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HOMÉLIE XVI« NE PENSEZ PAS QUE JE SOIS VENU DÉTRUIRE LA LOI OU LES PROPHETES. » (CHAP. V, 17, JUSQUAU V. 27.) ANALYSE 1. Le Christ na point violé mais accompli la loi. Pourquoi le Christ nagit pas en tout comme ayant autorité. 2. Pourquoi le Christ ne dit pas toujours clairement quil est Dieu. Contre les Manichéens. 3. Les préceptes du Christ sont le complément de la loi ancienne. 4. Minimus vocabitur in regno coelorum. Ce que cela signifie. 5. Pourquoi Jésus-Christ ne dit pas vous savez que jai dit, mais tous savez quil a été dit. Contre les Manichéens. 6. Que la loi punit justement les crimes. 7. Les deux Testaments nont quun seul et même législateur. 8. Quil faut réprimer la colère. 9. La réconciliation avec un frère est un sacrifice agréable à Dieu. Cest le sacrifice de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères. 10 et 11. Il faut travailler à vaincre ses passions. Que lespérance des dons du ciel doit adoucir toutes nos peines. Que Dieu aide puissamment ceux qui sefforcent de le servir. 1. Qui pouvait avoir eu cette pensée? ou qui lavait pu accuser de cela pour quil se soit cru obligé dy répondre? Il ny avait rien dans toutes ses paroles qui pût donner lieu à ce soupçon. Le commandement quil faisait dêtre doux, humbles, miséricordieux, davoir le coeur pur et de combattre pour la justice, nindiquait point quil voulût détruire la loi, mais faisait voir tout le contraire. Pourquoi donc parle-t-il de la sorte? Ce nest pas sans intention et sans raison. Il allait établir des lois plus parfaites que celles de lAncien Testament et dire: « Vous avez appris quil a été dit aux anciens: vous ne tuerez point (21); » et moi je vous défends le moindre mouvement de colère. Il allait tracer une voie et une conduite toute céleste et toute divine. Afin donc que cette nouveauté ne surprit pas ses auditeurs et ne leur donnât point lieu de sélever contre ce quil disait, il commence dabord par ces paroles: « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes. Je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir (17). Quoique les Juifs nobservassent pas la loi et que leur conscience leur reprochât de la violer tous les jours par leurs actions déréglées, ils ne laissaient pas néanmoins den être extraordinaire. ment jaloux et ils voulaient que la lettre et les paroles en demeurassent inviolables, sans quil fût permis à personne dy rien ajouter. Ils ont souffert néanmoins des additions que leurs prêtres y ont faites, non pour la perfectionner, mais pour la détruire. Cest par ces additions quils ruinaient le commandement que Dieu fait dhonorer ses parents et plusieurs autres choses semblables. Comme donc Jésus-Christ ne venait point de la tribu sacerdotale et que les additions quil allait faire à la loi, nallaient point à détruire la loi, mais à la rendre plus parfaite, prévoyant que ces deux choses troubleraient les Juifs, il prévient leurs esprits par cette parole, avant que de leur annoncer des vérités si sublimes et si relevées. Ce quil avait à craindre en leur parlant, cétait quils ne simaginassent quil eût dessein dabolir lancienne loi. Cest cette maladie de leur esprit quil veut guérir ici dabord, comme il lâche de le faire encore ailleurs. Car comme les Juifs croyaient quil était lennemi de Dieu, (126) parce quil ne gardait pas le sabbat, il a bien voulu leur ôter ce soupçon, tantôt par des raisons proportionnées à sa divinité, comme lorsquil dit: « Mon Père, depuis le commencement du monde jusquaujourdhui ne cesse point dagir, et moi jagis aussi avec lui. » (Jean, V, 17.) Tantôt par dautres pleines dune admirable condescendance, comme lorsquil leur apporte lexemple de la brebis qui est en danger de périr au jour du sabbat et quil montre quon viole la loi pour empêcher une bête de mourir. Il y joint encore lexemple de la circoncision quon donnait aussi au jour du sabbat. Cest pour cette même raison quil use souvent de termes si humbles, afin dôter aux hommes tout sujet de le regarder comme un ennemi de Dieu. Cest dans ce dessein quayant tant de fois ressuscité les morts par sa seule parole, il voulut avant que de ressusciter Lazare , adresser sa prière à son Père. Et pour montrer en même temps que cette déférence ne le rendait point inférieur à son Père, il ajoute aussitôt pour prévenir cette pensée « Je dis ceci pour ce peuple qui nous environne, afin quils croient que cest vous qui mavez envoyé. » (Jean, 11,42.) Ainsi par un mélange admirable, il ne se conduit pas car toutes choses comme ayant une souveraine puissance, afin de guérir ainsi leur faiblesse, et il ne prie pas aussi son Père toutes les fois quil fait des miracles, afin de ne donner sujet à personne de le soupçonner de faiblesse et dimpuissance, mais il allie divinement sa grandeur avec son humilité et son humilité avec sa grandeur. Il use encore de ce même tempérament en diverses rencontres, avec une sagesse admirable. Car, agissant dans les plus grandes choses par lui-même et par sa propre puissance, il lève les yeux au ciel et il prie son Père dans celles qui sont beaucoup moindres. Lorsquil remet les péchés, quil révèle les secrets des coeurs, quil ouvre le paradis, quil chasse les démons, quil guérit les lépreux, quil calme la mer, quil ressuscite une infinité de morts, il le fait en commandant. Mais lorsquil fait dautres actions beaucoup moindres, comme de multiplier des pains, il regarde alors vers le ciel. Lors donc quil sadressait à son Père et quil priait, il faisait bien voir que ce nétait pas par faiblesse et par impuissance. Car comment celui qui faisait les plus grandes choses par son autorité propre, eût-il eu besoin de prier pour en faire de plus petites? Mais comme jai déjà dit, il agit de la sorte pour fermer la bouche à ses ennemis et pour arrêter leur insolence. Raisonnez de même lorsque vous voyez dans lEvangile que Jésus-Christ parle humblement de lui-même. Il gardait cette conduite dans ses paroles et dans ses actions pour plusieurs raisons, parce quil voulait empêcher quon ne le crût étranger à Dieu ou pour instruire et guérir nos âmes : ou pour nous donner un grand exemple dhumilité, ou parce quil était revêtu de notre chair, ou parce que les Juifs nauraient pu comprendre les vérités, sil les leur avait dites toutes ensemble ; ou enfin pour leur apprendre, en se rabaissant de la sorte, à fuir la présomption et la vanité dans tous leurs discours. 2. Cest pour ce sujet que parlant souvent si humblement de lui-même, il laisse à dautres le soin de publier ses grandeurs. il se contente de dire aux- Juifs: « Jétais avant quAbraham « fût au monde. » (Jean, VIII, 58.) Mais son disciple bien-aimé va bien plus loin, et il dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe p était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » (Jean, I, 1). Jésus-Christ de même ne dit point clairement quil a créé le ciel et la terre, la mer et toutes les choses visibles et invisibles mais son disciple le dit sans rien craindre, et avec une liberté merveilleuse ; et il le dit plus dune fois «Toutes choses (ibid. 3), » dit-il, « ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, nà été fait sans lui. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui. » (Ibid.10.) Et pourquoi sétonner que les autres aient parlé plus avantageusement de Jésus-Christ quil nen a parlé lui-même; puisque souvent il na pas voulu exprimer nettement par ses paroles, ce quil faisait voir clairement par ses actions? Car il montre assez dans la guérison de laveugle-né, que cétait lui qui avait créé lhomme, et néanmoins lorsquil parle de cette première création , il ne dit pas : « Jai créé lhomme et la femme, » mais « Celui qui a créé lhomme et la femme (Matth. XIV, 4); » et le reste. Il fait voir de même par là pêche des poissons ; par leau quil a changée en vin; par les pains quil a multipliés ;par la mer quil a calmée; par la radieuse splendeur dont il se fit voir entouré au mont Thabor; et par plusieurs miracles semblables, que cest lui (127) qui a créé le monde, et qui gouverne tout ce quil enferme: et cependant il ne la jamais marqué clairement par ses paroles. Au lieu que ses disciples Jean, Pierre, et Paul, le déclarent hautement en toutes rencontres. Car si ses apôtres mêmes qui étaient nuit et jour avec lui ; qui lentendaient parler ; qui voyaient ses miracles; auxquels il expliquait en particulier beaucoup de choses obscures et cachées; à qui il avait donné la puissance de ressusciter les morts; et quil avait élevés à un si haut degré de sagesse et de vertu, que do renoncer à tout pour son amour; si les apôtres, dis-je, ne peuvent pas néanmoins, après tant de grâces, porter tout ce que Jésus-Christ leur eût pu dire, avant la descente du Saint-Esprit; comment le peuple juif, qui navait ni cette sagesse, ni cette vertu des apôtres, et qui nécoutait Jésus-Christ et ne voyait ses miracles, que comme par hasard et par rencontre, eût-il pu sempêcher de le croire ennemi de Dieu, sil neût usé dune conduite si pleine de condescendance et dhumilité? Cest pourquoi lorsquil sexcuse davoir violé le sabbat, il ne leur en dit pas dabord la vraie raison, mais il en allègue quelques autres capables de les satisfaire. Que si lorsquil manque à accomplir un seul précepte de la loi, il use dune si grande discrétion dans ses paroles, pour ne pas blesser ses auditeurs: combien en devait-il garder, lorsquil allait ajouter une loi toute nouvelle à la vieille loi ? Cest par cette même sagesse quil ne leur parle pas toujours clairement de sa divinité. Car si laddition quil faisait dune loi était capable de les troubler de la sorte, combien les eût-il troublés davantage, sil leur eût dit quil était Dieu ? Cest pourquoi il parle souvent dune manière peu digne de sa grandeur; et ici même, lorsquil va faire cette addition à la loi, il use de ce long prélude. Il ne se contente pas de dire une fois: « Je ne détruis point la loi, » mais il le répète par deux fois. Il va même plus loin. Car après avoir dit: « Ne pensez pas que je sois venu détruire la « loi, » il ajoute: « Je ne suis pas venu la détruire, mais laccomplir. » Ces paroles doivent arrêter, non seulement linsolence des juifs, mais encore celle des hérétiques, qui osent dire que le démon est lauteur de lancienne loi. Que si cela était, comment Jésus-Christ, qui est venu pour détruire la tyrannie du démon, aurait-il accompli une loi que le démon aurait faite, bien loin de la combattre et de la détruire? Car il ne dit pas seulement; « Je ne la détruis pas; » ce qui aurait pu suffire; mais il ajoute: « Je laccomplis; » ce qui marque que non-seulement il nen était point ennemi, mais quil lappuyait et lautorisait. Mais comment, me direz-vous, Jésus-Christ na-t-il point détruit la loi ? Comment a-t-il accompli la loi et les prophètes ? Pour ce qui est des prophètes, il les a accomplis en accomplissant exactement ce quils avaient prédit de lui, comme lEvangile le marque partout en disant: « Jésus fit cela pour accomplir ce qui avait été prédit par les prophètes. » (Matth. VII, 17; XIII, 17 ; XXVI, 56.) Quand il naquit, quand les enfants publièrent sa gloire dans le temple, quand il monta sur une ânesse, et en plusieurs autres rencontres, il accomplissait les prophètes, dont les prophéties neussent point été accomplies, sil ne fût venu au monde. Mais pour ce qui regarde la loi, il la accomplie en trois manières. Premièrement parce quil ne la point violée, selon le témoignage quil en rend lui-même, lorsquil dit à saint Jean: « Il faut que nous accomplissions toute justice. » (Matth. III, 15.) Et aux Juifs: « Qui de vous me peut convaincre daucun péché ? » (Jean, VIII, 46.) Et à ses disciples: « Le prince du monde sen vient; et il na rien en moi qui lui appartienne. » (Jean, XIV.) Et le Prophète lavait marqué auparavant en disant: « Il na point fait de péché. » (I Pierre, II, 22.) Voilà la première manière dont Jésus-Christ a accompli la loi. Secondement il la accomplie en la faisant accomplir. Ce quil y a en effet de particulièrement admirable, cest que non-seulement il a accompli la loi, mais quil nous a donné sa grâce pour laccomplir. Cest ce que saint Paul marquait lorsquil disait: « Jésus-Christ est la fin à laquelle tend toute la loi, pour justifier tous ceux qui croiraient en lui. » (Rom. X, 4). Et ailleurs: « Que Dieu avait condamné le péché dans la chair de Jésus-Christ, à cause du péché commis contre lui, afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons pas selon la chair, mais selon lesprit.» (Ibid. VIII, 3.) Et dans la même épître: « On dira peut-être que par la foi nous détruisons la loi. A Dieu ne plaise! mais au contraire nous létablissons. » (Ibid. III, 31.) Comme en effet toute la loi ne tendait quà rendre lhomme juste, et quelle navait pas pour cela (128) assez de force; Jésus-Christ est venu introduire un moyen efficace de justification par la foi, et accomplir ainsi ce que la loi voulait faire ce que la loi navait pu faire par la lettre, lui la fait par la foi. Cest en ce sens quil dit: « Je ne suis pas venu détruire la loi. » 3. On peut trouver encore une troisième manière selon laquelle Jésus-Christ a accompli la loi, cest en y ajoutant les préceptes de la loi nouvelle. Car tout ce que Jésus-Christ dit dans lEvangile nest point la destruction, mais plutôt la confirmation et laccomplissement de la loi ancienne. Par exemple, ce commandement: « Vous ne tuerez point, » non seulement nest pas détruit, mais il est même perfectionné et fortifié par celui quil fait, de ne se point mettre en colère. On peut dire la même chose des autres préceptes. Nous avons remarqué tout à lheure comment Jésus-Christ, en jetant les semences de sa doctrine, a pris soin décarter tout fâcheux soupçon, mais comme le parallèle de lancienne législation avec la nouvelle était surtout de nature à en faire naître, il les prévient encore par une adroite précaution. En effet, ce quil va dire expressément dans ce parallèle était déjà implicitement contenu et établi dans ce qui précède. Car dire : « Bienheureux les pauvres desprit, » cest la même chose que dire: « Ne vous mettez point en colère. » En disant: « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, » il avait défendu par avance de regarder une femme avec un mauvais désir. En disant: « Bienheureux ceux qui sont miséricordieux,» il avait ordonné aux hommes « de ne point amasser de trésors sur la terre. » En disant: «Bienheureux sont ceux qui pleurent et qui souffrent les persécutions et les injures, » il avait commandé par avance «dentrer dans la voie étroite. » En disant que « ceux qui ont faim et soif de la justice sont « heureux, » il dit la même chose que ce quil commande ensuite: « Faites aux hommes tout « ce que vous voulez quils vous fassent. » En nous assurant aussi que les pacifiques sont « heureux, » il a presque dit la même chose que ce quil enseigne peu après, « quon doit laisser son présent à lautel, pour aller se réconcilier avec son frère», et quil faut être «bienveillant pour son adversaire. » Toute la différence est que dans les béatitudes il propose des récompenses à ceux qui feront le bien, et ici des supplices à ceux qui commettront le mal, Là, il dit: « Que les doux hériteront la terre; » il dit ici : « Que celui qui appellera son frère fou et insensé, sera coupable de la géhenne du feu. » Il dit là: « Que ceux qui auront le coeur pur verront Dieu, » et il ajoute ici : « Que celui qui jette un regard impudique sur une femme, est un véritable adultère. » Il dit là : « Que les pacifiques seront appelés les enfants de Dieu; » et il nous épouvante ici par la menace « dêtre livrés au Juge par notre adversaire. » il dit là; « Bienheureux sont ceux qui pleurent et qui souffrent persécution! » et il menace ici «de la perdition ceux qui marchent dans la voie large. » Ce quil dit ici : « Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et largent,» me semble aussi conforme à ce quil avait déjà dit: « Bienheureux sont ceux qui font miséricorde et qui ont faim et soif de la justice ! » Mais comme il va donner, je lai déjà dit, des préceptes plus clairs, et non seulement plus clairs, mais même plus parfaits ( il ne demande plus en effet une simple compassion, mais il nous commande de nous laisser prendre jusquà notre manteau; il ne se contente plus dune douceur ordinaire, mais il veut, quand on nous donne un soufflet, que nous tendions lautre joue), il veut dabord faire évanouir entièrement