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HOMÉLIE LIX.« MALHEUR AU MONDE A CAUSE DES SCANDALES! CAR IL EST NÉCESSAIRE QUIL ARRIVE DES SCANDALES. MAIS MALHEUR A LHOMME PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE ! QUE SI VOTRE MAIN OU VOTRE PIED VOUS SCANDALISE COUPEZ-LE ET JETEZ-LE LOIN DE VOUS ». (CHAP. XVIII, 7, 8, JUSQUAU VERSET 15.) ANALYSE 1. Sil est dit dans lEvangile : Il faut quil y ait des hérésies, il nen faut rien conclure contre la liberté. 2. Cest par lui-même que lhomme devient mauvais, par sa propre faute. 3. Par lui-même le mal nexiste pas, il nest pas ; cest notre volonté qui le produit. 4. Ce quajoute Jésus-Christ aux paroles citées plus haut montre bien que les maux ne viennent pas de la nécessité. 5. Combien Dieu prend le salut des hommes à coeur. 6 et 7. De la charité quon doit avoir pour ses frères. Quil faut travailler à ramener à la douceur les plus intraitables, sans se ralentir. Extravagance de lhomme asservi à ses passion . Quil vaut mieux marier les jeunes gens de bonne heure pour prévenir les excès de la jeunesse. Avec combien de soin un père doit choisir un précepteur pour ses enfants . Importance de cet exemple.
1. Sil est nécessaire quil arrive des scandales, dira peut-être quelque ennemi de Jésus-Christ, pourquoi le Sauveur se contente-t-il de pleurer le malheur du monde, au lieu, de laider et de lui tendre la main pour le secourir? Car cest ce que devait faire un sage prince et un excellent médecin: mais pleurer purement et simplement, le premier venu en ferait autant. Il est facile de répondre à ces langues impudentes. En effet, que pouvait faire davantage Jésus-Christ pour le bien du monde? Etant Dieu, il sest fait homme pour vous sauver. Il a pris la forme dun esclave. Il a souffert pour vous les derniers opprobres, et il na rien omis de tout ce quil pouvait faire pour votre salut. Mais voyant que lindifférence des hommes ne tirait aucun avantage de tous ces secours, et quaprès tant de remèdes ils demeuraient toujours dans leur infirmité, il déplore leur malheur par ces paroles que nous avons rapportées. Il se conduit en cette rencontre comme un sage médecin qui, après avoir donné tous ses soins à son malade, voyant quil refuse de se soumettre à tout ce quil lui peut ordonner se-ion les règles de son art, dirait de lui en pleurant: Malheur à cet homme dans létat où il est, parce quil augmente tous les jours la violence de son mal par le déréglement de sa conduite. Mais il y a cette différence que la plainte de ce médecin ne servira de rien à son malade, au lieu quil nous est très-avantageux que Jésus-Christ nous prédise ainsi nos maux, et quil déplore notre misère. Car on en a souvent vu qui nécoutaient pas les avis quon leur donnaient, et qui sont enfin rentrés en eux-mêmes, lorsquils ont vu les autres pleurer leur malheur. Cest dans ce but que Jésus-Christ dit ici: « Malheur au monde » ! Il tâche ainsi dexciter les hommes et de les faire sortir de leur profond assoupissement. Il leur témoigne sa tendresse extrême. Il est touché de ce quils sopposent à ses avis salutaires. Il voit cet endurcissement de leur coeur; et il tâche de le guérir, soit en déplorant leur état présent, soit en leur prédisant ce quils doivent craindre. Mais comment pouvez-vous allier ces deux choses, me direz-vous? Sil est nécessaire quil arrive des scandales, comment les peut-on éviter? Je vous réponds quil est nécessaire qui1 arrive des scandales, mais quil nest pas nécessaire que ces scandales soient pour une occasion de chute et de mort. Cest la même chose que si un médecin disait: Il est nécessaire que vous tombiez dans telle maladie, mais il nest pas nécessaire que vous en mouriez. Si vous prenez bien garde à vous, vous en guérirez. (463) Jésus-Christ dit encore ces paroles pour réveiller ses apôtres et pour les rendre plus vigilants. Car, de peur quils ne se relâchassent, comme sil les eût envoyés pour mener une vie paisible et tranquille, il leur prédit quils auront de grands combats au dedans et au dehors. Cest ce que saint Paul exprime en ces termes: « Des guerres au dehors, des craintes au dedans, et des dangers dans les faux frères». (II Cor. VII, 5) Et parlant aux Milésiens, il leur dit: « Il sélèvera dentre vous des hommes qui publieront des dogmes corrompus n. (Act. XX.) Et cest aussi ce qui faisait dire à Jésus-Christ: « Les ennemis de lhomme sont ses propres domestiques». (Matth. X, 25.) Quand Jésus-Christ dit: « Il est nécessaire quil arrive des scandales », cette nécessité ne détruit point le libre arbitre et ne force point la volonté. Ce nest point une violence qui se fasse à lesprit de lhomme, ce nest quune prédiction de ce qui devait arriver. Ainsi saint Luc exprime la même chose durne autre manière : « Il est impossible », dit-il, « quil narrive des scandales » : et si vous me demandez ce que signifie ce mot « de scandales », ce sont proprement les obstacles quon met devant les hommes pour les empêcher dentrer et de marcher dans la voie droite. Ce nest donc point la prédiction de Jésus-Christ qui fait naître les scandales. Ils narrivent pas parce quil les a prédits, mais il les a prédits parce quils devaient arriver. Les scandales narriveraient point si ceux qui en sont la cause avaient voulu agir autrement. Et sils navaient point dû arriver, ils nauraient point été prédits. Mais parce que Jésus-Christ savait quil y aurait des esprits corrompus, dont la malice serait incurable, il a prévenu les scandales quils causeraient dans le monde, et il a prédit ce quils devaient faire. Vous me direz peut-être: si ceux-là se fussent convertis, il ne sen serait plus trouvé qui eussent scandalisé le monde, et ainsi cette parole de Jésus-Christ naurait plus été véritable. Je vous réponds quil ne pouvait en être ainsi, parce que sils avaient dû se convertir, Jésus-Christ naurait pas dit quil est nécessaire que les scandales arrivent. Mais parce quil