pour la même raison que l’ange apporte du ciel à Joseph le nom qu’il faudra donner à l’enfant.; il montre ainsi combien admirable devait être Celui que Dieu lui-même prenait le soin de nommer. Et le nom qu’il lui donne n’est pas un nom ordinaire, mais c’est un nom qui renferme comme dans un trésor la somme de tous les biens. C’est pourquoi l’ange l’interprète, pour exciter encore la foi de Joseph par l’espérance des grands biens qu’il lui promet. Car l’homme se porte naturellement à ce qui lui plaît, et il croit aisément ce qu’il désire.

Après donc que l’ange pour persuader Joseph, (32) s’est servi du présent, du passé et de l’avenir, et de la gloire infinie de l’enfant qu’il lui prédit, il scelle tout ce qu’il a dit par le témoignage des prophètes. Mais il le fait précéder de l’annonce des grands biens que cette naissance devait apporter au monde. Et quels sont ces grands biens? C’est la réconciliation des hommes avec Dieu, et la destruction du péché.

« Parce que ce sera lui, » dit-il, « qui sauvera son peuple de leurs péchés (22). » Cette grâce qu’il promet est une grâce bien nouvelle. Il ne promet point d’apaiser les guerres, et de défaire les barbares et les ennemis visibles, il promet de détruire et de guérir le péché, dont la plaie a toujours été incurable à tous les hommes.

Mais, dites-vous, pourquoi ce mot, « son peuple? » Que n’étend-il cette grâce à toutes les nations? C’était afin de ne point causer un étonnement trop fort; du reste ce terme, si l’on y prend bien garde, comprend aussi toutes les nations de la terre. Car ce ne sont pas les Juifs seuls qui sont le peuple de Jésus-Christ, mais tous ceux qui viennent à lui, et qui connaissent son nom. Remarquez encore comment l’ange présage la grandeur de Jésus-Christ en disant « qu’il sauvera son peuple de leurs péchés. » C’était déclarer on ne peut plus expressément que l’enfant dont il parle, n’est point un roi de la terre, mais un Roi du ciel, et qu’il est le Fils de Dieu, puisqu’il n’appartient qu’à Dieu de remettre les péchés.

Puis donc que Dieu nous a comblés de tant de grâces, vivons de telle sotte que nous ne déshonorions pas un si grand don. Car si même avant que d’avoir reçu une faveur si ineffable nous méritions d’être punis pour nos péchés, combien le mériterons-nous davantage après l’avoir reçue ? Je ne vous dis point ceci sans sujet. Je vous le dis, parce que j’en vois plusieurs qui vivent d’une manière plus relâchée après le baptême que ceux même qui ne l’ont point reçu, et qui ne font voir par aucune marque qu’ils sont chrétiens. On ne peut distinguer aujourd’hui ni dans les assemblées publiques ni dans l’Eglise même celui qui est fidèle d’avec celui qui ne l’est pas. Tout ce qui les distingue l’un de l’autre, c’est que lorsqu’on est près de célébrer les saints mystères, les uns sont chassés du temple, et que les autres y demeurent. Cependant ce ne devrait point être le lieu, mais la vie de chacun qui fît remarquer quel il est.

Les dignités du monde se font reconnaître par des marques extérieures: mais les signes de ce que nous sommes, nous chrétiens, doivent venir de l’âme et du fond du coeur. Un fidèle doit faire voir ce qu’il est, non par la seule participation des choses saintes, mais par la sainteté et par le renouvellement de sa vie. Il faut qu’un chrétien, selon l’Evangile, soit la lumière et le sel du monde. Si donc vous ne vous éclairez pas vous-même, et si vous n’empêchez pas votre propre corruption, à quoi pourrai-je juger que vous êtes un chrétien? Sera-ce parce que vous avez été régénéré dans les eaux sacrées du baptême? C’est ce qui vous rend encore plus coupable. Car plus ce qu’on a reçu est excellent, plus il attire de supplices sur celui dont la vie ne répond pas à la dignité d’un si grand don. Il faut qu’un chrétien montre ce qu’il est, non-seulement parce qu’il n reçu de Dieu, mais encore parce qu’il offre lui-même à Dieu. Il faut que sa vertu éclate au dehors par sa démarche, par ses regards, par sa contenance, par ses paroles.

