|
|
HOMÉLIE LII«APRÈS, JÉSUS SEN ALLANT DE CE LIEU, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON, ET UNE FEMME CHANANÉENNE QUI ÉTAIT SORTIE DE CE PAYS-LÀ, SÉCRIA EN LUI DISANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE MOI, MA FILLE EST MISÉRABLEMENT TOURMENTÉE DU DÉMON. » ( CHAP. XV, 21 JUSQUAU VERSET 32.) ANALYSE 1. Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils. 2. Humilité et foi admirable de la Chananéenne. 3. Ce que peut lassiduité à la prière. Quelle est la vraie aumône. 4.-6. De lexcellence de la charité. Que cest la charité qui distingue lhomme du este des animaux. Que les plus pauvres peuvent et doivent faire laumône. Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. Des restitutions. Ce qui distingue les véritables restitutions davec les fausses.
1. Saint Marc dit quétant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût; mais quil ne put rester caché. Doù vient, mes frères, que le Sauveur allait en ce pays? Aussitôt quil a montré quil ne fallait plus à lavenir faire aucune distinction entre les viandes, il avance peu à peu et ouvre insensiblement aux gentils lentrée à la grâce de son Evangile en les allant trouver lui-même. Nous voyons~de même dans les Actes, quaussitôt que -saint Pierre eut reçu lordre de ne plus regarder aucune viande comme impure, il fut aussitôt envoyé chez le centenier Corneille. (Act. X.) Que si quelquun me demande pourquoi Jésus-Christ va chez les gentils et chez les païens, lui qui défendait à ses apôtres dy aller: « Nallez point, » leur dit-il, « dans la voie des gentils (Matt. X, 5); » je réponds en premier lieu que Jésus-Christ nétait point obligé dobserver lui-même ce quil commandait à ses apôtres. En second lieu il nallait point dans ce pays pour y prêcher son Evangile, comme saint Marc le fait voir en disant « quil voulut sy cacher et quil ne le put. » Au reste, si la suite de sa conduite ne Lui permettait pas dun côté daller le premier trouver les païens chez eux, il était aussi de lautre indigne de sa grâce et de sa bonté de les rebuter, lorsquils le venaient (403) chercher. Si le Fils de Dieu était venu en ce monde pour courir après ceux qui le fuyaient, comment eût-il pu fuir ceux qui deux-mêmes couraient à lui? Mais admirons ici, mes frères, combien cette femme se rend digne de toutes les grâces du Sauveur. Elle nose venir à Jérusalem, parce quelle sen jugeait trop indigne. Si cette crainte si humble et si respectueuse ne. leût retenue, la foi quelle témoigne, et le voyage quelle fait hors de son pays, nous font assez voir quelle fût venue chercher Jésus-Christ au milieu de la Judée. Quelques-uns ont trouvé un sens allégorique dans cette histoire. Ils ont remarqué que lorsque Jésus-Christ commence à sortir de la Judée, lEglise, que cette femme représentait, sort aussitôt de son pays, et se présente au-devant de lui. « Oubliez, ma fille, » lui dit Dieu par son prophète, « votre peuple et la maison de votre père. » (Ps. XLIV, 12.) Comme Jésus-Christ de son côté sort de son pays, cette femme aussi sort du sien ; et cest ainsi quils purent se rencontrer et sentretenir. « Car une femme chananéenne qui était sortie de ce pays-là, sécria en lui disant: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi (22). » Lévangéliste accuse dabord cette femme, et semble la décr4eren lappelant « chananéenne .» mais il parle en effet de la sorte pour nous faire plus admirer sa foi, et pour relever davantage ce miracle. Car cri entendant ce mot de «chananéenne, » il est impossible que nous ne nous souvenions de ces nations détestables qui avaient même renversé toutes les lois de la nature. Ce souvenir nous doit porter en même temps à admirer la force et la puissance du Sauveur. Car ces nations qui autrefois avaient été chassées de peur quelles ne pervertissent les Juifs, sont devenues meilleures queux, au point de sortir de leur propre terre pour venir au-devant du Fils de Dieu, lorsque les Juifs le chassent de leur pays même où il lés était venu visiter. Cette femme donc sétant approchée de Jésus-Christ, ne lui dit autre chose que ces paroles : «Seigneur, ayez pitié de moi!» ce quelle disait avec des cris si touchants que tout le monde sarrêtait pour la regarder. En effet, qui neût été touché de compassion en voyant une femme forcée par sa douleur de jeter de si grands cris, en considérant une mère qui implorait la miséricorde du Sauveur pour sa fille si misérablement affligée? Elle nose pas même la présenter