prévoyait quils ne devaient point se convertir, il a prédit ce quil savait devoir certainement arriver. Pourquoi donc dira quelquun, na-t-il pas prévenu et arrêté ces scandales quil avait prédits? Mais pourquoi les aurait-il prévenus? Est-ce pour le salut de ceux à qui ces scanda les sont une occasion de chute? Mais cest par leur propre faute et par leur seule négligence quils se perdent, puisque ces mêmes scandales, bien loin de nuire, servent plutôt à ceux qui craignent Dieu véritablement. Le bienheureux Job, le patriarche Joseph, tous les justes de lancienne et de la nouvelle loi, sont des preuves de ce que je dis: Que sil y en a dautres qui se sont perdus par les scandales, cest parce quils étaient tièdes et lâches. Car si le scandale était par lui-même mortel aux âmes, tous devraient se scandaliser et se perdre. Puis donc que plusieurs échappent à ce péril, ceux qui y périssent en sont eux-mêmes la première cause. Car les scandales, comme je lai déjà dit, réveillent les hommes. Ils les rendent plus circonspects et plus vigilants. Non-seulement ils empêchent de tomber celui qui veillait déjà sur lui-même, mais ils servent même à celui qui était déjà tombé pour se relever et pour marcher ensuite plus sûrement, en se conduisent avec plus de circonspection et de sagesse. Si donc nous. sommes du nombre de ceux qui sont attentifs à leur salut, nous tirerons un grand avantage des scandales, parce quils nous obligeront de redoubler notre vigilance et notre ferveur. Que si lorsque lennemi nous assiége, et que les tentations nous attaquent de. toutes parts, nous demeurons néanmoins dans un si grand assoupissement, dans quelle langueur ne tomberions-nous pas si nous étions dans une parfaite paix? Nous pouvons juger de ce que je dis par lexemple du premier homme. Si nayant vécu que très peu de temps, et peut-être moins dun jour entier, dans la paix et dans les délices du paradis terrestre, il est tombé dans un si étrange aveuglement, quil sest imaginé quil pouvait devenir semblable à Dieu, quil a pris celui qui le trompait pour Son bienfaiteur, et quil na pu obéir à lunique commandement quil avait reçu de Dieu, que naurait-il point fait sil eût été ensuite exempt des peines et des misères de cette vie? 2. Mais lorsque nous parlons de la sorte, ils nous font cette objection: pourquoi, disent-ils, Dieu a-t-il fait lhomme si misérable? A quoi je réponds, que Dieu na point fait lhomme dans létat malheureux où nous le voyons. Sil (464) lavait fait tel, il ne len punirait pas. Car si nous nimputons point à nos serviteurs des choses que nous avons faites nous - mêmes, Dieu, qui est infiniment juste, gardera bien plus exactement que nous cette règle de léquité naturelle. Comment donc, ajoutent-ils, lhomme est-il tombé dans cette misère? Cest par sa négligence et par sa propre faute. Mais comment, disent-ils, par sa propre faute ? Consultez-vous vous-même, et vous le comprendrez aisément. Car si les. méchants ne sont pas méchants par leur propre faute, pourquoi frappez-vous quelquefois votre serviteur ? Pourquoi faites-vous des reproches à votre femme? Pourquoi châtiez-vous votre fils ? Pourquoi accusez-vous votre ami ? Pourquoi haïssez-vous celui qui vous fait une. injustice ? Si ces personnes sont innocentes dans le mal quelles font, et si elles ne sont pas elles-mêmes cause du mal quelles commettent, vous devez plutôt les plaindre que les punir. Cest que je ne suis pas conséquent, direz-vous, et que je sais mal raisonner. Et cependant lorsque vous êtes bien convaincu quil ny a point de la faute de vos domestiques, quel que soit le fait, vous savez très bien raisonner et pardonner. Quand votre serviteur par exemple ne fait pas ce que vous lui avez commandé, parce quil est malade, vous ne vous plaignez pas de lui, mais vous le plaignez lui-même. Vous reconnaissez donc alors que, sil ne vous obéit pas; ce nest que par une cause étrangère qui est la faiblesse de son corps, et non un dérèglement volontaire quon puisse lui imputer légitimement. Il en est de même du premier homme. Si vous étiez convaincu quil eût été créé dans le péché, bien loin de le blâmer de sa chute, vous le plaindriez dans son malheur. Car il ne serait pas raisonnable dexcuser votre serviteur lorsquil ne vous obéit point parce quil est malade, et de nexcuser pas le premier homme davoir désobéi à Dieu, sil avait été créé dans une impuissance naturelle de lui obéir. Mais nous pouvons encore, dune autre manière, fermer la bouche à nos contradicteurs. La vérité nest jamais au dépourvu. Car doù vient, par exemple, quils naccusent point leurs serviteurs de ce quils nont pas la mine ou la taille assez avantageuse ou de ce quils nont pas dailes; sinon parce quils savent que le défaut de ces qualités vient de la nature et non de la volonté, et quainsi on ne peut justement accuser ceux qui ne les ont point? Il ny a personne qui ne demeure daccord de cette vérité. Lors donc que vous accusez un homme, il est visible dès lors que ce que vous reprenez en lui, vient du choix de la volonté et non de la nécessité de la nature. Car si nous ne pouvons, blâmer comme une faute ce qui est purement naturel , il est clair que ce que nous croyons avoir droit de condamner, ne vient pas de la nature, mais du choix libre de la volonté. Ne mopposez donc plus ce raisonnement si faux, et ces subtilités sophistiques, qui nont rien de plus solide que les toiles daraignée. Répondez-moi seulement à ce que je vous demande. Dieu na-t-il pas créé tous les hommes? Je crois que, personne nen doute. Pourquoi donc ayant tous été également créés de Dieu, ne sont-ils pas tous également ou bons ou méchants? Doù vient que les uns sont vicieux et les autres vertueux ? Si ces choses dépendent seulement de la nature et non de la volonté, pourquoi les uns sappliqueraient-ils au bien et les autres au mal? Si, les hommes étaient naturellement méchants, qui dentre eux pourrait être bon? et sils