lapparente contradiction de la loi avec sa doctrine. Cest pourquoi après avoir dit : «Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi, » et donné plus de force à son affirmation en ajoutant: « je ne suis pas venu la détruire, mais laccomplir, » non content de cela, il insiste encore en ces termes: « Car je vous le dis en vérité, avant que le ciel et la terre passent, un seul iota, un seul trait ne passera point de la loi sans que tout saccomplisse (18). » Cest la même chose que sil eût dit: il est impossible que la loi ne soit accomplie. Il faut nécessairement quelle soit observée jusquau moindre iota. Cest ce que Jésus-Christ a fait, lui qui la parfaitement accomplie. Ce nest pas sans raison quil fait allusion à la transformation du monde. Cest pour élever lesprit des auditeurs et leur faire entendre que cétait avec justice quil voulait les faire entrer dans une voie plus parfaite, puisque toute la création était destinée à subir une transformation, et le genre humain appelé à une autre patrie et à une vie plus sublime. « Celui donc qui violera lun des plus petits (129) de ces commandements, et qui enseignera les hommes à les violer, sera des derniers dans le royaume des cieux; mais celui qui fera et enseignera, sera grand dans le royaume des cieux (19). » Après avoir prévenu le soupçon que la malice de ses ennemis pouvait former contre lui, et fermé la bouche à ceux qui le voudraient contredire, il commence à épouvanter ses auditeurs, et menace dun supplice effroyable ceux qui violeraient ces nouvelles ordonnances. Car pour voir que ceci ne doit pas sentendre de la loi ancienne mais de celle quil établit, écoutez la suite : « Je vous dis que si votre justice nest plus abondante que celle des docteurs de la loi et des pharisiens, vous nentrerez point dans le royaume des cieux. »Si ces menaces eussent été contre les violateurs de la loi, pourquoi dirait-il: « Si votre justice nest plus abondante que celle des pharisiens ? » Ce nétait pas avoir une justice abondante que de faire ce que faisaient les Pharisiens. Cette abondance de justice consistait donc à ne se mettre point en colère, et à ne pas jeter un regard impur sur une femme. Mais pourquoi appelle-t-il ces préceptes petits, quoique si grands et si relevés? Cest parce quil en était lauteur. Comme il shumiliait en tout et ne parlait jamais de lui quavec une grande modestie, il garde la même conduite en parlant de ses préceptes, pour nous apprendre à être humbles en toutes choses. Dailleurs comme il pouvait être suspect détablir de nouvelles lois, il tâche déloigner de lui ce soupçon, par lhumilité de ses paroles. 4. Ce mot, « il sera le plus petit dans le royaume des cieux, » ne marque autre chose que les supplices de lenfer. Jésus-Christ entend par ce mot « de royaume des cieux, »non seulement la jouissance des biens du ciel, mais encore la résurrection, et le moment de son avènement terrible. Car quelle apparence y aurait-il que celui qui a appelé son frère fou, et qui a violé un seul commandement, soit précipité dans lenfer, et que celui qui les violerait tous, et porterait les autres à les violer, trouvât place dans le royaume du ciel? Lors donc quil dit : « Que celui-là sera des « derniers dans le royaume des cieux,» il veut dire quil sera du nombre de ceux qui seront rejetés de Dieu. Et ceux-là certainement seront précipités dans lenfer. De plus, Jésus-Christ étant Dieu, prévoyait la lâcheté de plusieurs, et que des personnes taxeraient un jour ses paroles dexagération, et diraient: comment peut-on croire que pour appeler son frère insensé, lon soit éternellement puni; ou que pour avoir jeté les yeux sur une femme, on devienne adultère? Cest pourquoi voulant empêcher les hommes de tomber dans ce mépris de sa loi, il menace également ceux qui la violeraient, ou qui porteraient les autres à la violer. Que la sévérité donc de ces menaces nous retienne, et nous empêche de violer cette loi sainte, ou de la faire violer à ceux qui la voudraient garder. « Mais celui qui fera et qui enseignera sera grand. » Les hommes ne doivent pas procurer seulement leur utilité particulière, mais encore celle des autres. La récompense ne sera pas égale pour celui qui ne pense quà lui-même, et pour celui qui en se sauvant, sauve les autres avec lui. Comme celui qui prêche et ne fait pas ce quil dit, se condamne lui-même selon saint Paul: « Vous qui instruisez les autres, « vous ne vous instruisez pas vous-même (Rom. II, 21); » ainsi celui qui fait le bien et nenseigne pas aux autres à le faire, perd beaucoup de sa récompense. Il faut donc travailler à lun et à lautre, et après sêtre appliqué à se corriger soi-même, il faut étendre ensuite sa vigilance et sa charité sur ses frères. Cest pourquoi Jésus-Christ dit quil faut faire, et puis enseigner. Il met la pratique avant linstruction, pour montrer quon ne peut enseigner utilement sans avoir auparavant pratiqué ce quon enseigne; quautrement on nous dira: « Médecin, guérissez-vous vous-même. » Celui qui, ne pouvant se régler lui-même, se mêle dinstruire les autres, sexpose à être moqué de ceux qui lécoutent, et toutes ses instructions seront sans fruit, parce quil détruira par ses actions ce quil établira par ses paroles. « Mais celui qui fera et qui enseignera « sera grand dans le royaume des cieux. « Car je vous dis que si votre justice nest plus abondante que celle des docteurs de la loi et des pharisiens, vous nentrerez point dans le royaume des cieux (20). » Jésus-Christ, ici, sous le mot de « justice, » comprend toutes les vertus. Cest ainsi que lEcriture exprime la vertu de Job en-disant: «Cétait un homme juste et irrépréhensible.» Saint Paul suivait cette règle, lorsquil appelle juste celui pour qui il dit que la loi nest point établie : «La loi, » dit-il, « nest pas pour le juste (130) « (I Tim. II, 9),» et presque dans toute lEcriture, ce mot sentend de toutes sortes de vertus. Mais remarquez combien est grande la grâce et la loi de Jésus-Christ, puisquil commande à ses disciples, qui ne faisaient encore que commencer, dêtre plus justes que les docteurs même de la loi. Il nentend point par ces docteurs de la loi et ces pharisiens, seulement ceux dentre eux qui étaient injustes, mais ceux même qui gardaient la loi. Car, à moins de cela, il ne les aurait pas appelés justes, en un certain sens, et il naurait pas comparé la justice évangélique, qui est la véritable, à la leur, si elle navait été au moins extérieure et apparente. Considérez encore comment Jésus-Christ autorise la loi ancienne, comme il fait voir, en les comparant, que ces deux lois sont comme deux soeurs qui nont quun même père; puisquen effet elles ne diffèrent que du plus au moins, il sensuit quelles sont du même genre. Ainsi il ne détruit point la vieille loi, au contraire, il la développe. Mais si elle eût été donnée par le mauvais esprit, comme ont dit les hérétiques, le Sauveur ne se serait jamais mis en peine de laccomplir, et de la rendre encore plus parfaite, mais il laurait rejetée absolument. Vous demandez peut-être pourquoi cette loi de Moïse, qui était bonne en elle-même, ne sauve plus maintenant les hommes? Je vous réponds quelle ne les sauve plus maintenant depuis lavènement de Jésus-Christ, parce quayant reçu une plus grande grâce, ils doivent aussi entreprendre de plus grands combats. Mais tous les élus de Dieu, qui ont vécu pendant ces temps-là, se sont sauvés en la pratiquant. Car Jésus-Christ dit dans lEvangile: «Plusieurs viendront dOrient et dOccident, et auront leur place dans le royaume des cieux, avec Abraham, Isaac et Jacob »(Matth. VIII, 11.) Nous voyons aussi que le Lazare, lorsquil jouit de ces délices ineffables, demeure dans le sein dAbraham, et en un mot, ceux qui, dans les premiers siècles, ont éclaté par leurs excellentes vertus, se sont sanctifiés dans la pratique de cette loi. 5. Que si cette loi eût été mauvaise, ou quelle eût eu un autre principe que Dieu, Jésus-Christ ne laurait pas voulu accomplir. Car sil ne sy fût assujéti que pour attirer les Juifs, et non pour montrer lunion de lune et de lautre loi, et la conformité que la nouvelle avait avec lancienne, pourquoi ne sassujétissait-il pas de même aux superstitions des gentils, pour les inviter de la