à Jésus-Christ parce quelle était tourmentée par le démon. Elle la laisse chez elle; elle vient seule faire sa prière. Elle représente seulement le mal que sa fille endure, sans rien exagérer. Elle ne le conjure point de venir chez elle, comme cet officier du roi qui pria le Sauveur de venir toucher son fils, et de descendre avant quil mourût. (Matth. IX,17; Jean, IV, 49.) Après quelle lui a représenté en un mot combien sa fille était malade, elle se contente dimplorer sa miséricorde par de grands cris. Elle ne lui dit pas : Ayez pitié de ma fille; mais, « Ayez pitié de moi; » comme si elle disait : Le mal que souffre ma fille lui ôte tout sentiment; mais moi je souffre mille maux, et je sens ce que je souffre; et cest ce sentiment que jen ai qui me transporte hors de moi. « Mais Jésus-Christ ne lui répondit pas un seul mot. Et ses disciples sapprochant de lui le priaient en lui disant : Contentez-la afin quelle sen aille, parce quelle crie après nous (23). » Que cette conduite du Sauveur est nouvelle! quelle est surprenante ! quelle est différente de celle quil a gardée envers les Juifs! Lorsquils sont le plus rebelles et le plus ingrats, il tâche de les attirer à lui, et il les prévient lui-même. Lorsquils le noircissent de blasphèmes, il les adoucit par ses prières. Lorsquils le tentent, il ne dédaigne pas de leur répondre. Et au contraire lorsque cette, femme vient delle-même et quelle court à lui de son propre mouvement, lorsquelle le prie et quelle le conjure avec une foi si ardente et une humilité si profonde, quoiquelle neût été instruite ni par la loi, ni par les prophètes, il ne lui dit pas même un mot. Qui ne se serait scandalisé en voyant Jésus-Christ oublier en quelque sorte toute sa conduite, et faire le contraire de ce que tout le monde publiait de lui? Le bruit courait de toutes parts quil allait. chercher les malades et les affligés .dans toutes les villes pour les soulager; et on le voit au contraire ici rejeter cette femme qui venait de son propre mouvement implorer, son assistance. Qui naurait été touché de voir une mère affligée, jeter des cris si lugubres dans la douleur que lui causait la misère de sa fille, et être ainsi rebutée du Fils de Dieu? (404) Elle ne demande point cette grâce comme en étant digne: elle ne lexige point comme une dette : elle demande seulement miséricorde. « Ayez pitié de moi! » Elle représente humblement sa misère, et Jésus-Christ « ne lui répond pas même une parole! » Pour moi je ne doute point que plusieurs de ceux qui étaient présents alors, ne fussent scandalisés, mais cette femme ne se scandalisa point. Mais que dis-je, que plusieurs de ceux qui étaient présents sen scandalisèrent, puisque les apôtres mêmes furent touchés de létal de cette femme, et, troublés et attristés? Cependant ils nosent prier pour elle, ni dire: Accordez-lui la grâce quelle demande , mais « ils sapprochent du Sauveur, et lui disent « Contentez-la afin quelle sen aille , parce quelle crie après nous. » Nous agissons souvent de la sorte. Lorsque nous désirons porter quelquun à une chose, nous lui disons le contraire de ce que nous avons dans lesprit. 2. « Jésus-Christ leur répondit: Je nai été envoyé quaux brebis de la maison dIsraël qui étaient perdues (24). » Que fait cette femme en entendant cette parole? Demeure-t-elle dans le silence? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières? Ce nest pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus dinstance. Mais qui naurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme lespérance dêtre exaucée, combien plus le devait faire cette réponse? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus; et que Jésus-Christ dit clairement que cest une grâce quil ne lui pouvait accorder? Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres navaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors dune sainte impudence. Elle navait osé dabord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle sétait contentée « de crier » seulement « derrière lui. » Mais lorsquil semblait quelle navait plus quà sen aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle sapproche plus près du Sauveur, elle ladore et le prie de lassister. « Mais elle, sapprochant, ladora en lui disant: Seigneur, assistez-moi (25).» O femme! que faites-vous? Avez-vous plus daccès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes? Espérez-vous dêtre plus puissante queux? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je nai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je nai quune grande hardiesse et une grande impudence, et cest cette impudence même qui me tient lieu de prière. Jespère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser. Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même: « Quil nétait envoyé que pour les brebis de la maison dIsraël qui étaient «.perdues?» Oui, je sais quil la dit, mais je sais aussi quil est le Maître souverain de toutes choses, Cest pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ: Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : « assistez moi vous-même » Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre? Il ne se rend pas encore: il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme. « Il nest pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). »Il lavait dabord rebutée par son silence, mais lorsquil lui parle, ce nest que pour la rebuter encore plus par ses paroles quil navait fait par son silence. Il ne sexcuse plus par dautres raisons, il ne dit plus: « quil nest envoyé que pour les brebis de la maison dIsraël. » Plus cette femme fait dinstances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il nappelle plus les Juifs des « brebis, » mais des « enfants, » et il appelle au contraire celle qui le prie « un chien.» Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, « chienne, » dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, quil était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on loutrage; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, nont pour lui que de lingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne », vous ne me défendez (405) pas dy avoir part. Si jen étais entièrement séparée, et quil me fût défendu dy participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je ny doive avoir quune très-petite part, je nen puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois quune chienne; cest au contraire parce que je suis une chienne que jy dois participer. Cétait certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqualors. Comme il prévoyait ce quelle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusquoù allait sa foi et lexcellence de sa vertu. Sil eût été résolu dabord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il naurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsquil lui dit: « Jirai chez vous, et je guérirai votre fils (Matth. VIII, 7), » ce quil ne fit quafin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit: « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi; » comme il avait traité lhémorrhoïsse, à laquelle il dit: « Je sais quil est sorti de moi quelque vertu (Luc VII, 46),»afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme: enfin il tient encore la nième conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer quainsi confondue cette, femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur. Cest donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes quil lui disait ne venaient daucun mépris pour elle, mais du désir de lexercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans sou coeur. Et admirez ici, mes frères, non-seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs « enfants», elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste; mais elle les appelle « ses maîtres », tant elle était éloignée de saffliger ou dêtre envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres. « Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). » Peut-on assez admirer. la sagesse et lhumilité de cette femme, qui ne soppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui nest point envieuse des louanges quon donne aux autres en sa présence? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute daucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne petit sabattre de rien? Jésus-Christ dit : « Il nest pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. » Et elle répond : « Il est vrai, Seigneur. » Jésus-Christ appelle les Juifs « enfants » ; et elle les appelle « ses seigneurs et ses maîtres. » Jésus-Christ lui donne le nom « de chienne », et elle accepte cette injure, elle sy soumet et se rabaisse aussitôt à létat et à la nourriture des chiens. Pour voir encore mieux lhumilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec lorgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre: « Nous sommes la race dAbraham, et nous navons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. » (Jean, VIII, 