étaient, naturellement bons, qui dentre eux pourrait être méchant? Car si la nature est une dans tous les hommes, toutes leurs inclinations auraient dû être les mêmes, et non pas innocentes dans, les uns et criminelles dans les autres. Que si lon dit que les uns sont naturellement bons et les autres naturellement méchants, il est visible que cette pensée est contraire à la raison. Car il sen suivrait que les hommes seraient immuables dans le bien et dans le mal, comme nous voyons que les choses naturelles sont immuables. Ainsi, parce que lhomme dans létat où il est, est naturellement passible et mortel, il ne sen trouve aucun qui soit impassible et immortel. Disputez et raisonnez tant que vous voudrez, vous ne changerez point ce qui est devenu naturel à lhomme. Nous voyons au contraire tous les jours que plusieurs passent du vice à la vertu, et de la vertu au vice, que les uns, de lâches quils étaient deviennent fervents, et que les autres de fervents deviennent lâches. Il est donc visible que ces qualités ne sont point naturelles, puisque ce qui est naturel ne peut ni sacquérir ni être changé par le soin des hommes. Comme lhomme na besoin daucun effort pour voir et pour entendre, (465) parce quil voit et quil entend naturellement: ainsi il embrasserait la vertu sans aucun effort, sil était naturellement vertueux, Mais pourquoi Dieu a-t-il fait les hommes mauvais, lorsquil pouvait les faire tous bons? Mais il ne les a pas fait mauvais. Quelle est donc, dites-vous, la cause du mal ?.Répondez-vous à vous-même sur ce que vous me demandez; pour moi, il me suffit de montrer quil ne vient ni de Dieu ni de la nature. Il est donc arrivé par hasard, me direz-vous? Nullement. Il na donc point de principe? Dieu nous garde dune pensée si déraisonnable et si aveugle qui nous fait rendre au péché le plus grand honneur que nous puissions rendre à Dieu. Si le mal était, comme est Dieu, sans principe et sans cause, il serait si puissant que rien ne le pourrait détruire et il ne pourrait cesser dêtre mal, puisque ce qui na point de principe nest sujet ni à la corruption ni au changement. Que si le mal était si puissant, comment y aurait-il tant de personnes vertueuses? Comment la fragilité humaine pourrait-elle sélever au-dessus dun être incréé et immortel? 3. Vous me direz peut-être que cest Dieu même qui affaiblit dans nous la force du mal. Mais comment, daprès votre supposition, le pourrait-il faire? comment pourrait-il détruire un être éternel comme lui et une puissance aussi grande et aussi forte que la sienne? O malice effroyable du démon ! Il a déshonoré Dieu sous prétexte de lhonorer et il a couvert une impiété détestable sous le voile de la piété. Dire que le péché vient de Dieu, ce serait un blasphème. Pour détourner donc les hommes de cet abîme, il les précipite dans un autre, en leur enseignant que le mal est un être sans principe et incréé comme Dieu. Mais doù vient donc le péché, dites-vous? Il vient de ce quon veut ou de ce quon ne veut pas. Et si vous demandez encore doù vient quon veut ou quon ne veut pas, je vous réponds que cela vient tout de nous. Vous faites la même chose par toutes vos questions, que si après mavoir demandé pourquoi nous voyons ou nous ne voyons pas, et après que je vous aurais répondu que cest parce que nous ouvrons, ou que nous fermons les yeux; vous me demandiez encore doù vient que nous ouvrons ou que nous fermons les yeux; et quaprès que je vous aurais dit que cela vient de ce que nous voulons ou nous ne voulons pas faire ces actions, vous men demandiez encore une autre cause. Il ny a point dautre mal au monde que de ne vouloir pas obéir à Dieu. Où les hommes, me direz-vous, ont-ils pu trouver ce mal? Croyez-vous quil ait été fort difficile à trouver? Non, me direz-vous. Mais doù vient que lhomme na pas voulu obéir à Dieu? Parce quil a été lâche et négligent. Car, étant libre de vouloir ou de ne vouloir pas obéir, il â mieux aimé nobéir point. Que si cette réponse ne vous satisfait pas encore et vous laisse quelque obscurité, je ne vous ferai plus quune demande. Elle ne sera pas même fort embrouillée, comme toutes celles que vous me faites: elle sera simple et claire. Navez-vous jamais éprouvé en vous du changement en bien et en mal? Peut-être que vous avez vaincu dabord une passion, et quensuite vous y avez succombé. Peut-être au contraire que vous avez été dabord sujet au vin, et que depuis vous ny avez plus été sujet. Vous avez été colère, et vous avez cessé de lêtre. Vous avez méprisé le pauvre, et depuis vous ne lavez plus méprisé. Vous avez été sujet à des vices honteux, et depuis vous êtes devenu chaste. Je vous demande comment ces changements se sont faits en vous? Si vous ne me répondez point, je le fais pour vous, et je vous dirai que vous êtes passé du vice à la vertu, parce que vous vous êtes fait à vous-même une sainte violence, et que vous êtes après retombé de la vertu dans le vice, parce que vous vous êtes laissé abattre par la paresse. Je ne parle point ici à ces pécheurs désespérés qui se sont plongés tout entiers dans le vice, qui sont devenus comme insensibles par un long endurcissement, et qui ne veulent pas même entendre parler des moyens de se retirer dun état si malheureux. Je ne parle quà ceux qui, ayant autrefois vécu dans le crime, vivent maintenant dans la piété. Cest à ces personnes que je prendrai plaisir de parler ici. Vous avez donc autrefois ravi le bien de vos frères, mais vous vous êtes convertis ensuite, et vous avez donné même votre bien aux pauvres. Comment sest fait en vous ce grand changement? Nest-ce pas par vous-même et par votre propre volonté? Achevez donc, je vous en conjure, ce que vous avez si bien commencé. Appliquez-vous fermement à faire le bien, et vous ne vous mettrez plus en peine de toutes ces questions inutiles. Si. nous voulons, le mal ne sera quun nom (466) pour nous et naura point de réalité. Ne vous mettez donc