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HOMÉLIE XXVIII« JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS UNE BARQUE, SES DISCIPLES LE SUIVIRENT ; ET AUSSITÔT UNE GRANDE TEMPÊTE SÉLEVA SUR LA MER, EN SORTE QUE LA BARQUE ÉTAIT COUVERTE DES FLOTS, ET LUI CEPENDANT DORMAIT. » (CHAP. VIII, 23, 24, JUSQUÀ LA FIN DU CHAPITRE.) ANALYSE 1. Les évangélistes ne se contredisent pas. 2. Le Christ et Moïse ont fait tous les deux des miracles, mais le Christ faisait les siens en maître qui trouve en lui-même son pouvoir et Moïse en serviteur dont le pouvoir vient dailleurs 3. Les âmes des morts une fois sorties de ce monde ny peuvent plus librement revenir. Il nest personne qui ne soit lobjet de la providence de Dieu. 4. et 5. Exhortation. Que ceux dont lâme est possédée par le démon sont plus dignes de compassion que les possédés. Portrait de lavare.
1. Saint Luc, pour prévenir la curiosité de ceux qui voudraient sinformer trop précisément du temps auquel ce miracle de la tempête arriva, dit en général : « Et il arriva un jour quil monta dans une barque avec ses disciples. » (Luc, VIII, 22.) Saint Marc fait la même chose. (Marc, IV, 35.) Mais saint Matthieu observe ici lordre des temps. Cest que les évangélistes ne rapportent pas tous toutes les actions de Jésus-Christ. Je vous en ai déjà avertis afin que personne ne prenne une omission pour une contradiction. Jésus-Christ donc, mes frères, renvoie le peuple, et retient seulement ses disciples avec lui. Tous les évangélistes demeurent daccord de cette circonstance. Et ce nétait pas au hasard ni sans grand sujet quil les retenait avec lui. Il voulait les rendre témoins de ce grand miracle quil allait faire. Comme un excellent maître dexercices, il dressait et assouplissait ses apôtres de manière à les rendre imperturbables dans les dangers, et modestes au milieu des honneurs. Pour quils ne soient pas trop vains de ce quil les a retenus auprès de lui après avoir renvoyé les autres, Jésus permet que ses disciples soient battus par la tempête, et tout ensemble il prépare le grand miracle quil fera bientôt, et exerce leurs coeurs à. supporter courageusement les épreuves. Les autres miracles que Jésus-Christ avait déjà faits en leur présence, étaient sans doute très considérables; mais celui-ci a une vertu toute particulière pour les rendre hardis et courageux. La mer devint alors comme une carrière dans laquelle le Sauveur exerçait ses nouveaux athlètes. Cest pourquoi il voulait quil ny eût que ses disciples avec lui. Lorsquil na dessein que de faire des miracles, il veut que tout le peuple en soit témoin; mais lorsquil y a quelque péril ou quelque mal à souffrir, il renvoie le peuple et ne retient que ceux quil formait comme des athlètes aux combats qui devaient bientôt se livrer par toute la terre. Saint Matthieu dit simplement que Jésus-Christ « dormait, » mais saint Marc dit « quil dormait sur un oreiller. » Il voulait nous apprendre par là combien le Fils de Dieu était éloigné de tout faste et de tout orgueil, et nous exhorter à suivre lexemple de cette simplicité. Lors donc que la mer soulevait de plus en plus ses flots, et que la tempête devenait très violente : « Alors ses disciples sapprochant de lui le réveillèrent et lui dirent: Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (25). » Jésus-Christ en se réveillant sadresse plutôt à ses disciples quà la mer. Il reprend plutôt le peu de foi des uns quil ne commande à lautre de se calmer; parce que, comme je lai déjà dit, il permettait cette tempête pour les exercer; et il traçait ici une figure des tentations (231) dont ils se trouveraient agités durant toute la suite de leur Vie. On les a vus depuis, battus par des tempêtes dévénements beaucoup plus fâcheuses que celle-là, sans que le Sauveur se soit mis en peine de les en tirer. Cest ce qui fait que saint Paul dit, en écrivant aux Corinthiens : « Je suis bien aise, mes frères, que vous sachiez laffliction qui nous est survenue en Asie, parce quelle a été dun poids excessif et au-dessus de nos forces, jusquà nous faire désespérer de sauver notre vie. » (II Cor. 1, 8.) Et il dit encore au même endroit: « Dieu nous a délivrés dun si grand péril de mort. » (Ib. 10.) Pour apprendre donc ici à ses apôtres, que quelque grands que fussent les maux dont ils seraient accablés à lavenir, ils