33.) Ce. nest pas ainsi quagit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de «chienne »;et donne aux Juifs celui de « maîtres » et de «seigneurs; » et cest ce qui la fit entrer elle-même au rang des «enfants. » Car que répond Jésus-Christ? « Alors Jésus lui dit: O femme, votre foi est grande ! quil vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). » Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci: « O femme, votre foi est grande, » et de lui rendre ainsi la gloire quelle méritait : « Quil vous soit fait comme vous le « désirez; » comme sil lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez; néanmoins « quil vous soit fait comme vous le désirez. » Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsquil dit : « Que le ciel soit fait; et le ciel se fit. » Car « sa fille, » dit lévangile, «fut guérie à la même heure. » Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas: Que votre fille soit guérie , mais: « O femme, votre foi est grande ; quil vous soit fait comme vous le désirez. » Il voulait nous faire voir par cette parole que ce nétait point par complaisance ou par flatterie quil lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage (406) illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que lévénement même, servît de preuve. Car « sa fille fut guérie à la même heure. » 3. Nadmirez-vous point, mes frères, comment cette femme vint par elle-même à bout de son dessein, lorsque les apôtres mêmes navaient pu réussir à laider? tant une prière ardente et continuelle a de force pour fléchir Dieu ! Il aime mieux les prières que nous lui faisons pour nous-mêmes, quoique nous soyons coupables, que celles que les autres lui font pour nous. Les apôtres avaient plus daccès auprès de Jésus-Christ que. cette femme; mais cette femme avait plus de constance et de persévérance que les apôtres. Et Jésus-Christ leur fit assez voir par lévénement la sagesse de sa conduite, lorsquil différait de lexaucer, quil nécoutait point ses prières, et quil rejetait même celles que ses apôtres lui adressaient en sa faveur. «Jésus quittant ce lieu vint le long de la mer de Galilée et montant sur une montagne il, sy assit (29). Et une grande multitude sapprocha de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et beaucoup dautres malades quils mirent aux pieds de Jésus, et il les guérit (30). De sorte quils étaient tous dans ladmiration, voyant que les muets parlaient, que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient et ils rendaient gloire au Dieu dIsraël (31).» Jésus-Christ va quelquefois de lieu en lieu chercher les malades pour les guérir. Dautres fois il attend quils viennent à lui, et il souffre que les boiteux montent avec peine au haut des montagnes pour y aller chercher leur guérison. Ces malades dont il est parlé ici ne demandent plus à toucher le bord de sa robe, comme on voit quils le souhaitaient auparavant. Ils semblent déjà plus avancés, et, on voit que leur foi sest augmentée. Ils se contentent de se prosterner à ses pieds; et ils donnent ainsi une double preuve de leur foi; la première en montant, quoique boiteux sur les plus hautes montagnes dans la ferme espérance quils ont de leur guérison; et la seconde, en ce quils croyaient quil suffit pour lobtenir de se jeter aux pieds de leur Sauveur. Cétait un prodige bien surprenant de voir des personnes quon était auparavant obligé de porter, marcher tout dun coup sans aucune peine, et des aveugles qui ne pouvaient faire un pas sans guide, voir clair en un moment et navoir plus ,besoin de personne pour les conduire. On était également surpris, et de la multitude de ces malades qui étaient miraculeusement guéris, et de la facilité avec laquelle Jésus-Christ les guérissait. Mais remarquez ici, mes frères, la conduite du Fils de Dieu, Il nexauce cette femme chananéenne quaprès beaucoup de rebuts, il guérit au contraire tous ces malades, au moment même quils se présentent. Ce nétait point parce que ces derniers étaient préférables à cette femme, mais parce que tette femme avait plus de foi queux tous. Jésus-Christ en différant de la guérir voulait faire voir sa générosité et sa constance, et il guérissait au contraire ces malades sans différer, pour fermer la bouche à lingratitude des Juifs, et pour leur ôter toute excuse. Car plus nous avons reçu de grâces, plus nous devenons coupables si nous sommes ingrats, et si les faveurs dont Dieu nous honore ne nous rendent