point en peine de savoir doù il vient, ni quel en est le principe. Reconnaissez seulement que vous ny tombez que par votre faute, et fuyez-le de toutes vos- forces. Si quelquun vous dit que le mal ne vient pas de nous, répondez-lui : Pourquoi donc vous vois-je si souvent en colère contre votre serviteur, contre votre femme, contre vos enfants, contre ceux qui vous font quelque injustice? Si le mal ne vient pas de ces personnes, pourquoi les en accusez-vous? Pressez-le encore, et dites-lui : Est-ce de vous-même et de votre propre volonté que vous .vous mettez en colère? Car, si cela ne vient pas de vous, il nest pas raisonnable quon vous en blâme. Que, si votre colère vient de vous-même, il est donc clair que ce mal na point dautre principe que votre lâcheté et votre paresse. Je vous demande encore si vous croyez quil y ait des gens de bien dans le monde. Car, sil ny en a point, comment en avez-vous inventé le nom? Pourquoi leur donnez-vous tant de louanges? Sil est très-certain quil y en a, il est indubitable aussi quils sélèveront contre les méchants, et quils les condamneront pour leur négligence. Si personne nétait volontairement méchant, ces reproches que les bons leur feraient, seraient injustes, et dès lors ils deviendraient eux-mêmes méchants. Car, nest-ce pas une grande méchanceté que de traiter comme coupable celui qui est innocent? Que, si les bons reprennent les méchants sans cesser dêtre bons, et si cest, au contraire, une des plus grandes marques de leur vertu que de les reprendre, il suit de là clairement que nul nest méchant par une nécessité forcée, mais seulement parce quil veut lêtre. Si, après tout ce que je viens de dire, vous me demandez encore doù viennent les maux, je vous réponds encore une foi quils viennent de votre lâcheté, quils viennent de votre négligence, quils viennent de ce que vous vivez avec ceux qui sont plongés dans le vice, et de ce que vous méprisez la vertu. Cest là la source de tous les maux: cest là ce qui donne lieu à demander si inutilement doù vient le mal. On ne voit point ceux qui vivent chrétiennement, et qui sont dans une piété solide, faire ces demandes vaines et curieuses. Il ny a que les lâches et les vicieux qui, semblables à des araignées, tirent de leur coeur ces raisons frivoles pour chercher, dans des subtilités sophistiques, de quoi justifier le déréglement de leur vie. Ainsi, ne raisonnons pas seulement avec eux, mais vivons mieux queux, et répondons-leur plutôt par nos actions que par nos paroles. Le mal ne vient point dune nécessité involontaire. Si cela était, Jésus-Christ naurait point dit: « Malheur à lhomme par qui vient le scandale». Car il ne plaint que ceux qui se rendent méchants eux-mêmes. Et ne vous étonnez pas quil dise. Malheur à lhomme « par qui vient le scandale », car il nentend point par là que ce soit un autre qui agisse par lorgane du méchant; mais que le méchant seul est lauteur de tout le mal quil fait. LEcriture, en effet, a coutume demployer la locution « Di ou » dans le sens de « Uph ou » ; par exemple, elle dit (Gen. IV, 1): « Extesaren anthropon dia tou theou », « Jai acquis un homme par Dieu», exprimant ainsi, non pas la cause seconde, mais la cause première. Elle dit encore (Genès. XL, 8): « Ouxi dia tou Theou e diasaphesis auton estin » « Nest-ce point par Dieu que leur manifestation a lieu »? Et encore (I Cor. I, 9.) : « Pistos oTheos, di ou exletete eis xoinovian tou Uiou autou » « Il est fidèle Dieu par qui vous avez été appelés à partager lhéritage de son Fils». 4. Mais pour voir encore plus clairement que ce nest pas de la nécessité que vient le mal écoutez la suite. Après avoir dit malheur à ces hommes, le Sauveur ajoute: « Que si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien-mieux pour vous que vous entriez dans la vie nayant quun pied ou quune main, que davoir deux pieds et deux mains, et dêtre précipité dans le feu éternel (8). Et si votre oeil vous est un sujet de scandale, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien mieux pour vous que vous entriez dans la vie nayant quun oeil, que davoir deux yeux et dêtre précipité dans le feu de lenfer « 9) » Ce nest point des membres du corps dont Jésus-Christ parle en ce lieu, mais des amis et des personnes qui nous sont unies de telle sorte, que nous les regardons comme nous étant aussi nécessaires que les membres de notre corps. Quoiquil ait déjà dit cela plus haut, il ne laisse pas de le redire ici encore. Car il ny a rien de plus dangereux que la compagnie des personnes corrompues. Lamitié quelquefois a plus de pouvoir sur nous pour nous inspirer le bien ou le mal, que la (467) nécessité même. Cest pourquoi Jésus-Christ nous commande déloigner de nous nos plus intimes amis lorsquils nous nuisent, marquant ainsi clairement que cétait ceux quil avait dans lesprit, lorsquil parlait des auteurs de ces scandales. Considérez donc, mes frères, avec quel soin le Sauveur écarte davance les maux que ces scandales pourraient causer, premièrement en les prédisant, en avertissant les lâches de sy tenir préparés et de veiller sur eux-mêmes, et en marquant que de tous les maux il ny en avait point qui fût plus à craindre. Car il ne dit pas seulement: « Malheur au monde à cause des scandales » ; mais, pour montrer davantage la grandeur de ce mal, il prononce un double malheur contre celui qui en aurait été lauteur, car en disant: « Mais malheur à cet homme », et le reste, il nous fait assez juger quelle sera la sévérité de la punition quil en doit tirer. Il ne se contente pas même de cela. Il augmente encore notre terreur. par des comparaisons étonnantes , par lesquelles il nous apprend en même temps le moyen, de fuir les scandales. Ce moyen, mes frères, est de retrancher de notre amitié tous les méchants, quels que soient les liens qui les unissent à nous. Il en apporte une raison convaincante. Car si vous continuez de les regarder comme vos amis