devaient toujours conserver une grande fermeté de courage, et croire que Dieu ne permettait ces épreuves que pour leur bien, il commence par les reprendre aussitôt quil se réveille. Ce. trouble même dans lequel il permet quils tombent, leur devait être très avantageux, puisque le miracle leur en devait paraître plus grand, et que le souvenir en serait mieux imprimé dans leur mémoire. Quand Dieu veut faire quelque action extraordinaire, il ménage beaucoup de circonstances et daccidents particuliers propres à graver fortement dans les esprits le souvenir de lévénement miraculeux, de peur quaussitôt quil sera passé on ne loublie. Cest ainsi quil permit que Moïse fût dabord frappé dhorreur en voyant sa verge changée en serpent, afin quen sortant ensuite de cette épouvante, il admirât davantage ce prodige. Cest ce qui arrive ici aux apôtres. Dieu ne les sauve que lorsquils se croyaient perdus; afin quen se souvenant de la frayeur dont ils avaient été saisis et du péril dans lequel ils étaient, ils se souvinssent en même temps de la grandeur du miracle qui les en avait délivrés. Cétait dans ce dessein que Jésus dormait. Sil eût été éveillé, peut-être que les disciples nauraient pas eu peur, ou quils nauraient pas invoqué son aide, ou qui1s ne lauraient pas cru assez puissant pour dissiper un tel danger. Il dort donc pour donner lieu la crainte de saisir leurs coeurs, et pour leur rendre ensuite ce miracle plus sensible. Nous ne voyons jamais si bien les miracles que les autres éprouvent, que ceux dont nous ressentons nous-mêmes les effets. Les apôtres voyaient à la vérité de nombreux miracles de guérison opérés tons les jours sur dautres personnes, mais comme ces miracles ne les touchaient pas personnellement, il pouvait arriver quils les laissassent indifférents. Comme ils nétaient ni boiteux, ni atteints daucune autre infirmité corporelle, et quil était néanmoins utile quils ressentissent personnellement la bonté et la puissance de leur Maître, Jésus-Christ permet la tempête puis il les en délivre, leur imprimant ainsi un plus vif sentiment de sa bienfaisance. Le Sauveur fait ce miracle loin de la foule pour navoir pas à condamner publiquement le manque de foi de ses disciples; il les en reprend, mais en particulier et lorsquils sont seuls avec lui; avant même de calmer la tempête qui agitait les eaux, il apaise par la réprimande celle qui troublait leurs âmes. Jésus leur répondit : « Pourquoi êtes-vous ainsi timides, ô hommes de peu de foi? Et se levant ensuite, il parla avec empire aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme (26).» Jésus-Christ nous apprend par ce reproche que la crainte et le trouble ne viennent point des maux ni des tentations par elles-mêmes, mais de la faiblesse de nos âmes et de notre peu de foi. Et si quelquun mobjecte que ce nétait point une marque de faiblesse dans les apôtres, mais plutôt une preuve de leur grande foi de sadresser ainsi à Jésus-Christ et de. le réveiller pour lui demander du secours,.. je lui répondrai que les apôtres montraient quils navaient pas encore une juste idée de la puissance de leur Maître, par cela même quils ne le croyaient pas assez puissant pour apaiser la tempête à moins quil ne fût éveillé. Et ne vous étonnez pas de limperfection quils montrent ici, puisque vous la retrouverez encore plus tard en eux lorsquils auront été témoins de beaucoup dautres miracles. Cest ce qui-leur attirera tant de réprimandes du genre de celle-ci: « Etes-vous donc encore, vous aussi, sans intelligence? » (Matth. XV, 16.) Et si les disciples eux-mêmes étaient si imparfaits, ne nous étonnons pas, mes frères, que le peuple neût pas des pensées plus relevées du Fils de Dieu. Car les disciples étaient dans létonnement et disaient : « Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent (27)?» 