même manière? Cela nous fait voir que si la loi ancienne cesse de sauver les hommes, ce nest pas quelle soit mauvaise, mais cest que maintenant le temps est venu dune vertu plus parfaite. Que si elle est moins parfaite que la loi nouvelle, il ne sensuit pas pour cela quelle soit mauvaise, puisque cette condamnation de la première retomberait même sur la seconde. Car si lon compare la science de cette vie avec celle du ciel, elle nest presque rien, et elle sera détruite, quand cette seconde nous sera donnée, « Lorsque nous serons dans létat parfait, » dit saint Paul, «ce qui est imparfait sera aboli. »(I Cor. XIII, 10.) Cest ce qui est arrivé à la loi ancienne, à légard de la nouvelle. Cependant nous ne blâmons point la loi de grâce, quoiquelle doive cesser lorsque nous serons dans le ciel, « car alors ce qui est imparfait sera « aboli; » et nous ne laissons pas de reconnaître quelle est grande et très-relevée. Puis donc que les récompenses promises y sont plus grandes que dans lancienne, et que la grâce du Saint-Esprit y est plus abondante, cest avec juste raison quon nous demande plus de vertu. Car on ne nous promet plus une terre coulante de lait et de miel, ni une longue vieillesse, ni un grand nombre denfants, ni beaucoup de blé ou de vin, ou de grands troupeaux de brebis et de boeufs; mais le ciel même, et les biens dont on y jouit; lhonneur dêtre les enfants adoptifs de Dieu, les frères du Fils unique du Père, les héritiers de sa gloire, de son royaume ; et dune infinité dautres biens. Saint Paul nous fait assez voir combien nous avons reçu plus de grâce que les Juifs, lorsquil dit: « Il ny a donc point de condamnation pour ceux qui sont incorporés en Jésus-Christ, qui vivent et qui marchent non selon la chair, mais selon lesprit; parce que la loi de lesprit de vie qui est en Jésus-Christ, ma délivré de la loi du péché et de la mort.» (Rom. VIII, 1.) Après donc que Jésus-Christ a étonné les violateurs de la loi, et établi de si grandes récompenses pour ceux qui y obéiraient, et quil a montré ainsi que cest avec justice quil exige plus de nous que des anciens, il commence enfin à rapporter cette loi nouvelle en la coca. parant avec lancienne. Il le fait pour montrer (131) deux choses; la première, quil nétait point contraire à la loi de Moïse; mais quil saccordait avec elle en établissant ses règles; et la seconde, quil avait grande raison de faire cette nouvelle addition, et de perfectionner la loi ancienne. Pour voir ceci plus clairement, considérons avec soin les paroles de Jésus-Christ : « Vous avez appris, dit-il, quil a été dit aux anciens : Vous ne tuerez point, et quiconque tuera, méritera dêtre puni en jugement (21).» (Exod. XX.) Ces commandements, cétait lui-même qui les avait donnés, mais il nen indique point ici lauteur. Car sil eût dit : Vous avez appris que jai dit aux anciens, on neût pu souffrir cette parole. Sil eût dit aussi : Vous avez appris que mon Père a dit aux anciens , et quil eût ajouté aussitôt Mais moi je vous dis, etc., il eût paru être plus grand que son Père, et se glorifier en parlant de la sorte. Il se contente donc de rapporter ce commandement, sans marquer particulièrement celui qui lavait fait, et il leur montre que le temps était venu de leur renouveler ce précepte. Car en disant : « Il a été dit aux anciens, » il marque quil y avait longtemps que cette loi leur avait été donnée : ce quil dit pour exciter ses auditeurs à savancer à une vertu plus parfaite, comme si un maître disait à un enfant paresseux, pour lexhorter à létude : Considérez combien il y a déjà de temps que vous êtes à assembler des syllabes. Cest ce que Jésus-Christ insinue ici par ce mot danciens, excitant les Juifs à savancer enfin à une vertu plus parfaite, comme sil leur disait : Il y a déjà longtemps que vous devez avoir appris ces préceptes, il est temps maintenant que vous passiez à dautres plus relevés. Mais il est à remarquer que Jésus-Christ ne confond pas même lordre des préceptes, et quil commence par où la loi même commençait, pour montrer la parfaite conformité de ces deux lois. «Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère méritera dêtre condamné en jugement (22).» Remarquez dans ces paroles la puissance de celui qui les dit. Considérez lautorité avec laquelle il agit, et comme il parle en législateur. Car qui dentre les prophètes, qui dentre les. justes ou les patriarches a jamais parlé de la sorte? Ils commençaient par ces mots: « Voici ce que dit le Seigneur. » Mais le Fils de Dieu nagit pas ainsi. Ils parlaient en serviteurs, et comme de la part de leur Maître; mais Jésus-Christ parle en Fils de Dieu, et de la part de son Père. Et lorsquil parle de la part de son père, il parle en même temps de la sienne; puisquil dit lui-même à son Père : « Tout ce qui est à moi est à vous; et tout ce qui est à vous est à moi. » (Jean, XVII, 10.) Les prophètes parlaient à des hommes, qui comme eux étaient serviteurs du même Maître mais Jésus-Christ parle à ses propres serviteurs. 6. Demandons maintenant à ceux qui rejettent lancienne loi, si le commandement de ne se point mettre en colère est contraire à celui de ne point tuer; et sil nen est pas plutôt la perfection et comme le couronnement. Nest-il pas visible que lun est laccomplissement de lautre et quainsi il est plus grand? Celui qui sabstient de la colère s'abstiendra bien plus aisément de lhomicide; et celui qui étouffe dans son coeur tous les mouvements dindignation, arrêtera bien plus aisément ses mains pour leur interdire toute violence. La colère est la racine de lhomicide. Celui qui coupe cette racine en coupera facilement toutes les branches, ou plutôt il ne les laissera pas même pousser. Ainsi Jésus-Christ ne donnait point ces nouveaux préceptes pour détruire la loi; mais pour la faire observer plus parfaitement. Car quel est le but de la loi? Nest-ce pas dempêcher lhomicide? Il eût donc fallu pour être contraire à la loi commander le meurtre, puisque tuer, et ne pas tuer, sont les deux contraires. Mais lorsquil ne permet pas même quon se mette en colère, il est visible quil tend au même but où la loi tendait, mais quil le fait plus parfaitement. Celui qui ne pense quà ne point tuer, naura jamais tant daversion de lhomicide que celui qui veut étouffer même la colère; et ce dernier est sans comparaison plus éloigné de tomber dans le crime que nest le premier. Mais, pour mieux combattre ces hérétiques, voyons tout ce quils nous disent : Le Dieu, disent-ils, qui a créé le monde, « qui fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Matth. V, 45), » est un esprit mauvais. Il est vrai que les moins emportés dentre eux ont horreur de cette impiété; et quils se contentent de dire que ce Dieu peut être juste; mais (132) quil ne peut pas être bon. Ils feignent ensuite un autre Dieu qui ne fut jamais et qui ne créa jamais rien, quils disent être le Père de Jésus-Christ. Celui quils nient être bon, demeure selon eux dans ce quil a créé, comme dans un bien qui lui appartient et quil conserve; et lautre à qui ils donnent le nom de bon, vient tout dun coup usurper lhéritage de lautre, et entreprend dêtre le Sauveur de ceux dont il nest pas le Créateur. Voyez-vous. les fils du démon, comme ils puisent leur langage à la source de leur père, puisquils ôtent à Dieu la création qui lui est propre, quoique saint Jean crie: « Il est venu dans son domaine « et le monde a été fait par lui ? » (Jean, I, 11.) Ils examinent ensuite lancienne loi qui dit: « Oeil pour oeil, et dent pour dent. » Ils semportent contre ces paroles et demandent comment celui qui les a dites, a pu être bon. Que répondrons-nous à cela, sinon que ces préceptes sont en effet pleins de bonté? Car le législateur nordonne pas cela afin que nous nous entrarrachions les yeux, mais afin que la crainte de souffrir ce mal, nous empêche de le faire aux autres. Comme lorsquil a menacé les Ninivites de renverser leur ville, il navait pas résolu de le faire, puisque, pour lexécuter, il navait quà les punir sans les menacer,-mais il voulait seulement les effrayer, afin que par leur pénitence ils apaisassent sa colère. De même-ici, par cette perte dun oeil dont il menace ceux qui arracheraient celui de leur frère, il veut