Je vous dis ceci afin que nous soyons réglés en toutes choses, non pour plaire aux hommes, mais pour les édifier. Mais lorsque je cherche en vous des marques de ce que vous êtes, j’en trouve de toutes contraires. Si j’en juge par le lieu, je vous vois passer les jours dans les spectacles, dans le cirque, dans le théâtre, dans les assemblées publiques, et dans la compagnie de personnes toutes corrompues. Si je considère votre extérieur, je vois des ris immodérés, et des effusions de joie semblables à celles des femmes perdues. Que si je m’arrête à vos habits, je ne puis les discerner d’avec les habits des comédiens. Si je juge de vous par ceux qui vous suivent, je ne vois que des flatteurs et des gens de bonne chère. Si j’examine vos paroles, je n’y vois rien d’utile, rien de sérieux, ni rien qui ressente ce que nous sommes. Enfin si j’en juge par votre table, c’est encore où je trouve plus de sujet de vous accuser.

8. Que me reste-t-il donc pour reconnaître que vous êtes chrétiens, puisque tout ce qui paraît en vous publie le contraire? Mais que dis-je, si vous êtes chrétiens? Je ne puis même juger si vous êtes hommes? Car lorsque vous êtes, pour user des expressions de l’Ecriture, récalcitrants comme les ânes; que vous folâtrez comme les jeunes taureaux; que vous courez après les femmes, comme les chevaux (33) hennissent après les cavales; que vous êtes avides et gourmands comme les ours; que vous vous engraissez comme les mulets; que vous êtes vindicatifs comme les chameaux; ravisseurs comme les loups; colères comme les serpents ; que vous piquez comme les scorpions; que vous êtes déguisés comme les renards; pleins de venin et de fureur comme l’aspic et la vipère; et enfin lorsque vous êtes méchants comme le démon, et que vous vous plaisez comme lui à faire une guerre cruelle à vos frères: comment vous puis-je mettre au rang des hommes, puisque je ne vois point en vous les traits et les caractères de la nature des hommes?

Je cherchais à discerner un chrétien d’avec un catéchumène, et je suis en peine maintenant de distinguer un homme d’avec une bête. Que dirai-je donc que vous êtes? Vous mettrai-je au nombre des bêtes? Les bêtes n’ont chacune qu’un vice qui leur est particulier; mais vous les rassemblez tous en vous seul, et ainsi vous allez plus loin dans la déraison que les bêtes mêmes. Vous appellerai-je un démon! Mais le démon n’est l’esclave ni de l’intempérance du manger ni des richesses. Si donc vous vous êtes mis au-dessous même des bêtes et des démons, comment vous appellerons-nous hommes, et si vous ne méritez pas d’être appelés hommes, comment vous appellerons-nous chrétiens?

Mais ce qui est encore plus déplorable, c’est qu’étant dans un état si funeste, nous ne comprenons pas même quelle est la laideur et la difformité de notre âme. Lorsqu’on vous fait les cheveux, vous avez soin qu’un cheveu ne passe pas l’autre. Vous consultez le miroir, vous demandez l’avis de ceux qui sont présents, et du coiffeur même, pour voir si tout est bien ajusté, et tout vieux que vous êtes, vous ne rougissez point d’être encore aussi léger et aussi ardent dans ces folles passions que les jeunes gens. Et lorsque notre âme est non-seulement défigurée, mais aussi difforme que les monstres des fables, aussi hideuse qu’une Scylla ou qu’une chimère, nous n’en avons pas le moindre souci! Cependant l’âme a son miroir aussi bien que le corps, et un miroir beaucoup plus clair et plus avantageux. Il ne découvre pas seulement nos laideurs; mais il nous montre encore la manière de les changer, si nous le voulons, en une rare beauté.