pas meilleurs. Cest pour cette raison que, les riches qui auront mal vécu , seront bien plus punis que les pauvres parce que labondance où ils se sont vus ne les a pas rendus plus reconnaissants envers Dieu, et plus charitables envers leurs frères. Et ne me dites, point quils ont fait quelques aumônes. Si les aumônes quils ont faites ne sont en rapport avec leurs richesses, elles ne les délivreront pas de la peine quils méritent. Dieu ne jugera pas de nos charités par la mesure que nous y aurons gardée: mais par la plénitude du coeur, et par lardeur de la volonté avec laquelle nous les aurons faites. Que si ceux qui ne donnent pas autant quils le peuvent seront condamnés de Dieu, combien le seront davantage, ceux qui amassent, des biens superflus, qui font des bâtiments immenses, et qui négligent en même temps les pauvres; qui appliquent tous leurs soins à augmenter leurs richesses, et qui nont jamais la moindre pensée de les partager à ceux qui souffrent de la faim? Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet, de laumône, je vous prie de trouver bon que nous reprenions aujourdhui le discours que nous laissâmes imparfait, il y a trois jours. Vous vous souvenez que lorsque je vous parlais de la charité envers .les pauvres, notre sujet (407) nous voilà insensiblement à condamner les dépenses superflues qui la pouvaient diminuer, et que nous descendîmes dans les détails, jusquà parler du soin quon apporte à orner ses chaussures et de mille autres vains ornements pour lesquels la jeunesse daujourdhui est si fort passionnée, Vous savez que je commençai à vous représenter alors que la charité était comme un art divin. Que lécole où lon apprenait cet art était le ciel, et que le maître qui nous en instruisait, était-non un homme, mais Dieu même. Nous nous étendîmes ensuite sur la question de savoir ce que cétait proprement quun art, ou ce qui ne méritait pas ce nom. Enfin nous fîmes une longue digression sur la vanité de la plupart des arts daujourdhui, et nous nous appliquâmes particulièrement à montrer la superfluité que lon recherche dans les chaussures. Reprenons donc encore aujourdhui ce sujet, et faisons voir que la charité est lart le plus excellent et le plus divin de tous. Car si le propre dun art est davoir pour objet quelque chose qui soit utile; et sil ny a rien de plus utile que la charité que nous exerçons envers les pauvres, nest-il pas clair que la charité est le plus excellent de tous les arts ? Cet art céleste ne nous apprend pas à faire un soulier avec élégance, à faire des étoffes bien fines, ou à bâtir des maisons de boue, mais à hériter la vie éternelle; à nous délivrer de la mort, à nous rendre illustres dans cette vie et dans lautre. Cet art divin nous apprend à nous bâtir une demeure dans le ciel, à nous préparer des tentes célestes et à nous construire des tabernacles éternels. Il ne nous laisse point éteindre nos lampes. Il ne souffre point que nous nous présentions aux noces célestes de lépoux avec un habit sale et en désordre, mais il lave nos vêtements et les rend plus blancs que la neige. « Quand vos péchés », dit Dieu, « auraient rendu vos habits plus rouges que lécarlate, je les rendrai plus blancs que la neige.» (Isaïe, I,17.) Cest cet art qui nous empêche de tomber dans le malheur du mauvais riche, et dentendre les paroles terribles qui lui furent dites, mais qui nous conduit dans le bienheureux sein dAbraham. 4. De plus chaque art en cette vie na quun but et une fin qui lui est particulière. On nexerce lagriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même quun seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister 1agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si larchitecture nélevait quelque toit ou pour les boeufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent; si dautres nallaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux? Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien dautres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait sil nen était soutenu. Mais lart divin de la charité na besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons lexercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit. Que si vous me dites que pour lexercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de lEvangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusquà mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez quun morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste. Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux sy rendre habile que dêtre roi et de porter une couronne. Car lavantage que cet art a sur les autres nest pas seulement quil ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses dici-bas. Si lon vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que (408) ne donneriez-vous point pour lapprendre? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible; et vous ne le recherchez pas? Mais pourquoi marrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin? Il suffit de dire en général quil nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin dautre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements dune beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu. Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, cest alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. Cest alors quil fera briller ces ouvrages merveilleux et quil les fera subsister avec plus de fermeté. Il na besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie ninterrompt point son action. La vieillesse ne laffaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans lautre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais. Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsquils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres quaux tribunaux de la terre. Cest la seulement quils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui lont faite; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ; non-seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, sil a lâché de les laser par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. « Donnez, » dit-il, « laumône, et toutes, choses vous seront pures. » Mais pourquoi parler de lautre monde? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et quon leur demandât lequel ils aimeraient quil y eût, ou beaucoup dhabiles orateurs, ou beaucoup dhommes charitables, on les verrait préférer la charité à léloquence. Et naurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle nen serait pas moins heureuse, et quelle a subsisté sans cela durant tant de siècles? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale? On ne pourrait aller sur la mer, si lin en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui sy retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde. 5. Cest pourquoi Dieu na pas voulu que les hommes ne fussent charitables que par étude et par la force des raisonnements. Il a comme enté cette vertu dans la nature même, et il a voulu quun instinct et une loi naturelle rendit les hommes doux et compatissants les uns envers les. autres. Cest cette loi intérieure qui inspire aux pères et aux mères la tendresse pour Feurs enfants, et qui donne réciproquement aux enfants de lamour et du respect pour leurs pères; ce qui se retrouve jusque dans les bêtes mêmes. Cest elle qui lie tous les hommes par une amitié mutuelle. Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et cest ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de lindignation lorsque lon fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons dautres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion. pour tous les hommes, il la lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel, combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous lexercions envers tout le monde. Pensons donc à ceci, mes frères. Allons à cette école céleste, et conduisons-y nos enfants, (409) nos parents et nos proches. Que lhomme apprenne avant toutes choses à être charitable, puisque cest la charité qui le rend proprement homme. Cest une grande chose, mes frères, que dêtre homme, Mais un homme charitable est une chose bien plus précieuse. Celui qui na pais cette charité cesse dêtre homme, puisque cest elle, comme jai dit, qui fait quil est homme. Et vous étonnez-vous que ce soit le propre de lhomme dêtre charitable, puisque cest le propre de Dieu même? « Soyez miséricordieux, » dit-il, « comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Luc, VI, 36.) Apprenons donc à devenir charitables, non-seulement pour les raisons que nous avons dites et .pour lutilité des autres, mais, encore pour notre avantage particulier, puisque nous avons aussi besoin nous autres dune grande miséricorde. Tenons pour perdu tout le temps, que nous né consacrons point à la pratique de la charité. Mais jappelle ici charité celle qui est exempte de toute avarice. Car si celui qui se contente de posséder paisiblement