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HOMÉLIE LXIV.« APRÈS CELÀ PIERRE LUI DIT : POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS » ? (CHAP. XIX, 27, JUSQUAU VERSET 17 DU CHAP. XX.) ANALYSE 1. La récompense que Jésus-Christ promet à ceux qui auront tout quitté pour le suivre est offerte aux pauvres aussi bien quaux riches. 2. Les apôtres qui quittèrent tout pour Jésus-Christ en furent récompensés dès cette vie, puisquils ont été en vénération à toute la terre. 3. Explication de la parabole des ouvriers de la onzième, heure. 4 et 5. Que le Fils de Dieu exhorte plus fréquemment à la pureté des moeurs quà la pureté de la foi. Quil suffit de manquer dune seule vertu pour se perdre. Que les, chrétiens devraient rougir de donner moins aux pauvres que les pharisiens et les juifs. Quil faut imiter les bons, ne point jeter les yeux sur ceux qui ne le sont pas, et ne juger de personne.
1. Pardonnez-moi, bienheureux apôtre, si jose vous demander quelles sont ces choses que vous dites avoir quittées? Est-ce une barque, est-ce un filet, est-ce le reste de ce qui est nécessaire à lart de pêcher, est-ce le métier même de pêcheur? Oui, répond ce saint apôtre. Cest ce que je dis que jai quitté, non pour en tirer quelque gloire, mais pour introduire et pour amener à Jésus-Christ cette troupe de pauvres, qui voudront bien tout quitter pour le. suivre. Comme Jésus-Christ venait de titre à un homme riche: « Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel», afin que tes pauvres. ne puissent dire: Que, ferai-je donc? moi qui nai rien, ne pourrai-je être parfait? Saint Pierre fait cette demande au Sauveur, afin que vous, qui êtes pauvre, appreniez de la réponse du Fils de Dieu même que votre pauvreté ne vous empêchera point dêtre parfait. Saint Pierre fait cette demande à Jésus-Christ, afin que si cet apôtre neût pas eu assez dautorité pour lever tous vos doutes par lui-même, comme étant encore imparfait, et nayant pas reçu le Saint-Esprit, le Maître (499) même de Pierre, vous les lève et vous rassure par sa réponse. Ce saint apôtre fait ici ce que nous faisons souvent, lorsque nous nous mettons en peine des autres, et que nous parlons pour leurs intérêts. Il porte à Jésus-Christ comme les humbles remontrances de toute la terre. Car il est assez visible, par ce que nous avons déjà vu, quil ne pouvait pas être en peine pour lui personnellement; et que celui qui avait reçu les clés du ciel, devait se promettre ensuite de jouir de tous les biens que lon y possède. Et remarquez, mes frères, que cet apôtre marque précisément ici les deux choses que Jésus-Christ venait de demander à ce jeune homme riche; lune de donner tout aux pauvres, et lautre de suivre Jésus-Christ : « Nous avons », dit-il, « quitté tout, et nous vous avons suivi ». Ils ont tout quitté afin de le suivre. Car il est bien plus aisé de suivre Dieu, après quon a tout quitté pour lui; et ce renoncement a tout rempli lâme de confiance et de joie. Que répond donc le Fils de Dieu à saint Pierre? « Je vous dis en vérité, que pour vous qui mavez suivi, lorsquau temps de la renaissance générale, le Fils de lhomme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus dlsraël(28)». Quoi, mes frères, Judas sera-t-il assis sur lun de ces douze trônes? Qui pourrait avoir cette pensée? Comment donc saccomplira cette parole du Fils de Dieu? Jérémie nous représente un arrêt de Dieu quil donne lui-même aux Juifs, qui peut éclaircir doute « Je parlerai » , dit Dieu par ce prophète, « sur une nation et sur un royaume, afin de le perdre et de le ruiner. Si cette nation se convertit et se retire du mal, je me repentirai aussi des maux que javais résolu de lui faire. Je parlerai de même sur une nation et sur un royaume pour le rétablir et le réédifier; et sils font le mal en ma présence., et quils nécoutent point ma voix, je me repentirai du bien que javais promis de leur faire ». (Jérém. XVIII, 9.) Comme sil disait: Je change également mes ordres, soit pour le bien, soit pour le mal. Quand jaurais promis à un peuple de le rétablir, sil se rendait indigne de ma promesse, je ne laccomplirais pas. Cette conduite de Dieu a paru encore dans le premier