Ce miroir, mes frères, est le souvenir des Saints, l’histoire de leur bienheureuse vie; la lecture de l’Ecriture sainte, et la loi de Dieu. Si vous vous appliquez une fois à considérer l’image de ces saints hommes, vous reconnaîtrez aussitôt toutes les laideurs de votre âme, et quand vous les aurez reconnues, vous n’aurez besoin que de ce même miroir pour vous en pouvoir délivrer. Tant l’usage que nous en faisons est puissant, et tant il nous donne de facilité pour nous convertir!

Que personne donc ne demeure plus dans cet état de bête. Car si le serviteur n’a pas droit d’entrer dans la maison du père, comment celui qui est devenu bête, pourra-t-il seulement approcher de là porte? Que dis-je celui qui est devenu bête? Ces sortes de personnes sont pires que toutes les bêtes. Les bêtes, quoique naturellement farouches, s’apprivoisent par l’artifice dès hommes, mais vous qui les rendez douces de sauvages qu’elles étaient, comment pouvez-vous vous excuser, puisque vous vous dépouillez de la douceur qui vous était naturelle, pour vous revêtir de la cruauté des bêtes, après avoir forcé les bêtes a quitter leur cruauté naturelle, pour imiter la douceur des hommes?

Vous apprivoisez le lion, et vous le rendez traitable; et vous devenez vous-même plus furieux et plus intraitable que les lions. Cette bête a deux, grands obstacles pour être apprivoisée, l’un qu’elle n’a point de raison, et l’autre qu’elle est pleine de fureur. Cependant l’adresse que Dieu vous a donnée, fait que vous trouvez le moyen de l’adoucir, et de forcer la nature même. Comment donc vous, qui vous rendez maître de la nature dans les bêtes, trahissez-vous vous-même et vôtre nature et votre raison? Si je vous donnais un autre homme à apprivoiser, je né vous demanderais rien de fort difficile; quoique vous pourriez me dire, que vous n’êtes pas maître de la volonté d’un autre, et que ce que je vous demanderais ne dépendrait point de vous. Mais ici je vous donne à apprivoiser vôtre naturel qui est en vous, et qui vous est assujéti.

9. Quelle excuse donc vous restera-t-il, quel spécieux prétexte aurez-vous à mettre en avant, vous qui forcez en quelque sorte un lion à devenir homme, pendant que vous ne vous mettez pas en peine de ce qu’étant homme, vous agissez en lion? Vous donnez à l’un ce que la nature lui refuse, et vous vous ôtez à vous-même ce que la nature vous avait donné. Vous élevez les bêtes farouches à la dignité de l’homme, et vous descendez vous-même de votre trône, pour vous rabaisser à l’état de bête.

Considérez la colère comme une bête farouche, et appliquez-vous à l’apprivoiser, et à la vaincre par la douceur, avec le même soin que les autres apprivoisent les lions. Cette passion a ses dents et ses ongles dont elle est armée; et si on ne l’adoucit, elle mettra tout en pièces. Le lion ou la vipère ne déchire pas tant les entrailles, que la colère les déchire comme par des ongles de fer. Elle ne tyrannise pas seulement le corps, elle passe jusqu’à l’âme, attaquant ce qu’elle a de plus sain, corrompant ce qu’elle n de plus pur, paralysant sa force, et la rendant inutile à tout. Si ceux qui ont les entrailles rongées de vers, ne peuvent pas même respirer: comment pourrons-nous former aucune pensée sainte et généreuse, tant que nous entretiendrons en nous cette passion, qui comme une cruelle vipère nous ronge le coeur?

Quel est donc le moyen, dites-vous, de chasser de nous cette bête si cruelle? C’est de boire un breuvage qui puisse tuer, au dedans de nous, tous ces vers et tous ces serpents. Quel est ce breuvage, me répondrez-vous, et comment pourrait-il avoir tant de force? C’est le précieux sang du Sauveur, si on le prend avec une sainte confiance. Car il n’y a point de maladie qui ne cède à la vertu de ce remède.