ce quil a sans en faire part aux autres, est bien éloigné dêtre charitable, que sera-ce de celui qui ravit le bien de ses frères, quand il ferait des aumônes infinies? Si cest être cruel et inhumain que de jouir seul de ses richesses, que sera-ce de voler le bien des autres? Si ceux qui ne font aucune injustice sont punis parce quils nont pas fait laumône, que deviendront ceux qui font tant dactions injustes? Ne me dites donc point quà la vérité vous avez volé cet homme, mais que cétait pour en faire laumône à un autre. Cest un crime quon ne peut souffrir. Ne fallait-il pas rendre cet argent à celui-là même à qui vous laviez ôté? Vous avez fait une plaie à un homme et vous voulez guérir un autre que vous navez pas blessé. Cétait à ce premier que vous deviez appliquer vos remèdes, ou plutôt que vous deviez ne point faire de plaie. Ce nest pas être miséricordieux que de frapper les autres et de les guérir ensuite. il faut que nous guérissions ceux que nous navons pas blessés. Portez donc les premiers remèdes aux maux que vous avez faits vous-mêmes, et vous penserez ensuite au reste. Qu plutôt, comme je vous lai déjà dit, ne faites tort à personne, et ne faites point de plaie que vous soyez obligé de refermer. Ce serait se jouer de Dieu que dôter le bien dautrui pour lui rendre ensuite ce quon lui avait ôté. Il est impossible aussi quun avare répare le mal quil a fait par son avarice, lorsquil ne rend quautant quil a pris. Il ne suffit pas, pour une obole quil a volée de donner une, obole aux pauvres. Il faut quil rende un talent pour se laver de son crime devant Dieu. Lorsquun voleur est surpris il est obligé de rendre quatre fois plus quil na volé. Ceux qui, par des voies injustes. ravissent le bien des autres, sont pires que des voleurs déclarés. Si donc ces derniers doivent restituer quatre fois au. tant, nest-il pas visible que ceux qui ravissent le bien dautrui doivent rendre dix fois davantage? Et Dieu veuille encore quen restituant de cette manière, leurs injustices et leurs rapines soient effacées aux yeux de Dieu! car pour espérer dêtre récompensés , comme sils avaient fait de grandes aumônes, cest ce que je ne crois pas quils doivent prétendre. Cest pourquoi Zachée disait : « Si jai fait tort à quelquun, je lui rends le quadruple, et je donne la moitié de mon bien aux pauvres. » (Luc, XIX, 8.) Si la loi obligeait de rendre quatre fois autant, à combien plus nous obligera le temps de la grâce du Sauveur? Et si un voleur était obligé à cette rigueur, celui qui ravit le bien dautrui est obligé à une sévérité bien plus grande. Car outre le tort quil fait à son frère, il témoigne encore avoir pour lui un si grand mépris que quand il lui rendrait le centuple de ce quil lui a ôté, à peine pourrait-il satisfaire. Vous voyez donc que jai eu raison de dire que si vous avez volé un sou, vous aurez peine à réparer cette offense en rendant même un talent. Que si en restituant de la sorte, tout ce que vous pouvez faire cest déviter de vous perdre pour jamais, que pouvez-vous prétendre si vous renversez cet ordre, et si, ravissant des successions tout entières, vous vous contentez de rendre de légères sommes, et non pas même à ceux à qui vous avez fait tort, mais à dautres au lieu deux? Quelle espérance peut-il vous rester, et quel salut devez-vous attendre? Voulez-vous savoir le mal que vous faites par cette fausse miséricorde ? Ecoutez lEcriture qui vous lapprend : « Celui », dit-elle, « qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres ressemble à celui qui égorge le fils devant son père.» (Ecclés. XXXIV, 22.) Ne sortons donc de ce saint lieu, mes frères, quaprès avoir gravé cette parole de lEcriture (410) dans notre coeur; gravons-la aussi sur nos mains et sur nos murailles. Imprimons-la partout, afin quelle soit toujours-présente devant nos yeux, et que cette crainte étant vivante dans nous, retienne nos mains et les empêchent de se tremper dans le sang des pauvres. Car, celui qui vole le pauvre fait pis que sil le tuait; et cette mort quil lui cause par son avarice est dautant plus cruelle quelle est plus lente. Afin donc que nous puissions nous délivrer dun crime si horrible aux yeux de Dieu, comprenons-en nous-mêmes lexcès, et faisons-le comprendre aux autres. Ce sera ainsi que nous deviendrons plus ardents à faire laumône, et que nous recevrons dès ici la récompense de nos charités, qui sera enfin suivie des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. |