homme. Dieu lui dit : « Votre crainte et votre terreur sera sur toutes les bêtes de la terre». (Gen. III, 2.) Et cela néanmoins ne sest point exécuté parce quil se rendit 1ui-même indigne de cette souveraineté que Dieu lui avait donnée suries animaux. Et cest ce qui est arrivé à Judas. Considérez en ceci mes frères, la sagesse de Dieu. Il veut empêcher dun côté que la sévérité de ses menaces ne désespère les hommes sils croyaient quil leur serait impossible de les éviter. Il veut empêcher de lautre que la grandeur de ses promesses ne les jette dans le relâchement, en leur persuadant quils nont plus rien à craindre après que Dieu sest ainsi déclaré en leur faveur. Il les désabuse par son prophète de cette double erreur. Si je vous menace, leur dit-il, nentrez point dans le désespoir; puisque vous pouvez comme les Ninivites me faire révoquer mon arrêt par votre conversion et votre pénitence. Que si, au contraire, je vous fais de grandes promesses, ne vous en rendez pas indignes par votre lâcheté et votre négligence; puisque si vos déréglements mobligent de les rétracter, non-seulement elles vous deviendront inutiles, mais elles vous rendront même plus punissables. Je rie fais mes promesses quà ceux qui en sont dignes, et qui persévèrent dans le service quils me rendent. Cest pourquoi, lorsquil parle à ses apôtres, il ne leur dit pas seulement : Vous serez assis sur des trônes : mais il ajoute : « vous qui mavez suivi », afin de rejeter Judas de leur nombre, et de leur associer au contraire tous ceux qui dans la suite de lEglise quitteraient tout pour le suivre. Car Jésus-Christ ne dit pas ceci seulement pour ses apôtres, ou pour Judas qui sest rendu indigne de ce bonheur. Il avait en vue toute son Eglise. Il promet à ses apôtres les biens à venir, quand il leur dit quils seraient assis sur douze trônes. Parce quils étaient déjà élevés au-dessus de toute la terre, et quils ne cherchaient plus rien de tous les biens dici-bas. Mais il promet aux autres les biens même dici-bas, lorsquil ajoute: « Et quiconque abandonnera pour moi sa maison ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant et aura pour héritage la vie éternelle (39) ». Il semble que Jésus-Christ appréhende que ce quil vient de dire à ses apôtres: « vous serez assis» et le reste, ne donne lieu aux hommes de croire quil réservait cette récompense seulement pour ses disciples, et que les autres ny auraient (500) aucune part. Cest pourquoi il adresse ici son discours généralement à tous les hommes; et il veut les assurer de lavenir par lexpérience du présent. Quand ses disciples étaient encore faibles, il ne leur promettait que des choses basses. Quand il les retire de .la pêche, et quil les fait renoncer à leurs filets, il ne leur promet ni le ciel, ni un trône comme ici; mais il leur dit seulement « quils deviendraient pêcheurs dhommes (Matth. IV, 19.)»; mais lorsquils sont plus avancés, il leur propose les récompenses du ciel. 2. Cette parole: « Vous serez assis; et vous jugerez les douze tribus dIsraël », ne veut dire autre chose sinon quils les condamneraient. Car nous ne devons pas croire que les apôtres seront assis alors effectivement dans des trônes pour être les juges des Juifs. Jésus-Christ leur dit quils condamneraient les Juifs, comme il dit ailleurs, que la reine de Saba et que les Ninivites le condamneraient. Cest de cette manière que le Fils de Dieu dit ici que ses apôtres condamneraient non tous les hommes de la terre, mais n les tribus dIsraël ». Comme les Juifs et les apôtres avaient été également élevés dans les mêmes lois, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes cérémonies, lorsque les Juifs prétendront sexcuser par la loi de ce quils nauraient pas cru en Jésus-Christ; comme si Moïse leur eût défendu de lécouter, le Fils de Dieu les condamnera aussitôt en leur opposant ses apôtres, qui, étant Juifs comme eux, ont bien su allier la loi avec la foi de lEvangile, et respecter lune sans offenser lautre. Cest pourquoi il dit deux en un autre endroit, «quils seraient les juges des Juifs ». Vous, me demanderez peut-être en quoi donc consiste lavantage des apôtres; sil ne leur promet que ce quil a