retenir par le frein de la crainte ceux qui ne se laisseraient pas gouverner à la raison et à lhumanité. Il faudrait donc avoir perdu lesprit et être furieux, pour dire quil y a de la cruauté à arrêter lhomicide , et à réprimer ladultère. Pour moi je suis si éloigné de trouver quil y ait de la cruauté dans cette loi, que je trouverais de linjustice dans la disposition contraire. Vous dites que Dieu est cruel, parce quil commande darracher oeil pour oeil, et moi je vous dis que, sil navait fait ce précepte, plusieurs auraient dit de lui ce que vous en dites. Car supposons que toute la loi soit détruite, que personne nait plus rien à craindre de ses châtiments, quil soit libre à tous les méchants de satisfaire sans crainte leurs passions; quils pussent voler, tuer, être parjures, être adultères et parricides; nest-il pas vrai que tout serait dans une confusion étrange, et que toutes les places, toutes les villes, toute la terre et la mer seraient remplies de meurtres et de toutes sortes de crimes? Si lors même que les lois sont en vigueur, et quelles répandent la terreur et les menaces, les méchantes âmes ont peine à se réprimer; que serait-ce sans ce secours, et qui pourrait arrêter leurs excès? Avec quelle insolence ne se déchaîneraient-elles pas contre nos personnes et contre nos vies? Mais il ny aurait pas seulement de la cruauté à permettre aux méchants tout ce quil leur plairait de faire; il ny en aurait pas moins à négliger celui qui, sans faire aucun tort, aurait été injustement outragé par les autres. Si quelquun assemblait tout ce quil pourrait trouver de libertins et dassassins, quil leur mit les armes à la main, et leur commandât de tuer dans toute la ville ce qui se présenterait à eux, cet homme ne passerait-il pas pour un monstre en cruauté et en barbarie? Et si quelque autre au contraire liait toutes ces personnes que ce furieux aurait armées, et délivrait de leurs mains ceux quils allaient égorger, cet homme ne passerait-il pas pour un conservateur de la paix et de la sûreté publique? Appliquez cet exemple à notre sujet. Celui qui commande de donner oeil pour oeil, retient comme par de fortes chaînes la violence des méchants, et est semblable à celui qui arrêterait ces furieux à qui lon aurait donné des armes; et celui qui nétablissant aucune peine, met par cette impunité comme les armes aux mains de tout le monde, imite celui qui assemblerait ces libertins, et les armerait pour mettre à feu et à sang toute la ville. 7. Reconnaissez donc que lauteur de cette ancienne loi non seulement nest pas cruel, mais quil est même plein de bonté. Si vous dites que son joug est insupportable, et que cette sévérité de donner oeil pour oeil, va jusquà lexcès; je vous demande qui des deux vous paraît plus dur de défendre de ne point tuer, ou de ne pas se mettre même en colère? Qui est le plus sévère de celui qui punit lhomicide, ou de celui qui venge le moindre emportement contre son frère ? De celui qui condamne ladultère lorsquil est commis, ou de celui qui en condamne même le désir, et qui le condamne à un supplice éternel? Ainsi voyez où retombent les raisonnements de ces hommes. Le Dieu de lAncien Testament quils appellent cruel, paraîtra doux et modéré et le Dieu du Nouveau Testament (133) quils avouent être bon, se trouvera sévère et insupportable. Pour nous, nous croyons que le même Dieu est lauteur de lun et de lautre Testament; quil sest conduit dans linégalité de ses lois, selon quil était avantageux pour le bien des hommes, et quil a proportionné la différence de ses règles à la différence des temps. Les préceptes de lancienne loi nont rien de cruel, ni ceux de la nouvelle rien de trop rude ou dinsupportable. Une même providence a pesé les uns et les autres dans son équitable justice. Dieu témoigne lui-même par ses prophètes quil a donné la vieille loi « Je ferai, » dit-il, « un Testament, non selon lalliance que jai faite avec vos pères. » (Jérém. XXXI, 32.) Et si celui qui est dans lerreur des Manichéens ne reçoit pas ce témoignage, quil écoute au moins saint Paul qui nous confirme la même chose : « Abraham, »dit-il, « eut deux fils; un de la femme esclave, et lautre de la femme libre, qui marquent les deux Testaments. » (Gal. IV, 1.) De même quon voit ici deux femmes et un seul homme, ainsi ny a-t-il quun même Dieu, auteur de lune et de lautre loi. Et pour vous montrer quelle douceur il fait paraître partout, il dit dans la première loi « OEil pour oeil, » et il dit ici : « Si quelquun vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui encore lautre.» ici comme là cest par la crainte du châtiment quil retient la main prête à frapper. Et quelle crainte, direz-vous, inspire-t-il, lorsquil commande de tendre lautre joue? Il ne fait pas ce commandement pour ôter toute crainte à celui qui outrage, mais pour persuader à celui qui souffre, de sabandonner à la passion de ce furieux, et de lui permettre de la satisfaire de la manière quil lui plaira. Il ne dit pas aussi quil ne sera point puni, mais que vous ne le punissiez pas vous-même. Ainsi il répand en même temps la crainte de lavenir dans lâme de celui qui fait loutrage, et il console celui qui le reçoit. Je dis ceci seulement en passant pour tous les commandements en général. Je reviens maintenant à notre sujet. « Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera dêtre condamné en jugement (22).» Dieu ne condamne pas la colère dune manière absolue, premièrement parce quil est impossible que lhomme, tant quil est homme, soit entièrement libre de ses passions. Il peut bien les dompter, mais il ne peut pas en être tout à fait exempt. En second lieu, parce que la colère peut quelquefois être utile, si nous nous en servons comme nous devons. Combien la colère de saint Paul fut-elle autrefois avantageuse aux Corinthiens, puisquil sen servit pour les guérir dune peste très dangereuse? Et à tout le peuple des Galates, puisque sétant fâché contre eux, il les fit rentrer une seconde fois dans le culte de Jésus-Christ? Cest ainsi quune colère sainte a produit souvent de bons effets. Quel est donc le temps et loccasion légitime de se mettre en colère? Cest lorsque nous ne nous vengeons pas nous-mêmes: mais que nous réprimons le désordre, ou que nous excitons la paresse. Quelles sont les occasions où la colère est défendue? Cest lorsque nous nous animons de cette passion pour nous venger nous-mêmes. Ce que saint Paul défend expressément, lors. quil dit: « Ne vous vengez point vous-mêmes, mes très chers frères, mais donnez lieu à la colère (Rom. XII, 19): » ou lorsque nous disputons pour de largent; ce que cet apôtre défend encore : « Pourquoi, » dit-il, « ne souffrez-vous pas plutôt quon vous fasse injure? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt quon vous prenne votre bien? » (I Cor. VI, 7.) Cette espèce de colère est aussi vaine et superflue que lautre est nécessaire et avantageuse. Mais presque tout le monde fait tout le contraire. Un homme se fâche lorsquil souffre quelque injustice; et il est froid et lâche lorsquil voit les autres cruellement opprimés. Ces deux excès sont également contraires aux préceptes de lEvangile. Ainsi la colère nest pas absolument mauvaise, mais elle le devient, lorsquelle est injuste et indiscrète. Cest pourquoi David disait : « Mettez-vous en colère, et ne péchez pas.» (Ps. XLV.) « Celui qui dira à son frère, Raca, méritera « dêtre condamné par le conseil (22). » Il marque ici par ce conseil un tribunal des Hébreux, dont il parle à dessein et pour ne point paraître dire toujours des choses étrangères et nouvelles. Ce mot de « Raca, » nest pas une injure, mais seulement un mot de mépris. Cest de même que lorsquen parlant à nos valets, nous leur disons fièrement, va-ten là, va dire cela à un tel. Car « Raca, » dans la langue syriaque, ne veut dire autre chose que « Toi. » La bonté de notre Sauveur veut déraciner de nous jusquaux moindres offenses. Il nous commande (134) de nous traiter et de nous entre-parler avec respect, afin de couper ainsi la source des plus grands péchés. 