pendant quils sont en cet état, vous ne pourrez les gagner et vous vous perdrez vous-même; mais si vous les retranchez de votre amitié, et que vous les traitiez en ennemis, vous sauverez au moins votre âme. Si vous reconnaissez donc que lamitié dune personne vous soit dangereuse, retranchez-la impitoyablement. Si nous coupons souvent nos propres membres, lorsquils sont pourris, de peur quils ne gâtent les autres, combien moins devons-nous épargner nos amis lorsquils nous corrompent? Si le mal était naturel à lhomme, il lui serait inévitable quoi quil pût faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions dun Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté et non de la nécessité de la nature. « Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux (10)». Il nentend point par ce mot « de petits », ceux qui sont tels en effet, mais seulement ceux qui passent pour «petits » dans le monde, cest-à-dire les humbles, les pauvres et les inconnus qui sont dordinaire méprisés des hommes. Car comment pourrait-on appeler « petit » celui qui a la gloire dêtre aimé de Dieu? Comment celui qui est plus grand que tout le monde, pourrait-il être appelé « petit» ? Ainsi il les appelle « petits», non parce quils le sont en eux-mêmes, mais parce quils le sont aux yeux des hommes. Il ne dit pas seulement quon ne les méprise pas en général, mais quon nen méprise pas même « un seul ». Et en commandant ainsi de les honorer, il nous défend encore davantage contre les scandales. Car sil nous est utile de fuir les méchants, il nous lest aussi dhonorer les bons. Et nous tirons de là un double avantage: lun de nous éloigner de ceux dont la compagnie ne nous pourrait être quune occasion de chute et de scandale; lautre davoir de lestime et de lamour pour ceux dont la vie doit être la règle et lexemple de la nôtre. Jésus-Christ ajoute une autre raison, qui nous les doit rendre encore plus vénérables. « Car je vous déclare », dit-il, « que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux». On voit par ces paroles que les saints et que tous les chrétiens ont des anges. LApôtre dit aussi « que la femme se doit voiler la tête à cause des « anges». (I Cor. II, 6; Deut. XXXII, 7.) Et Moïse régla les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. Mais ici Jésus-Christ ne parle pas seulement des anges, mais des anges les plus élevés. Car en disant « ils voient la face de mon Père», Jésus-Christ marque la liberté et la confiance avec laquelle ces anges sapprochent de la majesté de Dieu, et par conséquent la grande gloire dont ils jouissent. « Car le Fils de lhomme est venu sauver ce qui était perdu (11) ». Il ajoute encore ici une autre raison plus puissante que la première, et y joint une comparaison par laquelle il fait voir que son Père est dans la même volonté que le Fils. « Dites-moi, je vous prie, si un homme a cent brebis, et quune seule vienne à ségarer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller sur les montagnes chercher celle qui était égarée (12)? Et sil arrive quil la trouve, je vous dis en vérité quil en reçoit plais de joie que des (468) quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées (13). Ainsi « votre Père qui est dans le ciel ne veut pas a quaucun de ces petits périsse (14) ». Considérez par combien de raisons Jésus-Christ nous exhorte à avoir de lestime et du soin des moindres dentre nos frères. Ne dites donc plus : ce pauvre homme est un serrurier; celui-ci un cordonnier, et celui-là un jardinier, et ainsi ce sont des gens de néant dont je ne fais pas grand compte. Voyez au contraire par combien de considérations Jésus-Christ veut que vous bannissiez ces pensées et que vous en preniez dautres plus équitables et plus conformes à la foi, et que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui-même: et que quiconque les scandaliserait, souffrirait dépouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient ,aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux. Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce quil a enduré pour eux: car en disant: « Le Fils de lhomme est venu pour sauver ce qui était perdu», il nous marque clairement sa croix. Cest dans cette même pensée que saint Paul nous défend de scandaliser notre frère « pour lequel Jésus-Christ est mort » - (Rom. IV, 15). Enfin il nous y exhorte par la raison que son Père céleste ne veut pas que ces petits périssent; et il se sert de sa comparaison familière dun pasteur qui quitte ses brebis qui sont en sûreté pour aller chercher celle qui sest égarée, et qui la trouvant en reçoit une extrême joie. Si Dieu donc se réjouit ainsi lorsquil retrouve un de ces petits » qui sest égaré, comment osez-vous mépriser ceux que Dieu considère tant, vous qui devriez, à limitation de Jésus-Christ, donner, sil était besoin, votre propre vie pour sauver le moindre dentre eux? 5. Vous me direz peut-être que tout ce que je dis est véritable, mais que néanmoins il est difficile de considérer un homme qui na rien que de vil et de méprisable. Cest pour cela même que vous devez faire de plus grands efforts pour tâcher de le sauver. Le divin Pasteur quitte quatre-vingt-dix-neuf brebis pour, en aller chercher une seule qui sest égarée, sans que le-soin de tant dautres puisse lui faire négliger la perte de celle-ci. Saint Luc marque de plus quil rapporte cette brebis sur ses épaules, et quil y a une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit et fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Le bon Pasteur ne pouvait pas mieux marquer le soin prodigieux quil a de cette brebis égarée que par labandon quil fait des autres, et par la joie quil éprouve après lavoir retrouvée. Ne négligeons donc jamais les petits et ceux qui nous paraissent méprisables, puisque cest là proprement ce que nous a voulu apprendre Jésus-Christ, par ces instructions saintes que nous avons rapportées. Jésus-Christ réprime