2. Cependant Jésus-Christ ne les reprend point de ce quils ne le regardent encore que comme un homme; et il attend sans impatience que le grand nombre de ses miracles (232) les persuade eux-mêmes de la fausseté de leurs pensées. Que si vous me demandez pourquoi ils le regardaient toujours comme un homme ordinaire, je vous répondrai que cest à cause de tout ce qui paraissait en lui au dehors, de ce quil donnait comme nous, et quil se servait dun vaisseau, pour passer la mer. Cest ce qui jetait leurs esprits dans le trouble et dans la confusion à son sujet. Le sommeil où ils le voyaient et tout ce qui paraissait en lui, faisait voir que ce nétait quun simple homme ; mais cette tempête si divinement, calmée montrait quil était Dieu. Et si Moïse autrefois commanda aussi à la mer, ce quil fit ne sert quà montrer la supériorité de Jésus sur lui. Car Moïse agissait en serviteur, mais Jésus-Christ commandait en maître. Il nétend point sa verge comme Moïse, il ne lève point comme lui les mains au ciel, il nuse point de prières. Il agit souverainement en créateur qui se fait obéir de sa créature, et comme un ouvrier qui dispose de son ouvrage selon quil lui plaît. Il calme par une seule parole lagitation de la mer et il lui impose comme un frein pour dompter ses flots. Il fait succéder tout dun coup le calme à la tempête, sans quil en reste la moindre trace, ce que lévangéliste marque par cette parole: « Et il se fit un grand calme. » Jésus-Christ fait dans ce miracle ce que lEcriture admire comme un rare prodige dans le Père dont il est écrit : « Il a parlé et la tempête sest arrêtée. » (Ps. CVI, 20.) Cest exactement ce que lon dit ici de Jésus-Christ.: Il parle et « il se fait aussitôt un grand calme. » Voilà ce qui causait à la multitude une si extraordinaire admiration; et certainement cette admiration eût été -moindre si Jésus avait opéré comme Moïse. Lorsque Jésus-Christ eût quitté la mer, il fit voir un autre miracle encore plus terrible. Deux démoniaques,.en le voyant, furent saisis de frayeur comme des esclaves fugitifs qui aperçoivent leur Maître. Ecoutons lEvangile : « Jésus ensuite étant passé à lautre bord, dans le pays des Géraséniens, il vint au devant de lui deux possédés sortant des tombeaux; ils étaient si furieux que personne nosait passer par ce chemin-là (28). Et ils commencèrent à. crier : Jésus, Fils de Dieu, quy a-t-il de commun entre vous et nous? Etes-vous venu ici pour nous tourmenter s avant le temps (29)? » Pendant que le peuple regarde Jésus-Christ comme un « homme », les démons viennent publier quil est « Dieu». Et ceux qui navaient pas entendu la voix de cette mer agitée dabord, puis tout dun coup calmée, entendirent les démons répéter à haute voix et distinctement ce que la mer avait déjà proclamé si haut par son subit apaisement. Et afin que ces paroles des démons ne parussent point une flatterie, ils en font voir tout dabord la vérité, en avouant ce quils souffrent: «Etes-vous venu ici, » disent-ils, « pour nous tourmenter avant le temps? » Ils déclarent dabord quils sont ses ennemis, afin que la prière quils lui feraient ensuite ne parût point une chose concertée. Ils étaient invisiblement tourmentés; Ils sentaient des agitations plus grandes que celles des flots de la mer. La présence de Jésus-Christ les brûlait au dedans deux-mêmes et leur faisait souffrir des maux effroyables. Comme personne nosait amener ces possédés à Jésus-Christ, il les va trouver lui-même. Saint Matthieu marque seulement quils dirent à Jésus-Christ « Etes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps? » Mais les autres évangélistes ajoutent : « Quils le priaient et le conjuraient de ne les point jeter dans labîme. » Car ils crurent que le temps marqué pour leur supplice était venu, et ils furent saisis de crainte, se croyant près dêtre précipités dans lenfer. Que si saint Luc ne parIe que dun possédé, tandis que saint Matthieu parle de deux, ce nest point une contradiction. Si saint Luc assurait formellement quil ny en avait quun et quil ny en avait point dautre avec lui, ce serait alors quil combattrait ce que saint Matthieu a dit. Mais lorsquun évangéliste ne parle que dun possédé et quun autre parle de deux, ce nest plus se contredire, mais rapporter différemment une même histoire. Il me semble que saint Luc ne parle que dun, parce quil avait dans lesprit le plus violent de ces possédés. Cest pourquoi il sarrête à décrire ce malheur dune manière plus tragique, et rapporte que brisant toutes les chaînes dont on le « voulait lier, il errait dans les déserts. » Saint Marc ajoute : « Quil se frappait à coups de pierres. » Mais les seules paroles de ces possédés suffisent .pour faire voir leur cruauté et leur impudence : « Etes-vous venu pour nous punir avant le temps?» disent-ils. Ne pouvant pas dire quils nont pas péché, tout ce quils demandent, cest