8. «Et celui qui dira à son frère: vous êtes un fou, méritera dêtre condamné au feu de lenfer (22).» Plusieurs regardent cette loi comme sévère jusquà lexcès, dêtre ainsi punis, pour une parole un peu injurieuse. Quelques-uns même osent dire que cela nest dit que par hyperbole. Mais je crains fort quaprès nous être séduits ici nous-mêmes par nos vains raisonnements, nous néprouvions en lautre vie par une expérience funeste la vérité des paroles de Jésus-Christ. Car pourquoi ce commandement vous paraît-il si pénible? Ne savez-vous pas que la plupart des péchés et des peines qui les suivent, viennent souvent dune parole? Cest par les paroles quon blasphème contre Dieu, quon le renonce; quon dit des calomnies, des injures, des faux témoignages et des parjures. Ne considérez donc pas si ce nest quun petit mot; mais si ce petit mot ne produit pas de grands maux. Ignorez-vous que lorsque la colère possède, brûle, embrase toute notre âme, les moindres. choses paraissent insupportables; et que ce qui est le moins injurieux se grossit à nos yeux, et paraît comme un outrage sanglant? Ce que vous appelez un petit mot, a souvent causé des meurtres, et ruiné des villes entières. Comme lorsque nous aimons quelquun, les choses les plus insupportables nous semblent légères; de même lorsque nous le haïssons, les choses les plus légères nous paraissent intolérables. Quoiquune parole soit dite sans aucun dessein, nous voulons croire quelle vient dun coeur envenimé contre nous. Il nous arrive alors ce que nous voyons arriver au feu. Tant que létincelle demeure petite, elle ne consume jamais le bois. Mais si cette étincelle se change en flamme, elle dévorera non-seulement le bois, mais les pierres même; elle réduira en cendres tout ce quelle rencontrera; et leau qui éteint dordinaire le feu, ne servira alors quà lallumer davantage, et à lui donner une nouvelle vigueur. Cest ce qui se voit dans la colère. Quoi quon nous puisse dire en cet état, nous en abusons, et notre passion se nourrit de ce qui aurait dû léteindre. Cest le désordre que Jésus-Christ veut arrêter lorsquil condamne par le jugement celui qui se fâche sans sujet; et quil déclare que celui qui dira Raca, méritera dêtre condamné par le conseil. Mais cétait peu de chose que ces châtiments infligés en ce monde, cest pourquoi il ajoute que : « Celui qui dit à son frère, vous êtes un fou, sera condamné au feu de lenfer. » Et cest ici la première fois que Jésus-Christ parle de lenfer. Il a beaucoup parlé jusquici du royaume des cieux, il parle enfin de lenfer; cest quil parlait de lun par un mouvement de son amour, et quil ne rappelait lautre que contraint par notre paresse. Et remarquez comment les supplices dont il menace sont toujours de plus en plus grands; comme sil voulait sexcuser de cette sévérité, et nous faire voir que ce nest que malgré lui quil nous en menace, et que cest nous-mêmes qui ly contraignons. Il semble quil nous dise. Je vous ai dit : « Ne vous mettez point en colère sans sujet, parce que vous mériterez dêtre condamnés en jugement. » Vous avez négligé cette punition. Mais voyez ce que votre colère a produit, elle vous a porté aussitôt à dire des paroles de mépris. Vous avez dit: « Raca» à votre frère : je vous ai encore menacé dune autre peine qui est celle du conseil. Que si cela ne vous arrête ,et si vous vous emportez encore dans dautres plus grands excès, je ne me contenterai plus de ces peines légères , et je vous épouvanterai par la menace dun feu éternel, afin quau moins cette crainte vous empêche den venir jusquà lhomicide. Car il ny a rien qui soit plus insupportable que les injures, et qui fasse plus dimpression sur lesprit des hommes; et sil arrive que cette injure soit sanglante, elle excite un double embrasement. Ainsi ne croyez pas que ce soit une chose légère que dappeler quelquun fou; car en ôtant à votre frère ce qui distingue les hommes davec les bêtes, et ce qui les rend proprement hommes, cest-à-dire, le jugement et la raison, vous lui ôtez sa dignité et le réduisez à la dernière bassesse. Ne nous arrêtons donc pas seulement au son de cette parole : mais considérons la chose; voyons comment elle déchire, comment elle laisse un aiguillon dans le coeur de celui quelle a blessé, et combien de maux elle cause ensuite. Cest pourquoi saint Paul exclut du royaume des cieux, non seulement les fornicateurs et les adultères, ou les infâmes, mais encore les insulteurs. Et cest avec grande raison quil les traite de la sorte. Car ces personnes détruisent la charité; jettent le prochain dans mille inquiétudes; (135) causent des inimitiés immortelles; déchirent les membres de Jésus-Christ; bannissent la paix qui est si chérie de Dieu; ouvrent au démon par ces injures une entrée dans les âmes et lui donnent des armes pour les blesser et pour les perdre. Aussi, est-ce pour énerver la puissance du démon que Jésus-Christ a porté cette loi. Au reste il ny a rien quil estime tant que la charité. Elle est la mère de tous les biens; la marque des disciples de Jésus-Christ, et la gardienne de toutes les vertus. Cest donc avec raison que Jésus-Christ retranche toutes les inimitiés, en arrache jusques aux moindres racines, et sèche ces sources empoisonnées qui corrompent et étouffent la charité. Ne vous imaginez pas quil y ait de lhyperbole et de lexagération dans ces préceptes; comprenez les grands biens quils produisent, et admirez-en la sagesse et la bonté. Dieu ne désire rien avec tant dardeur que de nous unir tous ensemble par le lien de la charité. Cest pour ce sujet, et que par lui-même et que par ses disciples, dans lAncien et dans le nouveau Testament, il nous recommande si souvent cette vertu, et quil ne punit rien avec plus de sévérité que les violations dont elle est lobjet. Car rien ne cause et nentretient tant de désordres que la ruine de la charité. Cest pourquoi il dit en un endroit: « Quand liniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira. » (Matth. XXIV, 42.) Cest ainsi que Caïn a été le meurtrier de son propre frère; quEsaü a formé des desseins contre la vie de Jacob; que les frères de Joseph lont persécuté; que mille désordres se sont vus dans le monde. Tous ces maux sont nés de la violation de la charité. Cest pourquoi Jésus-Christ sélève avec force contre tout ce qui pourrait la détruire. Et il ne se contente pas davoir dit ce que nous avons vu; il ajoute beaucoup dautres choses qui font voir lestime quil fait de cette vertu. Car après avoir menacé ceux qui la violeraient, du « jugement », du « conseil », et de « lenfer » même; il ajoute dautres choses, qui tendent encore à la même fin. 9. « Si donc, lorsque vous présentez votre don à lautel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous (23); laissez-là votre don devant lautel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don (24). » O admirable bonté de Dieu ! ô amour qui surpasse toutes nos pensées t il méprise sa propre gloire, lorsquil sagit détablir la charité que nous devons avoir les uns pour les autres. Ne voit-on pas clairement que ces menaces quil vient de faire, ne viennent point ou daversion, ou de quelque rigueur excessive, mais de lextrême amour quil a pour les hommes? Car que peut-il y avoir de plus tendre et de plus charitable que ces paroles? Quon interrompe, dit-il, le culte quon me rend, et le sacrifice quon moffre, parce que la réconciliation entre les frères est. le sacrifice le plus agréable quon puisse moffrir. Cest pourquoi il ne dit point: Après que vous aurez offert le sacrifice, ou avant que vous loffriez, mais lors même que vous avez commencé à loffrir. Il renvoie celui qui le lui offre se réconcilier avec son frère. Il ne dit point quon remporte le présent, ou quon prévienne ce sacrifice , mais que lors même quil est déjà commencé, on aille trouver son frère pour rentrer en grâce avec lui. Il me semble quil avait deux raisons de nous faire ce précepte; la première pour nous marquer combien il estimait la charité; que cétait le sacrifice le plus agréable quon lui pût faire, et que sans elle il ne recevait point les autres. La seconde pour obliger indispensablement les hommes de se réconcilier ensemble. Car celui à qui lon ordonne de ne point achever son sacrifice quil ne se soit réconcilié; quand il ne le ferait pas par un mouvement de charité, il le ferait au moins pour pouvoir offrir son sacrifice, et ainsi il se hâtent de satisfaire son frère