lorgueil des esprits altiers en les menaçant de leur fermer lentrée du royaume des cieux; sils ne deviennent comme de petits enfants, et en leur disant quil vaudrait mieux pour eux être jetés au fond de la mer, avec une meule de moulin attachée au cou. Et certes, cest justement quil traitera ainsi les superbes, puisquil ny a point de vice qui détruise tant la charité que lorgueil. En disant encore « quil est nécessaire quil arrive des scandales », il nous rend attentifs sur nous-mêmes; et en disant: « Malheur à celui par qui viendra le scandale », il nous avertit tous de prendre garde à ne point tomber dans ce malheur par notre faute et par le déréglement de notre conduite. Et il nous apprend à surmonter tous les obstacles de notre salut, en nous recommandant de retrancher de nous les personnes scandaleuses. Il nous défend aussi de mépriser les petits, non pas faiblement, mais avec une grande instance, en nous disant: « Prenez bien garde de ne point mépriser un de ces petits, parce que leurs anges voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux ». Cest pour eux, dit-il, que je suis venu, et la volonté de mon Père est quils soient sauvés. Vous voyez par combien de considérations Jésus-Christ nous porte à avoir soin des faibles. Combien il craint quils ne se perdent, de combien de supplices il menace ceux qui (469) les tromperont; combien de dons il promet à ceux qui auront soin deux; et combien il nous y engage par son exemple et par celui de son Père. Imitons ce grand modèle, mes frères, et ne refusons jamais rien de ce qui regarde le service et le bien de ces petits. Que rien ne nous paraisse ou trop. bas ou trop difficile, lorsquil sagit de les assister. Quand celui que nous servirions, serait vil et méprisable; quand ce quil désirerait de nous serait pénible; quand il faudrait monter sur les plus hautes montagnes; que tout nous paraisse léger, lorsquil sagit du salut de notre frère. Son âme a été si précieuse aux yeux de Dieu, que, pour la sauver, il na pas épargné son Fils unique. Cest pourquoi je vous conjure quà lavenir, lorsque vous sortez de chez vous le matin, vous nayez que ce but et que ce désir durant tout le jour, de trouver loccasion de tirer votre frère de quelque péril. Je ne parle pas seulement des périls du corps qui sont visibles à tous les yeu. Jai peine, même à les appeler périls; je parle dautres périls bien plus dangereux, où les tentations du démon engagent les âmes. Si les marchands traversent les terres et les mers pour senrichir de plus en plus, si les artisans se tuent pour ajouter quelque chose au peu de bien quils ont; comment pouvons-nous être si lâches que de nous contenter de nous sauver seuls, puisque nous hasardons notre propre salut, si nous navons point soin de celui des autres? Ainsi, dans un combat celui qui ne pense quà se sauver en fuyant, se perd lui-même avant de perdre les siens; mais celui qui combat hardiment pour tirer ses compagnons du péril, se sauve lui-même en les sauvant. Puis donc que cette vie est une guerre continuelle, et que nous sommes toujours en présence des ennemis, combattons comme notre roi et notre chef nous le commande. Ne craignons ni le travail, ni les blessures, ni la mort. Conspirons tous à nous défendre et à nous sauver tous ensemble; et que notre magnanimité anime les plus hardis, et donne du coeur aux plus lâches. Car plusieurs dentre nos frères ont reçu des plaies mortelles dans ce combat; ils sont couverts de leur propre sang, et il ny a personne qui se mette en peine de les guérir. Ni les laïques, ni les prêtres, ni les prélats, ni les amis, ni les frères ne sont touchés de ces maux. Chacun ne pense quà ce qui le touche, et il se nuit en cela même quil ne pense quà lui seul. Rien ne nous donne tant de confiance auprès de Dieu, rien ne nous rend plus agréables à ses yeux, que de ne point chercher nos intérêts propres. Doù vient, pensez-vous, que nous sommes si faibles, et que nous succombons si aisément sous les efforts des hommes ou des démons; sinon de ce que nous ne sommes attachés quà nous-mêmes, et que nous ne travaillons point à nous défendre et à nous secourir les uns les autres? Nous naimons jamais de cet amour qui naît de Dieu et qui tend à Dieu, mais nous cherchons des sujets daimer les hommes ou dans la liaison du sang, ou dans lamitié humaine, ou dans les rapports de voisinage, sans être conduits par cette charité divine, qui devrait être toute la source et le principe de notre amour. De là vient que cest dordinaire le hasard ou notre fantaisie et non pas la religion et la piété qui sont la règle de nos amitiés, et que nous préférons souvent dans ce choix les Juifs et les païens même à ceux qui sont comme nous les enfants de lEglise. 6. On croit souvent justifier une affection si irrégulière en disant quil y a des chrétiens fâcheux et insupportables, et des païens au contraire dune conversation agréable et dune humeur douce. Mais comment osez-vous appeler votre frère fâcheux et insupportable, lorsque Jésus-Christ même vous défend de lui dire une parole qui témoigne la moindre impatience? Vous ne rougissez point davoir ces sentiments touchant votre frère, et den parler de la sorte à tout le monde, lui qui est à Jésus-Christ ce que vous lui êtes; qui est membre de ce chef que vous adorez ; qui a été régénéré comme vous dans le sein de la même Eglise, et qui est nourri avec vous du même pain du ciel à la même table. Si la nature vous avait donné un frère, vous vous croiriez obligé de lassister, quand même il serait couvert de crimes, et si vous le voyiez dans linfamie, vous croiriez-avoir part à son déshonneur. Et quand Dieu vous en a donné, vous le décriez vous-même, bien loin de le défendre contre ceux qui le déshonorent. Cest un homme insupportable, dites-vous. Cest pour le guérir de cette mauvaise humeur que Dieu veut que vous laimiez, afin que vous tâchiez de lui inspirer de la douceur. Quand je lui