quils ne soient point (233) châtiés de leurs crimes avant le temps destiné à leur supplice. Comme le Sauveur les surprenait au milieu de leurs coupables pratiques, exerçant leur malice à pervertir et à tourmenter ses créatures, ils crurent que cédant à lindignation que lui causait leurs excès, il ne différerait pas davantage à les punir. Cest dans cette appréhension quils conjurent le Fils de Dieu et quils lui disent : « Etes-vous venu « pour nous punir avant le temps? » Ceux que les chaînes ne pouvaient arrêter, qui brisaient leurs fers, qui se tenaient sur les montagnes, en descendent enfin deux-mêmes et de leur propre mouvement, viennent trouver le Sauveur, enchaînés quils sont par sa puissance; ils empêchaient les autres de passer, et cest maintenant Jésus-Christ qui leur ferme le passage, et ils sarrêtent immobiles devant lui. Mais doù vient quils se plaisaient tant dans les sépulcres? Pour insinuer dans lesprit des hommes quelque croyance funeste, par exemple pour leur persuader que les âmes des morts deviennent des démons. Ce que je prie Dieu, mes frères, de détourner à jamais de notre pensée. Mais si cela nest ainsi, me dira quelquun, comment se fait-il quil y a des magiciens qui semparent de petits enfants, et qui les égorgent pour se faire de leurs âmes des auxiliaires dans leurs entreprises? - Il se peut que des magiciens égorgent des enfants comme plusieurs personnes laffirment; mais doù savez-vous que les âmes de ces enfants agissent ensuite de concert avec eux pour faire réussir leurs projets? Les démons eux-mêmes, me direz-vous, crient tous les jours : Je suis lâme dun tel. Mais cela nest-il pas un piège quils nous tendent, et un effet de leur tromperie? Ce nest point lâme de cet homme mort qui parle de la sorte, cest le démon qui feint de lêtre, et qui tâche de nous séduire par cette imposture. Si lâme pouvait passer dans la substance dun démon, elle rentrerait encore bien plus aisément dans le corps même doù elle est sortie. Quelle apparence y aurait-il dailleurs, quune âme outragée et déshonorée, voulût servir à celui même qui loutrage, et laider dans ses desseins? Et qui croira quun homme puisse faire quune substance spirituelle se transforme en une autre substance? Si cela est impossible dans les corps; et si le corps dun homme ne se change point en celui dune bête, combien 1. (Voyez la note de la page 167 du tome 1er.) est-il moins croyable que son âme puisse se changer en la substance dun démon? 3. Cest pourquoi il faut mépriser ces discours, comme des contes de vieilles femmes ivres et comme des fables bonnes à faire peur aux enfants. Une fois quune âme est séparée de son corps, il ne lui est plus permis dêtre dans ce monde. LEcriture dit : « Que les âmes des justes sont dans la main de Dieu. » (Sap. III, 1) Si les âmes des justes sont dans la main de Dieu, il est hors de doute aussi que celle des enfants qui nont point péché y sont. Nous savons aussi que les âmes des pécheurs sont aussitôt après leur mort enlevées de ce monde, comme nous le voyons dans lhistoire du Lazare et du mauvais riche; et Jésus-Christ dit en un autre endroit de son Evangile : « On vous redemandera votre âme. » (Luc, XII, 20.) Il est donc certain que dès quune âme est sortie de son corps, elle ne peut plus demeurer sur la terre. Et certes cela paraît bien raisonnable. Si lorsque nous voyageons en ce monde, revêtus de notre corps, sur une terre qui nous est cependant familière et connue, nous ne savons plus, pour peu que nous entrions dans une voie nouvelle, de quel côté dirige nos pas, et que nous avons besoin de quelquun qui nous guide; comment une âme, arrachée de son corps, et tout à coup transportée dans des régions quelle ne connaît point, pourra-t-elle savoir de quel côté se tourner, sans quelquun qui lui montre le chemin? Il y a cent autres raisons qui font voir que lorsquune âme est sortie du corps, elle ne demeure plus sur la terre. Nous voyons que saint Etienne dit : « Recevez mon âme (Act, VII, 50); » que saint Paul dit : « Je désire dêtre avec Jésus-Christ (Philip. I, 23); » et quil est dit dun ancien patriarche : « II fut mis au rang de ses pères, et mourut dans une « heureuse vieillesse. » (Genèse, XXV, 2.) Que si vous voulez encore une autre preuve pour vous faire voir que les âmes de ceux qui sont morts ne demeurent point sur la