qui a quelque ressentiment contre lui. Cest pourquoi Jésus-Christ sapplique à rapporter toutes ces circonstances, afin détonner davantage. Car il ne se contente pas de dire: « Laissez là. votre présent, » mais il ajoute, « devant lautel,» afin de frapper lesprit par. la sainteté du lieu. Et « allez auparavant, » dit-il, « vous réconcilier, et puis vous viendrez offrir votre présent, » marquant par toutes ces circonstances que cette table sainte ne souffre point ceux qui ont quelque inimitié. Que ceux qui ont part aux sacrés mystères, et qui, ayant quelque inimitié et quelque aversion dans le coeur, osent approcher de la sainte communion, écoutent ces redoutables paroles. Que ceux qui ny ont point encore part, les écoutent aussi. Elles les regardent eux-mêmes, puisquils offrent à Dieu des présents et des (136) sacrifices, cest-à-dire leurs prières et leurs aumônes. Car le Prophète marque que ces deux choses tiennent lieu de sacrifice. « Le sacrifice de louanges mhonorera (Ps. XLIX, 23), » dit-il. Et au même psaume: « Immolez à Dieu un sacrifice de louanges. » (Ibid. -14.) Et ailleurs: « Que lélévation de mes mains vous « soit agréable comme le sacrifice du soir. » (Ps. CXL, 2.) Ainsi quand vous offririez à Dieu votre prière dans cette disposition, il vaut mieux la quitter pour vous aller réconcilier et la venir offrir ensuite. Car la charité est, préférable à tout, et cest pour elle que tout a été fait. Dieu sest fait homme, pour établir la charité parmi les hommes. Et la fin de tous ses miracles et de toutes ses souffrances a été de nous réunir tous ensemble dans un seul corps. Mais il faut remarquer que Jésus-Christ oblige ici celui qui a tait linjure à saller réconcilier avec celui quil a offensé, au lieu que dans loraison quil nous a prescrite, cest celui qui a reçu linjure, quil oblige de se réconcilier avec celui dont il la reçue : « Remettez aux hommes ce quils vous doivent, » dit-il; et il dit ici : « Si votre frère a quelque chose contre vous, allez vous réconcilier avec lui. » Il me semble néanmoins quil engage ici celui-là même qui a été offensé de prévenir celui qui lui a fait tort. Car il ne dit pas : Réconciliez-vous avec votre frère; mais, « soyez réconcilié »avec votre frère. Il semblerait dabord que cela devrait sentendre de celui qui a fait linjure, mais en réalité cela sentend de celui qui la soufferte. Si vous vous réconciliez, dit Dieu, avec votre frère, cette charité que vous lui témoignerez fera que je vous aimerai moi-même et vous mettrai en état de moffrir votre sacrifice avec confiance. Que si vous avez peine à recevoir les avis que je vous donne, souvenez-vous que je veux bien quon interrompe le culte que lon me rend, pour vous donner lieu de vous réconcilier plus tôt, et quune considération si puissante vous aide à vaincre votre colère. Il est remarquable encore que Jésus-Christ ne dit pas : Lorsque vous aurez été beaucoup offensé, réconciliez-vous avec celui qui vous a offensé; mais, si votre frère a la moindre chose contre vous. Il najoute point si cest avec raison ou à tort, mais simplement : « Si votre frère a quelque chose contre vous. » Quand même ce serait avec justice, il ne faudrait pas pour cela entretenir linimitié. Combien Jésus-Christ avait-il de justes causes pour se mettre en colère contre nous ? Et néanmoins au lieu de nous imputer nos crimes, il sest offert en sacrifice pour les expier. 10. Saint- Paul emploie une autre considération pour nous exhorter à nous réconcilier avec nos frères : « Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère. » (Ephés. IV, 26.) Comme Jésus-Christ se sert de la considération du sacrifice pour exciter les chrétiens à se réconcilier, saint Paul se sert de même du jour. et de la lumière. Il craint que la nuit trouvant seule cette personne offensée, nenvenime encore ses plaies. Durant le jour cette passion se dissipe par les distractions elle commerce du monde, mais durant la nuit, lorsquon est seul et quon -sentretient de linjure quon a reçue, il sexcite dans lâme des mouvements plus violents et la passion saigrit davantage. Saint Paul, pour prévenir ce malheur, veut quon se réconcilie avant que le soleil se couche, afin que le démon ne prenne point occasion du repos de la nuit pour rallumer notre colère et pour la rendre bien plus vive et plus forte. Cest dans ce même dessein que Jésus-Christ nous commande de ne pas différer dun moment notre réconciliation, de peur que si nous attendions la fin de notre sacrifice, nous ne fussions, ensuite plus lents à nous réconcilier et ne différassions de jour en jour à le faire. Il savait que cette passion a besoin dun prompt remède. Et comme un habile médecin ne donne pas seulement des préservatifs contre les maladies, mais les guérit encore lorsquelles sont déjà formées, Jésus-Christ fait la même chose. Car lorsquil défend dappeler son frère « fou, » il prévient linimitié; et lorsquil commande de se réconcilier avec lui, il empêche toutes les suites fâcheuses de la haine. Et remarquez avec quelle sévérité il exige cela de nous! Dune part, il nous menace de lenfer, et de lautre il ne reçoit point notre sacrifice jusquà ce que nous nous soyons réconciliés. Il témoigne partout que notre défaut de charité lirrite extraordinairement, pour couper ainsi la racine de ce mal avec tous ses fruits. Il dit dabord : Ne vous mettez point en colère, et ensuite: Ne dites point dinjures, car ces deux choses naissent lune de lautre. Linimitié fait dire des injures, les injures font croître linimitié. Cest pourquoi tantôt il attaque la racine, et tantôt il coupe le fruit, empêchant que le mal ne naisse dabord et voulant que, sil (137) pousse et quil porte ses fruits détestables, on les retranche aussitôt. Cest pourquoi, après avoir parlé du «jugement», du «conseil», de la « géhenne », de linterruption du sacrifice et de plusieurs autres choses, il ajoute : « Accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire, pendant que vous êtes en chemin avec lui, de peur quil ne vous livre au juge, et le juge au ministre de la justice, et que vous ne soyez mis en prison (25). « Je vous dis en vérité que vous ne sortirez point que vous nayez payé jusquà la dernière obole (26). » Et ne dites pas: Mais si lon me fait tort? si lon me ravit mon bien, si lon me met en procès? Non, ce motif ou ce prétexte, Jésus-Christ ne veut pas le recevoir, et il nautorise pas linimitié même en ce cas. Et comme ce commandement était grand, il exhorte à laccomplir par lattrait dun avantage présent, qui a toujours plus de force sur les esprits grossiers, que le bien qui nest quà venir. De quoi vous plaignez-vous? nous dit Jésus-Christ. Quun tel est plus puissant que vous, et quil vous fait tort? Il vous nuira donc bien davantage, si vous ne vous délivrez de ses mains, et si vous le contraignez de vous faire mettre en prison. Vous navez perdu jusquici que votre bien; et votre corps est en liberté; mais quand le juge aura prononcé larrêt contre vous, vous serez mis en prison, et vous souffrirez les dernières extrémités, Que si vous évitez de plaider, vous vous procurerez deux grands biens: le premier, de ne souffrir aucune disgrâce; et le second, de terminer cette affaire plutôt par votre propre vertu, que par la puissance de votre adversaire. Si vous ne suivez pas ce conseil, vous ne lui ferez pas tant de tort, que vous vous en ferez à vous-même. Mais voyez combien il est pressant pour pousser à la réconciliation. Car après avoir dit: « Accordez-vous avec votre adversaire, » il ajoute, « au plus tôt, » et ne se contentant pas de cela, il presse encore davantage, en disant: « Pendant que vous êtes en chemin avec lui, »parce quil ny a rien qui nous nuise tant pendant cette vie, que de différer trop à faire le bien. Cest ainsi que plusieurs se perdent souvent. Ainsi donc nous avons entendu saint Paul nous recommander de nous réconcilier avant que le soleil se couche, Jésus-Christ nous dire: Réconciliez-vous avant dachever votre sacrifice, et ici encore derechef le divin Sauveur nous ordonne de nous accorder « promptement » avec notre adversaire, pendant que nous sommes en chemin avec lui, avant que nous approchions du tribunal du juge, et que nous soyons en sa puissance.. Vous êtes maître de tout, avant que dentrer en ce lieu de la justice; mais dès que vous y aurez mis le pied, quelque effort que vous fassiez, vous ne pouvez plus disposer de vous selon que vous le voudrez, et vous serez réduit sous la puissance dun autre. Mais que veut dire ce mot: « Accordez-vous? » Cest comme sil disait: Choisissez plutôt de souffrir quelque perte. Ou bien: Portez le jugement que vous porteriez si vous teniez la place de votre adversaire, et que votre amour-propre né corrompe pas en vous la justice. Aimez lavantage de votre prochain comme le vôtre, et soyez un arbitre équitable entre lui et vous. Si cela vous paraît grand, ne vous en étonnez pas. Cest pour ce sujet que Jésus. Christ a prononcé dabord les béatitudes et les récompenses, afin de préparer lesprit de ses auditeurs, et de le rendre plus susceptible de ses ordonnances saintes. 