parlerais, me dites-vous, je suis certain quil ne (470) mécouterait pas. Doù le savez-vous? Lavez-vous essayé souvent? Oui, dites-vous: je lai fait une ou deux fois. Quoi, vous appelez cela souvent ? Quand vous nauriez point eu dautre application que celle-là durant toute votre vie, voue ne devriez pas vous rebuter. Ne voyez-vous pas combien de fois Dieu nous avertit lui-même par ses prophètes, par ses apôtres et par ses évangélistes? Cependant, croyez-vous que nous ayons bien reçu tous ces avis, et que nous les ayons suivis comme nous devions? Dieu, a-t-il cessé pour cela de nous avertir? Est-il demeuré dans le silence? Ne nous dit-il pas encore tous les jours: «Vous ne pouvez servir tout ensemble .Dieu et largent » ? (Matth. VI, 24.) Cependant lavarice règne partout, et croît tous les jours. Dieu ne nous crie-t-il pas tous les jours : « Remettez et on vous remettra (Luc, VII, 40) »? et nous devenons tous les jours plus inhumains envers nos frères. Dieu ne nous exhorte-t-il pas sans cesse à la chasteté et à la continence? et néanmoins, combien en voit-on qui se plongent comme des pourceaux dans les infamies les plus détestables? Cependant, Dieu ne cesse point de nous instruire et de nous reprendre, quoique nous soyons si intraitables et indociles. Que ne nous réglons-nous sur ce modèle, et que ne nous disons-nous à nous-mêmes : Hélas! Dieu nous parle continuellement. Il ne se lasse point de nous exhorter. Il ne se rebute jamais, quoique nous fassions un si mauvais usage de ses avis. Que ne limitons-nous donc en nous conduisant envers nos frères comme il se conduit envers nous? Cest cette dureté que nous témoignons pour eux, qui a fait dire à Jésus-Christ: « Quil y en aura peu de sauvés ». Car, sil ne nous suffit pas pour être sauvés davoir de la vertu, et sil faut encore que nous brûlions de zèle pour lavancement des autres, que devons-nous attendre un jour, nous qui ne pensons ni à notre propre salut, ni à celui de nos frères? Quelle espérance nous peut-il rester? Mais pourquoi me plaindre ici de lindifférence que vous témoignez pour le salut de tous les hommes, puisque vous êtes si insensibles à celui des personnes mêmes avec qui vous vivez, à celui de votre femmes de vos enfants et de, vos domestiques? Nous quittons ces soins de charité pour nous embarrasser en dautres pleins de vanité et dinquiétude. Nous nous occupons de pensées extravagantes et chimériques; comme ceux dont le vin a étouffé la raison. Interrogez-vous vous-mêmes, et vous verrez que vous pensez ou à multiplier le nombre de vos valets, ou à mieux régler le service quils vous rendent, ou à acquérir plus de bien à vos enfants, ou à rechercher des habillements plus magnifiques pour votre femme. Ainsi, ce nest pas deux proprement que vous avez soin, mais de ce qui les environne. Vous ne vous mettez pas en peine que votre femme ait de la piété, mais quelle ait de quoi se parer, ni que vos enfants soient bien élevés, mais quils soient bien riches. Vous ressemblez à quelquun qui, voyant une maison parfaitement bien ornée, mais dont les murailles tomberaient en ruine, ne penserait point à les relever, mais seulement à y faire des embellissements au dehors: ou à un malade qui ayant le corps abattu de langueur, au lieu de penser à se guérir, ne serait occupé que du soin de se faire faire des habits superbes : ou à une femme qui, se voyant près de la mort, ne penserait point à sen retirer, mais seulement à avoir des servantes bien parées et de beaux ameublements. Cest ainsi que nous nous conduisons à légard de notre âme. Nous ne sommes point touchés de ses misères et de ses langueurs. Nous la voyons sans douleur en proie à la colère, aux emportements, aux passions furieuses, à la .médisance, à la vaine gloire, aux révoltes intérieures, enfin à une infinité de bêtes cruelles qui la dévorent. Nous souffrons sans peine quelle soit tyrannisée par tant dennemis, pendant que nous ne pensons quà avoir de belles maisons, et un grand nombre de gens qui nous servent. Sil arrivait quun ours ou quun lion rompît ses chaînes et sortît du lieu où on le garde, nous fermerions aussitôt toutes nos maisons pour nêtre point exposés à la rage de ces bêtes. Et maintenant lorsque nos passions et nos pensées criminelles, comme autant de bêtes farouches, déchirent cruellement notre âme, nous, nous laissons dévorer non-seulement sans nous plaindre, mais avec joie. Toutes ces bêtes qui peuvent tuer les hommes sont enfermées avec grand soin, ou dans les déserts, ou dans la ville, en des lieux très-sûrs, de peur quen séchappant, elles ne fassent du désordre jusque dans les tribunaux des juges et dans les palais des rois: et nous souffrons que tant de bêtes cruelles renversent tout dans notre âme, où Dieu même rend ses jugements et ses (471) oracles, et où il est assis comme sur son trône. De là vient que tout est en désordre au dedans de nous, et que ce trouble du dedans passe au dehors. Nous sommes semblables à une ville surprise par des barbares; ou à de petits oiseaux qui, voyant un dragon entrer dans leur nid sont frappés dépouvante et font des efforts inutiles pour voler. 