Mais il faut ajouter l’amour et la pratique de la parole de Dieu, avec le soin de faire l’aumône. C’est par ces remèdes que nous ferons mourir toutes ces passions qui empoisonnent notre âme. C’est ainsi que nous vivrons véritablement, au lieu que maintenant nous ne différons guère des morts. Car il est impossible que notre âme vive, pendant que ces vices vivront dans nous. Travaillons donc sans cesse à les étouffer. Car si nous ne nous hâtons de les faire mourir ici, ils nous feront mourir en l’autre monde et avant même notre mort, ils nous feront souffrir mille maux.

Chacune de ces passions est cruelle, violente et insatiable, et, elle nous dévore tous les jours sans nous donner de relâche. Leurs dents comme dit 1’Ecriture, sont des dents de lion, et elles sont encore plus cruelles. Le lion quitte sa proie quand il est rassasié, mais ces passions ne s’assouvissent point et ne quittent point celui qu’elles ont commencé une fois à dévorer, jusqu’à ce qu’elles l’aient rendu semblable au démon. Elles ont un tel empire sur leurs esclaves, qu’elles exigent d’eux le même assujettissement que saint Paul rendait volontairement à Jésus-Christ, lorsqu’il méprisait pour lui l’enfer et le ciel. Quand un homme est une fois possédé de l’amour des beautés charnelles, ou des richesses ou de la gloire, il se rit de l’enfer et méprise le ciel pour exécuter ce que sa passion lui commande.

Après cela pourrons-nous douter de ce que saint Paul a dit de la violence de l’amour qu’il avait pour Jésus-Christ? Car s’il se trouve des personnes qui servent leurs passions avec une semblable violence, pourquoi trouverons-nous incroyable l’ardeur que le saint Apôtre témoigne pour le service du Sauveur du monde? Et d’où vient que notre amour pour Jésus-Christ est si faible, sinon de ce que nous épuisons toute la force de nos âmes dans ces vaines passions ; que nous ravissons le bien d’autrui, que nous sommes avares et esclaves de la vaine gloire, ce qui est la dernière et la plus méprisable de toutes les servitudes? Tant que vous serez possédé de cette passion, on aura beau vous estimer grand et illustre, vous n’aurez rien au-dessus du dernier des hommes. Votre grandeur au contraire sera votre confusion et votre honte. Ces flatteurs qui s’empressent de vous louer, se jouent de vous par cela même que vous aimez leur louange. Ainsi en cherchant à vous élever, vous vous ravalez jusqu’à vous rendre ridicule. Car l’amour de la vaine gloire est une chose mauvaise et blâmable par elle-même.

10. Comme donc si on louait et si on flattait un homme qui se vante de son impudicité, on deviendrait plus criminel par ces louanges, que celui même qui commet ces brutalités; ainsi lorsque nous louons ceux qui recherchent la gloire, nous ne les rendons pas pour cela plus jouables, mais nous nous rendons plus coupables qu’eux..

Pourquoi cherchez-vous avec tant de passion ce qui produit un effet tout contraire à ce que vous désirez? Si vous voulez posséder la gloire, méprisez-la et vous deviendrez véritablement digne de gloire. Pourquoi, étant chrétien, entrez-vous dans la disposition où était le roi Nabuchodonosor, dont il est parlé dans l’Ecriture? Ce prince se fit dresser une statue. Il s’imagina que cette figure vaine serait son (35) honneur, et quoiqu’il fût vivant lui-même et cette image, morte, il crut néanmoins que ce qui n’avait point de vie, lui donnerait de la gloire à lui qui vivait. Qui n’admirera cette extravagance et cette folie? Plus il tend à s’élever, plus il se rabaisse. Il met sa confiance dans une chose sans âme plutôt qu’en lui-même, qui était vivant et animé. Il veut diviniser du bois ou de l’or, et il se rend d’autant plus ridicule, qu’il espère acquérir plus d’estime par cette vile matière qui est hors de lui, que par sa vertu propre et par le mérite de sa vie. C’est comme si un homme se croyait plus estimable, de ce qu’il n une grande maison et un escalier magnifique, que de ce qu’il est homme.

Plusieurs encore aujourd’hui imitent ce prince. Il se voulait faire estimer par une statue, ils veulent se signaler, ou par leurs habits, ou par leurs chevaux, ou par leurs chariots superbes, ou par leurs maisons et leurs colonnes magnifiques. Car après avoir perdu la gloire propre à la dignité d’hommes, ils cherchent de tous côtés une gloire misérable et digne du dernier mépris.