terre, écoutez ce que dit le mauvais riche, et voyez ce quil demande sans pouvoir lobtenir. Si les âmes avaient la liberté de demeurer sur la terre après leur mort, pourquoi ce mauvais riche ne serait-il pas venu lui-même avertir ses frères de ce qui se passe là-bas? (Luc, XV, 25.) Ce seul endroit de lEcriture suffit pour nous faire voir que les âmes, après leur mort, vont dans un lieu fixe et arrêté, doù elles (234) ne sont plus maîtresses de sortir, et où elles attendent le jour terrible du jugement. « Or il y avait au delà, un peu plus loin, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient (30). Et les démons lui disaient en le suppliant: Si vous nous chassez dici, permettez-nous daller en ce troupeau de pourceaux (31). Et il leur répondit : Allez, et étant sortis ils entrèrent dans les pourceaux; et voilà que tous ces pourceaux coururent avec violence se précipiter dans la mer, et moururent dans les eaux (32). » Si quelquun veut savoir pourquoi les démons firent cette demande à Jésus-Christ, et pourquoi le Sauveur la leur accorda, je lui réponds que ce nétait point pour se rendre à leur prière ni pour leur faire une grâce; mais pour nous apprendre plusieurs choses très importantes. Il voulait en premier lieu faire comprendre à ceux quil délivrait combien funeste et violente était la domination de ces tyrans sans cesse occupés à tendre des piéges, aux hommes. Il voulait en second lieu nous assurer que les démons nosent pas même entrer dans des pourceaux, sils nen reçoivent de Dieu la permission. Il voulait encore nous faire voir que sil neût retenu la malice des démons, et si sa providence neût arrêté leur fureur, ils auraient encore fait plus de mal. aux hommes quils nen firent aux pourceaux. Car il est certain quils ont pour nous une haine bien plus grande que contre les bêtes. Si donc ils népargnèrent pas les pourceaux, et sils les précipitèrent dans la mer aussitôt quils en eurent reçu le pouvoir; que neussent-ils point fait à ces possédés quils emmenaient et égaraient dans les solitudes, si Dieu. neût mis des bornes à leur rage? Cet exemple nous fait voir quil ny a personne sur qui la providence de Dieu ne veille. Si nous nen ressentons pas tous également les mêmes preuves, cest par un autre grand effet de cette même providence, qui ne se découvre à chacun de nous quautant quil lui est nécessaire. Nous apprenons encore par cette histoire que Dieu ne veille pas seulement en général sur tous les hommes, mais sur chacun deux en particulier. Jésus-Christ sans doute le déclare expressément à-ses disciples lorsquil leur dit: « Tous les cheveux de votre tête ont été comptés (Matth. X, 30), » mais nous en voyons une preuve bien claire dans lexemple de ces possédés , que les démons auraient fait mourir, si Dieu neût veillé à leur conservation. Outre ces raisons, on peut encore dire que Jésus-Christ voulait donner aux habitants du pays une idée de sa puissance: « Ce que voyant ceux qui les gardaient, ils senfuirent, et, étant venus-à la ville, ils donnèrent avis de tout, et de ce qui était arrivé aux possédés (33). Et aussitôt toute la ville sortit pour aller au-devant de Jésus; et, layant vu ils le supplièrent de se retirer de leur pays (34). » Lorsque sa réputation était répandue en quelque endroit, Jésus ne sy montrait plus que rarement et ny faisait plus guère de miracles; mais lorsquil était inconnu dans quelque ville et quon ny parlait point de lui, cest alors quil se signalait par ses prodiges, afin dattirer ainsi le peuple à la connaissance de sa divinité. Que les habitants de cette ville fussent des hommes stupides, on le devine aisément, puisquau lieu dadmirer et dadorer Celui qui déployait une telle puissance, ils le renvoyèrent et le supplièrent de séloigner de leur contrée. Mais pourquoi les démons précipitèrent-ils les pourceaux dans lamer? Cest parce quils tâchent partout de jeter les hommes dans labattement, et quils se réjouissent toujours de leur perte. Cest ce que le démon témoigna autrefois à légard du bienheureux Job. Dieu lui donna puissance sur son serviteur, non pour condescendre à son désir cruel et à son envie furieuse; mais pour rendre ce saint athlète plus illustre et pour ôter à cet esprit de malice tout sujet dexcuse, en faisant retomber sur sa tête tous les maux dont ce juste aurait été affligé. Nous voyons encore ici arriver le contraire de ce que les démons souhaitaient. Car la puissance de Jésus-Christ quils sefforçaient dobscurcir, en parut avec plus déclat; et la malice furieuse de ces esprits, dont Dieu délivra les possédés, inspira plus dhorreur à tout le monde. On remarqua en même temps leur faiblesse puisquils navaient pas même la puissance de nuire à des pourceaux, si Dieu, le créateur de toutes choses, ne la leur donnait. 