dit des Ninivites et de la reine de Saba? Je vous réponds que Jésus-Christ leur a promis et leur promettra encore dans la suite beaucoup dautres choses, et quils ont encore dautres avantages que celui-ci. Mais lon peut dire même que le terme dont il se sert en parlant de ses apôtres, marque quelque chose qui leur est particulier. Il dit simplement en parlant du peuple de Ninive : « Les Ninivites sélèveront et condamneront ce peuple», et il dit la même chose de la reine de Saba. Mais il dit plus lorsquil parle de ses apôtres : « Quand le Fils de lhomme», leur dit-il, « sera assis sur le trône de sa gloire, alors vous serez aussi assis sur douze trônes ». Ce mot de « trône » marque quils régneront avec lui, et quils participeront à sa gloire; ce qui a rapport à ce que dit saint Paul: « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui (II Tim. II, 12) ». Car le terme de trône ici employé pour désigner la récompense des apôtres, aie veut pas dire quils siégeront comme juges. Lui seul sera assis comme seul juge; et ces trônes quil promet à ses disciples, marquent seulement la grande gloire dont ils seront comblés alors. Cest donc là la récompense quil promet à ses disciples. Pour les autres, il leur promet « la vie éternelle ~tans lautre monde, et le « centuple dans celui-ci ». Et sil fait cette promesse au commun de ses, disciples, il la fait encore plus à ses apôtres : et il la même vérifiée en leur personne. Car nayant quitté que des filets, ils sont devenus maîtres de tous les biens des fidèles. On a mis à leurs pieds le prix des maisons et des terres quon avait vendues; et les serviteurs de Jésus-Christ ont été prêts à donner pour eux leur propre vie, selon que saint Paul le dit des Galates : « Si « vous eussiez pu », leur dit-il, « vous mau« riez donné vos propres yeux ». (Gal. IV, 15.) Quand Jésus-Christ dit ici : « Quiconque quittera sa femme », il ne nous commande pas de rompre les mariages. Il faut entendre ces paroles dans. le même sens que ces autres: « Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera ». Ce quil ne dit pas pour nous porter à nous tuer nous-mêmes, et à arracher avec violence notre âme de notre corps: mais pour nous avertir de préférer toujours la piété à tout le reste. Cest lavis quil donne ici aux hommes à légard de leurs femmes, et de leurs frères, et de tous leurs proches. Il me semble, que par ces paroles, il marque obscurément les persécutions qui devaient bientôt arriver dans son Eglise. Car, comme il devait y avoir beaucoup de pères qui précipiteraient leurs propres enfants dans le crime, et beaucoup de femmes qui y pousseraient leurs maris, Jésus-Christ veut que les fidèles cessent de regarder comme leurs femmes ou leurs pères, les personnes qui les pousseraient à limpiété. Cest ce que saint Paul dit en dautres termes: « Si linfidèle se sépare, quil se sépare». (I Cor. VIII, 45.) Après avoir donc ainsi relevé le courage de (502) ses apôtres, et leur avoir inspiré une sainte confiance, et pour eu-mêmes et pour le reste des hommes, il ajoute aussitôt: «Plusieurs de ceux qui auront été les premiers, seront les derniers; et plusieurs de ceux qui auront été « les derniers,, seront les premiers (30) ». Cette sentence, quoique générale et dite pour tout le monde, se peut particulièrement entendre des pharisiens qui persistèrent jusquà la fin dans leur incrédulité. Et ceci a rapport à ce qui est dit ailleurs: «Que plusieurs viendraient de lOrient et de lOccident pour être dans le bienheureux sein .dAbraham, dIsaac et de Jacob, mais que les enfants du royaume seraient jetés dehors ». (Matth., VIII, 11.) Jésus-Christ ajoute ensuite une parabole qui est dune extrême consolation pour ceux qui ne se sont convertis que tard. « Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne. (Chap.XX, 1.) Et étant demeuré daccord avec les ouvriers quils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne (2). Etant sorti sur la troisième heure du .jour et en ayant vu dautres qui se tenaient dans la place sans rien faire.(3), il leur dit : Allez-vous-en aussi vous autres dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (4). Et ils sy en allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose (5). Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva dautres qui se tenaient là sans rien faire, auxquels il dit : Pourquoi demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler (6)? Parce que, lui dirent-ils, personne ne nous a loués; et il leur dit : Allez-vous-en aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (7). Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait la charge de ses affaires : Appelez les ouvriers, et payez-leur leur journée en commençant depuis les premiers jusquaux derniers (8). Ceux donc qui navaient travaillé que depuis la onzième heure sétant approchés, reçurent chacun un denier (9). Or, ceux qui avaient été loués les premiers venant à leur tour, croyaient quon leur donnerait davantage; mais ils ne reçurent néanmoins que chacun un denier (10). Et après lavoir reçu, ils murmuraient contre le père de famille (11), en disant: Ces derniers nont travaillé quune heure, et vous leur avez donné autant quà nous qui avons porté le poids du jour. et de la chaleur (12). Mais il répondit à lun deux : Mon ami, je ne vous fais point de tort. Nêtes-vous pas convenu avec moi dun denier (13)? Emportez ce qui est à vous et allez-vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant quà vous (14). Ne mest-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi? ou faut-il que votre oeil soit envieux et mauvais parce que je suis bon (15)? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers; parce quil y en a beaucoup dappelés mais peu délus (16) ». 3. Quel est, mes frères, le but de cette parabole? Car il semble que la conclusion que Jésus-Christ en tire soit contraire à ce quil a dit dabord. Son commencement montre que tous ces ouvriers reçoivent la même récompense, et non pas pie les uns soient chassés et que les autres occupent leur place. Et cependant Jésus-Christ dit le contraire et avant et après cette parabole : Les premiers », dit-il, « seront les derniers, et les derniers seront les premiers », cest-à-dire quils seront devant ceux qui auparavant étaient les premiers, parce que ceux-ci nauront pas gardé leur rang et quils seront devenus les derniers de tous. Ce quil confirme encore par cette parole: «Parce quil y en a beaucoup dappelés, mais peu ci délus ». Et cest ce qui donne un double sujet à ces premiers de saffliger de leur malheur, et un double sujet aux autres de se réjouir de leur état. Cependant le corps. de la parabole ne témoigne point cela, puisquelle ne dit autre chose sinon que les derniers seront égalés à ceux qui avaient beaucoup travaillé: « Vous leur avez », disent-ils eux-mêmes, « donné autant quà nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur ». Il faut donc tâcher dabord de comprendre quel est le but de cette parabole, et lorsque nous laurons bien compris, nous éclaircirons aisément tous les autres doutes. Jésus-Christ entend par cette « vigne » les commandements de Dieu : Le « temps » dy travailler est toute la vie présente. Ces « ouvriers » qui sont appelés à ces différentes heures, marquent ceux qui sont appelés dans les différents âges de leur vie. Tout cela est clair; mais la difficulté est de savoir comment ces premiers, qui avaient fait beaucoup, sétaient rendus agréables à Dieu et avaient souffert, avec courage tout le travail (502) du jour, deviennent enfin jaloux, et sabandonnent à la passion criminelle de lenvie. Ils ne peuvent souffrir que ceux qui navaient travaillé quune heure avec eux reçoivent la même récompense. Ils sen plaignent et disent en murmurant: «Vous leur avez donné autant quà nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur » Ils ont, tout ce quon leur a promis : ils ne perdent rien de leur récompense; mais ils sont jaloux et ils saffligent du bonheur des autres. Le père de famille ne peut souffrir cette envie, et voulant comme se justifier contre linjustice de leurs plaintes, il fait voir en même temps lexcès de sa bonté et celui de leur malice : « Mon ami», dit-il, «je ne vous, fais point de tort. Nêtes-vous pas convenu avec moi dun denier par jour? Emportez ce qui est à vous, et allez vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant quà vous. Ne