Ce n’est pas ainsi que ces trois généreux serviteurs de Dieu fâchèrent de se signaler autrefois. Ils s’attachèrent au véritable honneur; jeunes, étrangers, captifs, esclaves et manquant de tout, ils ne laissèrent pas d’être plus glorieux que ceux qui étaient au faite des honneurs et des biens du monde. Toutes les richesses de Nabuchodonosor, cette statue, ces gouverneurs de provinces, ces officiers, ces gens de guerre sans nombre, enfin tout ce qu’il pouvait avoir ou en vérité ou en apparence, ne lui suffit pas pour le faire paraître aussi grand qu’il l’aurait souhaité. Et ces trois jeunes hommes, qui n’ont rien de toutes ces choses, trouvent que leur seule vertu leur suffit, et tout pauvres qu’ils sont, ils sont à l’égard de ce prince paré de sa pourpre et de son diadème, ce qu’est la lumière du soleil à l’égard d’une pierre qui n quelque éclat.

Ces jeunes captifs et ces admirables esclaves sont conduits devant tout le monde. Ils sont présentés devant ce roi, qui fait allumer sous leurs yeux une fournaise épouvantable. Tout ce qu’il y avait de grand dans le royaume, les gouverneurs, les généraux, les satrapes, et tout cet appareil du diable y était. Le bruit des trompettes et des clairons, et le son de tous les instruments de musique, frappait l’air et l’oreille de tous côtés. On allumait cependant la fournaise et sa flamme s’élevait jusqu’aux nuées. Tout était rempli de frayeur et de tremblement. Il n’y n que ces trois jeunes hommes qui demeurent intrépides. Ils se rient de cet appareil tragique comme d’un jeu d’enfants. Ils montrent un courage et une humilité admirable. Et parlant à ce prince d’une voix qui s’élève au-dessus du bruit des trompettes, ils lui disent : « Sachez, roi (Dan. III, 17); » ils l’appellent de la sorte, quoique ce fût un tyran, parce que leur dessein n’était pas de lui dire quelque parole injurieuse, mais seulement de donner des preuves de leur piété. C’est pourquoi ils ne lui font pas de longs discours, mais ils lui disent en un mot: « Il y a un Dieu dans le ciel qui peut nous délivrer de vos mains (Ibid.).» Pourquoi nous effrayez-vous de ces troupes si nombreuses, de cette fournaise ardente, de ces épées qui nous menacent et de ces gardes qui nous environnent ? Le Dieu que nous adorons est au - dessus de tout cela et il peut tout.

Mais comme ils savaient que Dieu pouvait permettre qu’ils fussent brûlés, et craignant, si cela arrivait, de passer pour menteurs, ils ajoutent: « Et quand il ne plairait pas à Dieu de nous retirer de vos mains, sachez, ô roi, que nous n’adorerons point vos dieux. » (Dan. III,18.)

11. S’ils eussent dit: S’il ne plaît pas à Dieu de nous délivrer, c’est à cause de nos péchés, ces impies ne l’eussent pas cru. C’est pourquoi ils n’en disent rien alors; mais ils le font dans la fournaise, où ils avouent et répètent sans cesse qu’ils ont péché, et qu’ils sont punis pour leurs péchés. Devant le roi, ils ne disent rien de semblable, ils déclarent simplement que quand ils devraient être brûlés, ils ne trahiront point leur religion. Car ils ne cherchaient point ici leur récompense, mais ils faisaient tout pour le seul amour de Dieu. Cependant ils étaient dans la servitude, ils gémissaient dans la captivité, et ne jouissaient d’aucune douceur de la vie; ils avaient perdu leur pays, leur liberté et leurs biens.