11. Quelques-uns croient que par cet « adversaire, » il faut entendre le démon, et que Jésus-Christ nous commande de navoir rien de ce qui lui appartient, puisque cest par là seulement que nous pouvons être daccord avec lui, et quil ne nous est plus possible après la mort de nous en débarrasser, livrés que nous sommes à un éternel supplice. Mais pour moi je crois que Jésus-Christ parle des jugements humains et civils, et des prisons de ce monde. Après avoir excité les hommes par des considérations plus élevées, et par la crainte des supplices à venir, il les étonne encore par le mal quils peuvent recevoir dès cette vie. Cest ce que saint Paul a imité depuis, en se servant des choses futures, aussi bien que des présentes, pour porter les chrétiens à la vertu. Par exemple lorsquil veut détourner le méchant de mal faire, il lui met sous les yeux limage du souverain armé du glaive: « Si vous faites « mal, » dit-il, « vous avez raison de craindre, parce que ce nest pas en vain quil porte lépée, car il est le ministre de Dieu. » (Rom. XIII, 4.) Et commandant au même endroit aux chrétiens dêtre soumis aux puissances, il ne les y porte pas seulement par la crainte de Dieu, mais encore par celle du prince: « Il est nécessaire, » dit-il, « de vous soumettre, (138) non seulement par crainte, mais aussi par conscience (Ibid. 5), » parce que les personnes moins sages sont plus touchées de ces objets présents et grossiers. Cest donc pour cette raison que Jésus-Christ ne menace pas ici seulement de lenfer, mais encore du jugement, de la prison, et des incommodités qui laccompagnent, afin darracher, par tant de considérations, jusquà la moindre racine des passions qui portent au meurtre. Car comment celui qui ne dit jamais dinjures, qui ne veut jamais plaider, et qui nentretient jamais sa haine, pourrait-il commettre un homicide? On voit par là que nous trouvons notre bien propre dans celui de notre prochain; puisque celui qui saccorde avec son ennemi, se fait plus de bien quil ne lui en fait, en se délivrant de la puissance des juges, des prisons, et de toutes les misères qui en sont inséparables. Soumettons donc nos esprits à ces vérités, et ne les combattons pas par nos raisonnements et nos disputes. Car sans parler des récompenses que Dieu joint à ces préceptes, on y trouve dès ici-bas un plaisir et un avantage quon ne peut assez estimer. Si quelquun les croit pénibles et insupportables, quil se souvienne quil le fait pour Jésus-Christ, et ce qui lui paraissait dur lui deviendra très agréable. Si nous sommes fermes dans ce sentiment, nous ne trouverons que de la satisfaction et du plaisir dans une vie sainte. Le travail ne nous paraîtra plus travail: et plus il sera grand, plus il nous sera délicieux. Lors donc que vos mauvaises habitudes vous feront la guerre, ou que lavarice sopiniâtrera contre vous, résistez-lui en vous armant de cette pensée, que pour un vil plaisir que nous quittons ici, nous recevrons une récompense infinie. Dites à votre âme: Quoi ! tu taffliges, parce que je te prive dune petite satisfaction, tu devrais plutôt te réjouir de ce que je te procure le ciel. Ce nest point pour un homme que tu travailles, cest pour Dieu même. Attends donc un peu et tu verras quelle sera ta récompense. Souffre courageusement les maux de cette vie, et tu acquerras de grands mérites devant Dieu. Si nous avons ces sentiments, et que nous ne considérions pas seulement les amertumes qui accompagnent la vertu, mais encore les biens qui la doivent suivre, nous nous retirerons bientôt du vice, Comment! Le démon, en nous offrant lappât dun plaisir passager suivi dune éternelle douleur, peut bien nous vaincre et nous faire tomber dans ses piéges, et la vue des mêmes choses considérées en sens inverse, cest-à-dire sous une face qui nous montrera une joie éternelle précédée dune courte peine, et la vue, dis-je, dune telle consolation ne suffira pas pour nous faire suivre la vertu! Cela est-il raisonnable, cela est-il excusable, lorsque la seule fin que nous nous proposons dans ces travaux, et la ferme croyance que cest pour Dieu que nous souffrons, nous devrait suffire pour nous consoler dans toutes nos peines? Si un homme se croit assuré pour tout le reste de sa vie, lorsque son prince sest chargé de lui payer une dette; dans quelle assurance doit être celui qui a Dieu même, ce roi si doux et si plein de miséricorde, pour répondant de tous les biens petits ou grands quil aura faits en cette vie? Ne me parlez donc plus de vos peines et de vos travaux. Car Dieu ne se sert pas seulement des récompenses à venir pour nous rendre léger le travail de la vertu, il le fait encore en coopérant avec nous, et en nous assistant de sa grâce. Si vous voulez seulement apporter quelque ferveur de votre côté, tout le reste suivra sans peine. Cest pour cela même quil veut que vous travailliez un peu afin que la victoire soit à vous. Comme un roi veut que son fils soit dans la mêlée, quil combatte contre lennemi, quil paraisse dans larmée, afin quon attribue au fils une victoire dont le père en effet a été lunique auteur, ainsi fait Dieu dans cette guerre que vous avez contre le démon Il se contente presque que vous témoigniez avoir contre le démon une inimitié véritable. Si vous lui offrez cette disposition, il achèvera le reste. Quand la colère vous aigrirait, quand lavarice vous obséderait, quand dautres passions semblables vous tyranniseraient, sil voit seulement que vous vous mettez en état de leur résister, il vous facilite tout le reste, et vous rend victorieux de toutes ces flammes, comme il fit autrefois à ces jeunes hommes de la fournaise: car ils ne lui offrirent alors autre chose que leur bonne volonté. Pour éviter donc ici cette fournaise ardente des plaisirs illicites et déréglés de cette vie, et pour éviter en lautre les flammes éternelles de lenfer, pensons à ceci chaque jour ; occupons-nous en sans cesse, et attirons sur nous (139) la miséricorde de Dieu par notre progrès dans le bien, et par la continuation de nos prières. Cest ainsi que ce qui nous paraît maintenant insupportable, deviendra aisé, léger, et délicieux. Tant que nous demeurons dans nos passions, nous trouvons la vertu pénible, âpre et laborieuse, et le vice doux et agréable: mais aussitôt que nous quittons le vice, nous ny voyons plus rien que de hideux et dhorrible, et la vertu au contraire nous paraît aisée et agréable. Tous ceux qui se sont convertis à Dieu éprouvent ce que je dis. Car les vices, selon saint Paul, couvrent de confusion après même quon y a renoncé. « Quel fruit, dit-il, tiriez-vous alors de ces désordres dont vous rougissez maintenant? » (Rom. VI, 21.) Et il montre au contraire combien la vertu est facile, de quelque travail quelle soit accompagnée; lorsquil lappelle « une affliction légère et dun moment; lorsquil se réjouit de ses souffrances; quil tressaille de joie dans ses persécutions (II Cor. IV, 17; Gal. VI, 14), » et quil trouve sa joie dans les blessures quil a reçues pour le nom de Jésus-Christ. Pour nous affermir dans cette disposition, mes frères, formons tous les jours notre vie sur cette règle sainte quon nous propose. Oublions le passé; avançons-nous vers ce qui est devant nous, et courons incessamment jusquau bout de la carrière pour remporter le prix auquel Dieu nous a appelés, et dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. |