4. Si quelquun veut entendre cette histoire dans le sens anagogique, je ne my oppose pas. Il suffit quil reconnaisse que la vérité de lhistoire est telle que lEvangile la rapporte. Or la leçon que nous donne ce passage ainsi entendu cest que lorsque les hommes vivent en pourceaux, ils tombent aisément sous la puissance (235) du démon. Tant quils demeurent encor hommes, et quils ne sont pas tout à fait pourceaux, ils peuvent comme les deux possédés être encore délivrés de la puissance du diable; mais lorsquils ont étouffé en eux tous les sentiments de lhomme, le démon non-seulement sempare deux, mais il les précipite dans labîme. Afin que personne ne prît pour une fable lexpulsion des démons, mais que lon y crût comme à un fait certain, Jésus-Christ permet que lon en voie la preuve dans la mort des pourceaux. Mais qui nadmirera ici la bonté du Sauveur en même temps que sa puissance? Ces hommes qui ont reçu un si grand bien du Sauveur dans la délivrance de ces possédés, sont assez ingrats pour le faire sortir de leur pays, et lui ne sy oppose pas, mais il se retire, sans témoigner la moindre résistance. Après quils se sont déclarés si visiblement indignes de la prédication de sa parole, il les quitte et se retire loin deux. Il leur laisse pour maîtres ceux qui avaient été possédés, et ceux qui paissaient les pourceaux, afin quils apprissent deux comment tout sétait passé.. Mais en séloignant de ce peuple, il le laissa pénétré de crainte. Car la grandeur de la perte éprouvée, favorisait la divulgation de lévénement, dont le prodige dut faire une forte impression sur les esprits. Le bruit du miracle éclatait de toutes parts. Il était publié par toutes sortes de gens, par ceux qui avaient été délivrés, par les maîtres à qui appartenaient ces pourceaux, et par ceux qui les gardaient. Il y a encore aujourdhui, mes frères, bien « des possédés qui demeurent dans des sépulcres,» et dont rien ne saurait retenir la fureur: ni le fer, ni les chaînes, ni les exhortations, ni les menaces, ni la crainte de Dieu ou des hommes. Quelle différence y a-t-il entre. un. homme possédé du démon et un impudique, qui sabandonne aux dérèglements les plus infâmes, dont le coeur commet autant de crimes quil se présente dobjets à ses yeux? Il ne le croirait pas « nu » ; il lest néanmoins, quelque magnifiquement habillé quil vous paraisse parce quayant perdu Jésus-Christ dont il était revêtu, il a été dépouillé de toute sa gloire : « Il ne se frappe pas à coups de pierres, » mais il se brise par ses péchés, qui font à lâme des plaies plus sanglantes que les pierres nen font au corps. Qui pourra donc lier un tel homme? Qui pourra larrêter ? Qui pourra le délivrer de cette passion qui lagite et le tourmente, qui lemporte hors de lui-même, et qui le fait toujours demeurer « dans les sépulcres» ? Ne sont-ce pas en effet des sépulcres, ces lieux infâmes où il passe sa vie, et ces détestables repaires de femmes perdues, où la corruption et la pourriture répandent de toutes parts une odeur de mort? Ne pouvons-nous pas dire aussi de lavare ce que nous avons dit de limpudique? Qui peut le retenir? Qui peut « le lier »? Nest-il pas vrai « quil rompt ses chaînes», quil se rit également de toutes les exhortations, de toutes les menaces, et de tous es conseils? Ne conjurent-ils pas tous ceux qui tâchent de le guérir de son avarice, de ne le pas faire? et ne regarde-t-il pas comme un supplice, dêtre délivré dun cruel supplice? Y a-t-il au monde un état plus misérable que celui-là? Si «ce « possédé » de lEvangile méprisa les hommes, il se rendit au moins à la parole de Jésus-Christ; mais lavare nécoute pas Jésus-Christ, même. Quoiquil lentende dire tous les jours: «Tous ne pouvez pas servir Dieu et largent (Matth. VI, 32); quoiquon le menacé de lenfer, quoiquon lui dise que ses tourments seront inévitables, il ne croit rien de ce quon lui dit; il ne se rend point à la vertu des