Et ne dites point qu’on les honorait dans la cour de ce prince. Car saints et justes comme ils étaient, ils eussent mieux aimé mille fois mendier leur pain en leur pays, et avoir la joie d’adorer Dieu dans son temple, que d’être honorés parmi ces barbares. Ils disaient comme David: « J’aime mieux être vil et abject dans (36) la maison de Dieu, que de demeurer dans la tente des pécheurs. Un seul jour, mon Dieu,   vaut mieux dans votre temple que mille partout ailleurs. » (Ps. LXXXIII, 11.) Ils auraient cent fois mieux aimé être les derniers dans le peuple de Dieu que de régner dans Babylone. Ils le font assez voir par ce qu’ils disent dans la fournaise, où ils témoignent que la demeure de ce pays leur était insupportable. Car quelque honneur qu’on leur rendît dans la maison de ce prince, ils ne pouvaient être sans douleur, en voyant leurs frères dans les dernières extrémités du malheur. Et c’est le propre des saints de ne préférer jamais la gloire et l’honneur, ni toute autre chose, au salut et à l’avantage de leurs frères.

Considérez donc comment ces saints, lorsqu’ils étaient dans les flammes, prient pour tout le peuple, au lieu que nous oublions, nous, de prier pour nos frères, lorsque nous sommes dans l’état le plus tranquille. En interprétant le songe du roi, ils n’avaient eu aucun égard à leurs intérêts, mais au bien des autres. Car ils firent assez voir depuis combien ils méprisaient la mort. Ils s’offrent dans foutes les rencontres pour fléchir la colère de Dieu, et ne croyant pas le mériter par eux-mêmes, ils ont recours aux mérites de leurs pères, et ils protestent qu’ils ne peuvent offrir à Dieu « qu’un esprit humilié et un coeur contrit. » (Dan. III, 39.)

Imitons donc, mes frères, ces jeunes hommes. Il y a encore aujourd’hui une statue d’or que le démon veut nous faire adorer, c’est l’amour de l’argent: mais demeurons toujours fermes. Que le bruit des trompettes, le concert des instruments, ni tous les attraits de ces biens trompeurs ne nous touchent point. Quand nous devrions tomber dans la fournaise de la pauvreté, entrons-y plutôt que d’adorer cette idole, et nous trouverons que les flammes deviendront pour nous une rosée rafraîchissante. N’appréhendez point la pauvreté, quoique nous l’appelions une fournaise. Car, jetés dans la fournaise, ces jeunes hommes en devinrent plus purs et plus éclatants; au lieu que la flamme qui en sortit consuma ceux qui avaient adoré l’idole.

Tout se passa alors en un même temps et visiblement; mais Dieu n’accomplit aujourd’hui ces choses qu’en partie, et il réserve le reste en l’autre vie. Ceux qui aiment mieux souffrir dans la fournaise de la pauvreté que d’être idolâtres des richesses, brillent déjà dès ici-bas, mais ils brilleront encore plus dans le ciel: et ceux au contraire qui amassent des richesses d’iniquité, souffriront alors les plus grands supplices. Le Lazare est sorti de cette fournaise aussi éclatant que ces trois jeunes hommes, et le mauvais riche, qui était du nombre de ceux qui adorèrent l’idole, fut condamné au feu éternel.

Ce qui est arrivé à ces jeunes hommes n’était qu’une figure de l’avenir. De même que, jetés dans la fournaise, ils n’éprouvèrent aucun mal, et qu’il en sortit un feu qui dévora ceux qui étaient au dehors, ainsi les saints passent sans douleur par la fournaise de la pauvreté, et ils en deviennent même plus éclatants; au lieu que la flamme se lancera sur les idolâtres de la richesse avec plus de violence que les bêtes les plus farouches, et les entraînera dans l’abîme du feu éternel.

Si quelqu’un ne croit pas à l’enfer, qu’il jette les yeux sur cette fournaise de Babylone. Que la créance des choses passées l’aide à croire celles qui sont à venir, et qu’il n’appréhende pas la fournaise où le pauvre est éprouvé, mais celle où les péchés seront punis. Dans celle-là, il n’y n que paix et que rosée; dans celle-ci il n’y a que flammes et que douleur. Les anges sont dans la première pour en adoucir l’ardeur, et les démons sont dans la seconde pour en rendre le feu encore plus brûlant.