mest-il pas permis de faire ce que je yeux, ou faut-il que votre oeil soit envieux parce que je suis bon » Que nous apprend Jésus-Christ par cette image quil nous représente? Car on voit encore la même chose dans quelques autres paraboles, comme dans ce frère aîné de lenfant prodigue, qui fut fâché de voir avec quels témoignages damitié son père avait reçu ce fils ingrat, pour qui il faisait ce quil navait jamais fait pour lui qui était demeuré fidèle. Comme dans la parabole des ouvriers de la vigne, les derniers sont préférés aux premiers, en ce quils reçoivent avant eux leur récompense; de même en celle-ci, le prodigue est préféré à son frère, en ce quil reçoit de son père plus que son aîné nen avait reçu, comme, celui-ci le témoigne lui-même. Que dirons-nous donc ici, mes frères? Croirons-nous que dans le royaume des cieux il y ait de ces envies et de ces murmures? Dieu nous garde de cette pensée. Lenvie nentre point dans un lieu si pur. Si les saints qui sont encore sur la terre, bien loin davoir de la jalousie contre les pécheurs qui se convertissent, seraient prêts même à donner leur propre vie pour sauver leur âme, que devons- nous croire des saints du ciel? Avec quelle joie verront-ils le bonheur des pécheurs, et ne considéreront-ils pas leur gloire comme la leur propre? Doù vient donc que Jésus-Christ se sert de ces expressions si figurées? Nous devons considérer que ce quil nous propose est une parabole, et que dans ces figures paraboliques nous pouvons ne nous mettre pas tant en peine dexpliquer chaque mot. Mais quand nous avons une fois bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant defforts pour éclaircir tout le reste. Quel est donc le but de cette parabole? Le dessein principal de Jésus-Christ est de sen servir pour encourager les personnes qui se donnent tard à Dieu, et pour les empêcher de croire que la vieillesse la plus avancée puisse rien diminuer de leur récompense. Sil en fait voir en même temps dautres qui murmurent dun traitement si favorable à légard de ces personnes, ce nest pas quen effet il y ait dans le royaume des cieux des envies et des murmures, Dieu nous garde de cette pensée. Il veut seulement-que nous concevions que la gloire dont ces derniers jouissent est si grande que si les autres nétaient tout à fait incapables denvie , elle pourrait leur en donner. Nous nous servons nous-mêmes tous les jours de ces sortes dexpressions. Nous disons à nos amis: Un tel ma querellé de ce que je vous ai fait tant dhonneur; non pas quon nous ait fait un reproche sérieux ou que nous en voulions faire nous-mêmes, mais nous parlons ainsi pour faire mieux comprendre à quelquun la manière favorable dont on la traité. Vous me demandez petit-être pourquoi on ne fait pas venir tous -ces ouvriers en même temps dans, cette vigne? Je réponds que le dessein de Dieu a été de les appeler tous en même temps. Sils ne veulent pas venir lorsquon les appelle, cette différence vient de la volonté de ceux qui sont appelés. Cest pourquoi Dieu appelle les uns «de grand matin », les autres «à la troisième heure », les autres «à la sixième», les autres, «à la neuvième», et 1es autres enfin « à la onzième » , lorsquil savait quils se rendraient et quils obéiraient à sa voix. Cest ce que marque clairement lapôtre saint Paul: « Mais quand il a plu à Dieu, il ma séparé dès le ventre de ma mère». (Gal. 1, 15.) Quand est-ce que cela a plu à Dieu, sinon quand il a vu que lapôtre lui obéirait? Dieu eût voulu lappeler à lui dès le commencement de sa vie, mais parce que Paul ne se fût pas rendu à sa voix, Dieu a pris le parti de ne lappeler que lorsquil a vu quil lui obéirait. Cest ainsi que Dieu na appelé le bon larron quà la (503) dernière heure; quoiquil leût pu faire plus tôt sil eût prévu que cet homme se fût rendu à sa voix. Car si saint Paul même neût pas obéi à Dieu sil leût appelé plus tôt, combien ce larron laurait-il moins fait? 4. Que si ces ouvriers disent: « Cest parce que personne ne nous a loués, il faut se souvenir de ce que je viens de dire; cest-à-dire, quil ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances dune parabole. Outre que ce nest pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers: et si le père de famille ne les en reprend pas, cest pour ne pas les troubler dans le dessein quil avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez quil a fait tout ce quil a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant : « Quil était sorti ci dès le matin pour les louer». Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très-différents; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter lorgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne lauraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs. Comme il venait dexhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre; ce qui ne se peut faire que par une grande application de cur,et desprit et par une grande violence; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien quun homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour. li ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelquun nen abusât et nen devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts. Cest là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite : « Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers : que plusieurs seront appelés, mais quil y en « aura peu délus », il ne faut pas sétonner de cela. Ce nest point une conclusion quil tire du corps de cette parabole. Mais cest comme sil disait : Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans légalité des derniers avec les autres; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense; mais vous verrez avec bien plus détonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers. Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux dentre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière; ou ceux qui, après sêtre laissés aller dabord à toutes sortes de déréglements, se sont réveillés ensuite dun profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, quils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de lerreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis dune vie mauvaise à une vie sainte. Cest ce qui moblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans lintégrité des moeurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans dépouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsquil dit: « Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, Quils ont tous mangé dune même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils nont pas tous été sauvés, mais que plusieurs dentre eux ont été tués dans le désert ». (I. Cor. X,3.) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsquil nous assure que quelques-uns de ceux « qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Matth. VII, 22,) », ne laisseront pas dêtre damnés. Toutes ces autres paraboles « des vierges folles et des vierges sages; de ce filet qui est jeté dans la mer, doù lon rejette les mauvais poissons; de ces épines qui (504) étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit », nous font voir quil faut avoir de la vertu et la témoigner au dehors par ses bonnes oeuvres. Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. Cétait une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos moeurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très-remarquable quon ne se perd pas seulement pour navoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué den avoir quelquune. Par exemple laumône nest quune vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges foliés nont été éternellement séparées de la couche nuptiale de lépoux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche na été précipité dans ces flammes éternelles que pour navoir pas fait laumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons. Ce nest encore quune partie de la vertu de sabstenir des médisances et des injures : et néanmoins si lon nest exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis : « Celui », dit Jésus-Christ, « qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu». (Matth. V, 22.) La chasteté nest aussi quune vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même: « Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne « verra jamais Dieu » (Hébr. XII, 14.) Lhumilité nest aussi quune vertu