7. Cest pourquoi je vous conjure, mes frères, de penser à vous. Armons-nous contre ce dragon infernal. Prenons « lépée de lesprit » dont parle saint Paul, pour chasser ces pensées honteuses, qui, comme des bêtes cruelles se lancent dans notre âme pour la dévorer. Eloignons de nous le malheur dont Dieu menace la Judée par son Prophète; « Les onocentaures », dit-il, « les hérissons et les dragons sassembleront dans ces lieux et y sauteront », (Isa., XIII, 21.) Il y a des hommes qui sont bien plus méchants que ces onocentaures, qui ne pensent quà danser et à courir çà et là dans le monde comme les bêtes sauvages dans les déserts, et cest ainsi que vivent la plupart des jeunes gens. Ils ne sont retenus ni par la crainte ni par la raison; ils suivent aveuglément lardeur et limpétuosité de leurs passions, et nayant tien dhonnête qui les occupe, ils appliquent, tout leur esprit à faire le mal. Les pères sont les premières causes de ces désordres, parce quils négligent léducation de leurs enfants; Quand ils ont de jeunes chevaux, ils ont grand soin quon emploie tout lart possible pour les dresser. Ils appréhendent fort quils ne deviennent vicieux, et ils veulent quon les accoutume de bonne heure au frein et à léperon, afin quétant prêts au moindre mouvement, ils répondent à tout ce que lon demande deux. Et cependant ils nont pas pour leurs enfants le même soin quils ont pour ces bêtes. Ils souffrent que, sans frein, sans loi et sans retenue, ils courent où la fougue de leurs passions les emporte, ou dans les maisons de jeu, ou aux spectacles, ou dans les lieux détestables que la pudeur ne permet pas de nommer, Les pères amuraient pu empêcher ces désordres en choisissant de bonne heure à leurs enfants une femme modeste, et prudente, qui aurait su gagner leur esprit, et qui aurait arrêté la licence de leurs passions par le lien et par lhonnêteté du mariage. Ce débordement de la jeunesse, qui est si grand aujourdhui, est la source des adultères et de toutes les débauches. Si un jeune homme épousait de bonne heure une jeune fille chaste et prudente, il soccuperait dans le gouvernement de sa famille, et il aurait soin de sa réputation et de son honneur. Mais mon fils est tout jeune, me dites-vous, lengagerai-je sitôt dans le mariage? Je vois cette nécessité et je la déplore. Si Isaac autrefois demeura vierge jusquà quarante ans, et ne sest marié quà cet âge (Gen. XXV, 20), il serait bien plus raisonnable dimiter une conduite si pure dans la loi de grâce. Mais vous nous mettez dans limpuissance de vous donner ce conseil. Vous abandonnez dabord vos enfants, et après quils se sont plongés dans le vice et dans toutes sortes dinfamies, vous les mariez, ne considérant pas que le principal point du mariage, cest dy entrer avec un corps chaste. Car à moins de cela, quel avantage en tirera-t-on? Mais vous faites tout le contraire, et vous ne mariez vos enfants quaprès quils se sont corrompus de toutes manières, cest-à-dire lorsque le mariage leur est devenu inutile, Jattends, dites-vous, quil ait acquis dans le monde du mérite et de lhonneur, et après cela je le marierai. Ainsi, vous avez grand soin de ses avantages temporels, mais vous navez pour son âme que du mépris et quune cruelle indifférence. Voilà la source de tous les désordres et de tous les maux, de ne faire aucune estime du salut de son âme, de la laisser dans labandon comme une chose de vil prix, de négliger le principal pour ne soccuper que de laccessoire. Ne savez-vous pas que le plus grand trésor que vous puissiez laisser à votre fils, cest la pureté de son corps? Avons-nous rien de si précieux que notre âme? « Quel avantage », dit Jésus-Christ, « retirera lhomme de gagner tout le monde sil perdait son âme »? (Matth. XVI, 26.) Mais lavarice aujourdhui renverse tout. Cest un tyran qui domine dans le coeur des hommes comme dans sa forteresse, et qui en bannit la crainte de Dieu. De là vient que nous négligeons et notre salut et celui de nos enfants. Nous ne nous mettons en peine que damasser et de leur laisser beaucoup de bien, afin quils le laissent aussi à leurs enfants, et ceux-là à dautres. Ainsi, nous travaillons plutôt afin que dautres possèdent notre bien, quà le posséder nous-mêmes. Nous traitons nos enfants encore plus mal que nos esclaves; car nous corrigeons ceux-ci, et nous négligeons nos enfants, comme sils nous étaient plus indifférents que ceux qui ne (472) nous ont coûté quun peu dargent. Mais cest trop peu dire, au-dessous de nos esclaves: nous les rabaissons même au-dessous des bêtes, au-dessous des ânes et des chevaux. Si vous choisissez un cocher, un valet décurie, vous prenez garde quil ne soit pas sujet au vin, quil ne soit pas voleur, et quil sache bien panser et bien conduire des chevaux. Et si vous voulez donner à vos enfants un précepteur pour les for,mer et pour les conduire, vous ne vous mettez point en peine de ce choix. Le premier qui se présente vous convient. Et cependant il ny a point demploi, ni plus grand, ni plus difficile que celui-là; car quy a-t-il de plus important que de former lesprit et le coeur, et de régler route la conduite dun jeune homme? On estime un grand peintre et un grand sculpteur; mais quest-ce que leur art au prix de lexcellence de celui qui travaille, non sur la toile ou sur le marbre, mais sur les esprits? Cependant, nous- négligeons toutes ces choses. Nous ne nous mettons pas en peine de rendre nos enfants chrétiens, mais éloquents. Et ce désir même est intéressé. Car la fin que nous nous proposons, nest pas simplement quils soient éloquents, mais quils senrichissent par leur éloquence. Que sils pouvaient devenir riches sans être éloquents, nous mépriserions aussi bien léloquence que tout le reste. Considérez donc combien est grande la tyrannie de lavarice; comme elle corrompt tout, comme elle renverse, tout, et comme elle domine les hommes; quelle rabaisse, non-seulement au rang des esclaves, mais des bêtes mêmes. Nous vous lavons dépeinte telle quelle est. Nous avons bien dit des choses contre elle; niais quel avantage en tirerons-nous? Nous la combattons par des paroles, et elle nous combat par des actions. Nous ne cesserons point néanmoins de la décrier et de vous en donner de lhorreur. Si nous sommes assez heureux pour gagner quelque chose par nos exhortations, nous nous sauverons en vous sauvant. Que si nos remontrances vous sont inutiles, nous nous serons au moins acquittés de notre devoir. Je conjure la miséricorde infinie de Dieu de vous délivrer dune maladie si dangereuse, et de nous donner sujet de nous glorifier des règlements de votre vie, par la grâce de Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire, dans tous les siècles dés siècles. Ainsi soit-il. (473) |