12. Que les riches écoutent ceci, eux qui allument la fournaise de la pauvreté, pour y consumer les pauvres. Les pauvres n’y trouveront rien qui leur nuise, parce que Dieu leur fera ressentir la douceur d’une rosée céleste, mais les riches seront eux-mêmes la proie des flammes qu’ils ont allumées de leurs propres mains. L’ange descendit alors pour soulager ces jeunes hommes. Allons de même soulager ceux qui sont dans la fournaise de la pauvreté. Que nos aumônes soient comme une rosée qui les rafraîchisse. Eloi gnons d’eux les flammes qui les environnent, afin d’avoir quelque part à la couronne que Dieu leur prépare. C’est ainsi que nous mériterons d’éloigner de nous le feu de l’enfer par cette parole que Jésus-Christ nous dira : « J’ai eu faim, et vous m’avez nourri (Matth. XXV, 35), » laquelle dans le dernier jour nous tiendra lieu d’une divine rosée, pour nous rafraîchir au milieu des flammes. (37)

Allons avec nos aumônes dans le fond de cette fournaise. Voyons-y ces pauvres évangéliques qui y marchent au milieu des flammes. Voyons-y un prodige nouveau, un homme qui, au milieu du feu de l’indigence, chante des cantiques à Dieu, qui lui rend des actions de grâces, et qui, pressé de la misère la plus extrême , n’a la bouche ouverte que pour le louer. Car ceux qui souffrent leur pauvreté avec action de grâces, sont égaux en mérites à ces trois jeunes hommes, puisque la pauvreté est plus terrible, et qu’elle brûle encore plus que le feu même. Mais le feu ne brûla point ces jeunes hommes , il consuma seulement leurs liens aussitôt qu’ils commencèrent à louer Dieu; de même, si lorsque vous tombez dans la pauvreté, vous en rendez des actions de grâces, vos liens seront brûlés, et le feu qui vous environnait s’éteindra. Que s’il ne s’éteint pas, il se changera par un miracle encore plus grand en une rosée, comme il arriva alors, puisque, sans que ce feu s’éteignît, ces jeunes hommes ne laissèrent pas d’y jouir d’une fraîcheur très agréable, qui les empêcha d’y brûler. C’est ce qui se voit dans les pauvres évangéliques, qui trouvent plus de repos et plus de joie dans leur pauvreté, que les riches n’en trouvent dans leurs richesses.

Ne nous tenons point auprès de cette fournaise sans y entrer, en considérant sans compassion les nécessités des pauvres, afin de n’être point enveloppés dans le malheur que souffrirent les ministres du prince. Si vous descendez au fond de ces feux, ils ne vous toucheront pas plus que ces jeunes hommes; mais si les regardant d’en-haut vous méprisez ceux qui y souffrent, vous vous en trouverez enveloppés. Descendez donc dans cette fournaise pour n’en être pas brûlés. Ne vous tenez pas au dehors, de peur que ces flammes ne vous attaquent. Si vous êtes avec les pauvres, elles ne vous blesseront pas, mais si vous en êtes séparés, elles vous dévoreront.

Ne vous éloignez donc point de ceux qui souffrent dans ces flammes, et lorsque le démon commande qu’on jette dans la fournaise ceux qui refusent d’adorer l’or, ne soyez pas du nombre de ceux qui y jettent les autres, mais de ceux qui y sont jetés afin que vous soyez aussi du nombre de ceux qui seront sauvés, et non de ceux qui seront brûlés: car il n’y a pas de rosée plus abondante ni plus douce que le détachement des richesses et la compagnie des pauvres. Les plus riches de tous les hommes sont ceux qui foulent aux pieds l’amour des richesses ; comme ces jeunes hommes devinrent par le mépris qu’ils firent du roi, plus glorieux que ce roi même. Si vous méprisez tout ce qu’il y a dans ce monde, vous serez plus grands que le monde, comme ont été autrefois ces saints, dont le monde n’était pas digne. Méprisez tous les biens d’ici-bas, pour vous rendre dignes de ceux du ciel. Car c’est ainsi que vous serez grands en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ , à qui appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (38)

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