paroles de Jésus-Christ, non parce quil est plus puissant que Jésus-Christ, mais parce que ce divin médecin ne nous guérit point malgré nous. Aussi quoique ces avares demeurent au milieu des villes, ils y sont néanmoins comme dans le fond « dun désert. » Car quel est lhomme un peu raisonnable qui voulût demeurer avec eux? Pour moi, jaimerais mieux vivre avec mille possédés, quavec un seul de ceux qui seraient frappés de cette horrible maladie : et il ne faut que considérer létat des uns et des autres pour voir la vérité de ce que je dis. Les avares considèrent comme leurs ennemis les personnes les plus innocentes. Ils sont prêts à rendre esclaves, sils le peuvent, les hommes libres, et à les accabler de tous les maux ; les possédés ne sont pas dangereux pour les autres, et le plus souvent ils ne sont malades que pour eux-mêmes. Les avares renversent des familles entières; ils sont cause par leurs injustices quon blasphème le nom de Dieu : ils sont comme une (236) peste publique, qui dépeuple toute une ville, et qui répand sa contagion sur toute la terre. Les possédés ne causent point tous ces désordres et ces ravages. Au contraire, ils nous font compassion, et nous ne les pouvons voir sans verser des larmes. Sils font quelque mal, cest sans réflexion, et presque sans le savoir; mais les avares méditent leurs injustices, ils font le mal avec art et avec étude, et ils se livrent au milieu des villes à une sorte de manie furieuse, qui est accompagnée de lumière et de raison. Aussi tous les possédés ensemble pourraient-ils faire autant de mal quen a fait Judas qui est monté par son avarice jusquau comble de limpiété? Tous ceux qui limitent dans sa passion pour les richesses sont comme des bêtes farouches qui rompent leurs liens, et qui viennent remplir les villes de confusion et de trouble sans que personne les puisse arrêter. On tâche de les retenir par de fortes chaînes, comme par la terreur du jugement, par la sévérité des lois, par la crainte de la haine et de laversion de tous les hommes, et par tout ce qui est capable de leur donner de leffroi; mais ils brisent toutes ces chaînes, et ils portent le feu et le désordre partout. Si lon supprimait ces salutaires entraves, on verrait alors combien le démon qui les agite est plus violent que ceux qui tourmentaient ces possédés dont il est parlé dans lEvangile. Mais puisque cela ne se peut, supposons du moins que cela soit. Représentons-nous un avare dégagé de toute contrainte, et qui sabandonne à sa fureur avec liberté. Je vous ferai voir une bête furieuse et un monstre horrible, mais ne craignez point, ce ne sera quune peinture, et non pas une vérité. 5. Représentez-vous un homme noir et hideux, qui jette le feu par les yeux et qui ait au lieu de bras et de mains, deux épouvantables dragons qui lui sortent des épaules. Que sa bouche ait au lieu de dents des épées tranchantes pressées lune contre lautre, et quil coule de sa langue une source dun poison mortel. Que son ventre soit plus dévorant quune fournaise, et quil consume en un moment tout ce quon y jette. Que ses pieds aient des ailes et soient plus légers et plus prompts que la flamme la plus vive. Quil ait au lieu de visage une tête mêlée de chien et de loup. Que sa parole ne soit point celle dun homme, mais plutôt un hurlement qui nait rien que de triste et de terrible. Enfin quil ait un feu dans ses mains, et des flambeaux ardents pour mettre le feu partout. Peut-être que ce que je vous dis vous fait peur; mais ce nest pas encore assez, et il faut ajouter le reste. Représentons-nous donc encore que ce monstre dévore tous ceux quil rencontre; quil suce leur sang et quil se rassasie de leur chair. Il semble que je dis beaucoup, mais je dis trop peu. Lavare est, sans comparaison, encore pire. Cest la mort même qui népargne personne. Cest lenfer qui engloutit tout. Cest lennemi commun de tous les hommes, qui voudrait quil, ny en eût plus un seul, afin que ce quils ont tous ne fût quà lui seul. Mais lexcès de sa passion ne sarrête pas encore là. Après avoir dans son coeur détruit tous les hommes, il voudrait encore anéantir la terre et en changer la substance en celle de lor. Il ne voudrait pas voir seulement des campagnes, mais des montagnes, des fontaines et des fleuves dor. Et pour vous faire voir que nous nen disons pas encore assez, supposons