particulière; et néanmoins si nous ne lavons, quand nous ferions dailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. Cest ce que nous voyons dans le pharisien de lEvangile, qui faisait tant de bonnes uvres et qui perdit tout, parce quil était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis quil nest pas même nécessaire, pour être puni éternellement, domettre quelquune des vertus que Jésus-Christ nous commande. Cest assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et dune manière indigne de Dieu : « Si votre justice»,dit Jésus-Christ, « nest plus abondante que celle des pharisiens, vous nentrerez point dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 20.) Cest pourquoi quand vous donnerez laumône, si vous ne la donnez plus queux, vous nentrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. Cest ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à lavenir, et que ceux qui donnaient déjà, nen tirent point vanité, mais quils pensent plutôt à donner encore davantage. Les pharisiens, mes frères, donnaient dabord la dixième partie de tous leurs biens; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois ; et ainsi ce quils offraient à Dieu montait presque jusquau tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup dautres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup dautres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce quon leur devait; dans laffranchissement de leurs esclaves ; dans les prêts quils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez? Nest-ce pas avec raison quil est dit dans lEvangile, «quil y en aura peu de sauvés » 5. Veillons donc sur nous, mes frères, et appliquons-nous sérieusement à la vertu. Si lomission dune seule vertu particulière nous est si dangereuse, et nous jette dans un tel malheur, quels supplices nous attirerons-nous si nous méprisons toutes les vertus, et si nous nen avons aucune? Qui peut espérer de se sauver, me direz-vous, sil suffit pour se perdre domettre une seule des règles de lEvangile? Quel moyen déviter lenfer? Cest ce que je vous demande à vous-mêmes, et à quoi je vous prie de me répondre. Cependant, mes frères, si nous pensons bien à nous, il ny a rien encore de désespéré; il ny a rien dimpossible, Nous pouvons nous sauver si nous avons recours à laumône comme à un remède salutaire pour .guérir toutes nos blessures. Lhuile ne (505) donne pas tant de force au corps que laumône et la charité en donnent à lâme. Elles la rendent invulnérable à tous les traits de nos ennemis, et invincible au démon même. Lorsquil la surprend et quil lattaque, elle lui échappe Cette huile sainte fait quelle se glisse et se délivre dentre ses mains cruelles comme un corps frotté dhuile sécoule dentre les mains de ceux qui le tiennent. Fortifions donc notre âme de cette huile sainte qui la guérit lorsquelle est blessée, et qui léclaire dans ses ténèbres. Pourquoi donc, me direz-vous, cet homme qui est si riche et qui a tant dargent dans ses coffres, ne donne-t-il rien aux pauvres? Que vous importe cela? Si étant pauvre vous donniez plus que le riche, vous en serez dautant plus louable. Nest-ce pas ce que saint Paul admira dans les Macédoniens (II Cor. IX, 2), non pas quils fissent laumône, mais quils la fissent étant pauvres comme ils étaient? Narrêtez donc pas vos yeux sur ces riches qui sont avares; jetez-les plutôt sur Jésus notre commun maître qui navait pas où reposer sa tête en ce monde. Pourquoi, me direz-vous encore, un tel nimite-t-il pas cet exemple? Et moi je vous dis: Qui vous a établi son juge? Ne jugez point les autres et tâchez de vous rendre irrépréhensible vous-même. Ne savez-vous pas que vous vous attirez un plus grand supplice, si vous accusez les autres de ne point faire ce que vous ne faites pas vous-même, et si vous commettez la même faute que, vous condamnez en eux? Si Jésus-Christ défend aux plus innocents de juger les autres, combien plus le défend-il aux pécheurs? Ne jugeons donc plus nos frères, et ne jetons point les yeux sur ceux qui vivent négligemment. Regardons uniquement Jésus-Christ Notre-Seigneur, et que son exemple soit le modèle de nos actions. Nest-ce pas moi, nous dit-il, qui vous ai comblés de biens? Nest-ce pas moi qui ai payé votre rançon, afin que vous eussiez toujours loeil sur moi? Est-ce un autre qui vous a fait toutes ces grâces? Pourquoi donc détournez-vous vos yeux de votre maître, afin de les jeter sur un autre qui nest que serviteur comme vous? Na-t-il pas dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur »? (Ib. XX,26.) Et ailleurs: « Que celui qui veut être le premier de tous, soit le serviteur des autres » ? Que le Fils de lhomme nest pas venu pour être servi, mais pour servir lui-même les autres »? (Ib. 27.) Nest-ce pas lui aussi qui, pour empêcher que le mauvais exemple et le relâchement des autres ne vous pût nuire, vous a dit: « Je vous ai donné lexemple afin que vous fassiez comme vous avez-vu que jai fait moi-même » ? (Jean, XIII, 15.) Vous me direz peut-être que vous navez personne sur la terre qui vous puisse servir de modèle et vous donner bon exemple. Cest en cela même que vous serez plus digne de louange, si vous embrassez la vertu sans avoir personne qui vous y porte. Ce que je vous dis se peut faire et même aisément si nous voulons. Car quel exemple avaient eu Noé, Abraham, Melchisédech, Job, et tant dautres qui leur ont été semblables? Sil faut regarder les hommes, jetez les yeux sur ceux-ci que je vous nomme, et non sur ceux dont vous dites tous les jours, quand vous vous entretenez avec vos amis: Cet homme a tant de revenu en fonds de terre. Il a telle et telle maison: Cet autre bâtit tous les jours, il fait des palais magnifiques. Pourquoi jetez-vous ainsi les yeux sur les mondains? Si vous voulez vous arrêter aux hommes, considérez ceux qui ont de la vertu, qui craignent Dieu, et qui vivent selon ses préceptes et non ceux qui loffensent et le déshonorent. Si vous jetez les yeux sur ces amateurs du monde, vous napprendrez deux que le mal. Vous en deviendrez plus négligent, plus superbe, plus disposé à juger et à condamner les, autres. Que si vous vous proposez pour modèle ceux qui vivent saintement, vous apprenez deux à vous avancer toujours dans lhumilité, dans la vigilance, dans la componction et dans toutes les autres vertus. Souvenez-vous du malheur où le pharisien tomba autrefois. Au lieu de se proposer pour modèle ceux qui vivaient mieux que lui, il ne regarda que le publicain, et en sélevant au-dessus de lui, il perdit le fruit de tous ses travaux. Souvenez-vous de cet exemple, et que cette pensée vous fasse trembler. Considérez au contraire que David est devenu si saint en sexcitant à la vertu par les grands exemples de ses pères: « Je suis étranger», dit-il, «sur la terre comme tous mes pères lont été ». (Ps. XXXVIII, 16.) Ce saint prophète et tous ceux qui lui ont été semblables, ne se sont jamais arrêtés à considérer les pécheurs. Ils ont détourné deux (506) leurs yeux pour les jeter sur ceux qui excellaient dans la vertu. Imitez, mes frères, ces hommes de Dieu. Vous nêtes pas établi juge pour condamner ou pour punir les péchés des autres. Dieu ne vous a point commandé de faire une exacte recherche de toute leur vie. Il vous a ordonné de vous juger vous-même et non pas vos frères. « Si nous nous jugions nous-mêmes », dit saint Paul, «nous ne serions pas jugés : mais lorsque le Seigneur nous juge, il nous châtie ». (I Cor. XI.) Vous confondez cet ordre et vous faites tout le contraire. Tous vos péchés grands ou petits vous paraissent comme rien, et vous vous rendez un censeur sévère des moindres fautes des autres. Faisons cesser, mes frères, un si grand, désordre. Etablissons un tribunal dans notre coeur. Soyons nos accusateurs, nos témoins et nos juges, et punissons-nous nous-mêmes de nos propres fautes. Que si vous voulez jeter les yeux sur les actions des autres, nenvisagez que le bien et non pas le mal. Ainsi, la considération de leur vertu, le souvenir de nos péchés, et le jugement sévère que nous porterons de nous-mêmes nous tiendront lieu dun aiguillon continuel, qui nous fera marcher plus vite dans la voie de Dieu, afin que, croissant toujours en ferveur et en humilité, nous puissions jouir de ce bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il. (507)
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