quil ny ait personne qui ose accuser cet homme possédé de lavarice, quil ne craigne ni les lois, ni la justice des-hommes: vous le verrez alors, lépée à la main, tuer ce qui se présentera à lui pour avoir son bien, sans épargner ni ami, ni parent, ni frère, ni son père même. Mais laissons là les fictions. Demandez à un avare, si tous les jours ces pensées ne lui passent pas dans Lesprit, sil ne forme pas continuellement des desseins contre ses amis, contre ses proches, contre son propre père? Il nest pas même besoin de linterroger. Tout le monde sait assez que ceux qui sont frappés de ce mal sennuient de ce que leurs pères vivent trop longtemps, quils trouvent fâcheux et onéreux de devenir pères eux-mêmes, et que cette affection si tendre que la nature inspire pour les enfants, na pour eux que du dégoût et de lamertume. On en a vu même qui nont pas craint de procurer la stérilité à leurs femmes, et de faire violence à la nature. Et sils nont pas été assez cruels pour tuer leurs enfants après leur naissance, ils lont été assez pour les empêcher de naître. Ne vous étonnez donc pas que nous dépeignions ainsi les avares, puisque nous ne pouvons égaler leur méchanceté par nos paroles. Mais voyons de quelle manière nous pourrons chasser deux ce démon qui les possède. Je crois que le moyen de les guérir est de leur (237) persuader que lavarice même est un grand obstacle pour amasser de grandes richesses, Car poursuivre un petit gain cest souvent le moyen de faire de grandes pertes. Et cette vérité est si connue quelle est même passée en proverbe. Il arrive souvent que, pour vouloir prêter à gros intérêts, on agit avec une précipitation aveugle, qui ne permet pas même de senquérir à qui lon prête, et que lon perd tout, intérêt et principal. Dautres étant tombés dans de grands périls, et nayant pas voulu sen délivrer pour un. peu dargent, ont perdu tout ensemble leur bien et leur vie. Quelques-uns auraient pu acheter des charges et des emplois qui leur auraient été très-avantageux; mais ils ont eu peur de dépenser tant dargent, et ils ont perdu tout ce quils avaient voulu épargner. Comme ils ne savent point semer, et quils veulent toujours moissonner, en ne semant point ils ne moissonnent point non plus. Car on ne peut ni moissonner toujours, ni gagner toujours. Ne sachant donc pas dépenser à propos, ils ne savent pas non plus lart de gagner. Lors même quils veulent se marier, ils sont souvent trompés par leur avarice. Car ou ils se méprennent en croyant riche une femme pauvre, ou ils sabusent encore davantage, en en prenant une qui est riche effectivement, mais dont les nombreux défauts leur font souffrir mille maux. Ce nest point le bien dune femme, mais sa vertu, qui enrichit son mari et sa, maison. A quoi sert cette grande dot quune femme apporte, lorsque ses profusions et son luxe dissipe tout, ou lorsquelle se plaît à être vue et à être aimée? Que si elle aime la dépense et la bonne chère, elle a beau être riche, elle ruinera bientôt son mari. Ce nest pas seulement dans le choix dune femme quils se trompent de la sorte, mais encore dans les esclaves quils achètent Car nen voulant point avoir de bons, parce quils coûtent trop cher, ils en achètent à vil prix, et ils perdent au lieu de gagner. Je vous conjure donc, vous qui êtes possédés de cette passion, de bien penser à ce que je dis. Je ne vous parle point maintenant ni des tourments de lenfer, ni de la gloire du ciel, parce que vous êtes sourds à ces vérités. Considérez seulement les pertes que vous avez faites si souvent par le trop grand désir de gagner, eu en donnant votre argent à intérêt, ou en achetant des esclaves, ou en choisissant une femme, ou dans les tutelles et dans toutes les autres choses semblables, et ces seules considérations vous pourront suffire présentement pour vous porter à haïr lavarice. Ainsi vous vous conduirez avec plus de sûreté dans cette vie même, et lorsque vous serez un peu plus avancés, vous deviendrez capables dentendre les vérités qui vous apprendront à être sages non -plus selon le monde mais selon Dieu. Les yeux de votre âme se fortifieront peu à peu, et saccoutumeront à voir et même à aimer la lumière du Soleil de justice, pour jouir ensuite des biens quil a promis, que je prie Dieu de nous accorder, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (238) |