Matthieu 27,27-45
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HOMÉLIE LXXXVII.

« LES SOLDATS DU GOUVERNEUR MENÈRENT JÉSUS DANS LE PRÉTOIRE, ET TOUTE LA COHORTE S’ASSEMBLA AUTOUR DE LUI. ET LUI AYANT ÔTÉ SES HABITS, ILS LE REVÊTIRENT D’UN MANTEAU D’ÉCARLATE. ET TRES SANT UNE COURONNE D’ÉPINES, ILS LA LUI MIRENT SUR LA TÊTE AVEC UN ROSEAU DANS SA MAIN DROITE, ET S’AGENOUILLANT DEVANT LUI, ILS SE MOQUAIENT DE LUI, EN DISANT : SALUT, ROI DES JUIFS. ET LUI CRACHANT AU VISAGE, ILS PRENAIENT LE ROSEAU, ET LUI ET LUI EN FRAPPAIENT LA TÊTE ». (CHAP. XXVII, 27, 28, 29, 30, JUSQU’AU VERSET 45.)

ANALYSE 

1 et 2. Jésus-Christ, après avoir essuyé tout ce que la cruauté des plus féroces ennemis a pu inventer de tourments, meurt sur la croix en montrant qu’il est Dieu.

3 et 4. De la force du signe de la croix imprimé avec foi sur le front. — Combien un chrétien doit avoir présente dans son esprit la patience que le Sauveur a témoignée en mourant. — Que ce n’est point être patient que de ne se mettre point en colère, lorsque personne ne nous irrite. — Qu’un chrétien ne doit pas haïr ceux qui le déshonorent, mais ceux qui le louent. — Que la bonne vie est au-dessus de la médisance.

 

1. Il semble que le démon alors avait comme donné un signal pour faire conspirer tout le monde contre Jésus-Christ. Soit, l’envie et la jalousie dont les Juifs étaient consumés, les portait à se déchaîner contre lui ; mais les soldats, quelle raison pouvaient-ils avoir de l’insulter ? N’est-ce pas visiblement le démon qui les animait? Ils trouvaient leur plaisir dans ces outrages sanglants, et ils faisaient un jeu de leur cruauté. Au lieu de répandre des larmes et d’être touchés de regret, comme fit ensuite le peuple, ils se conduisirent tout différemment. Ils ajoutèrent injure sur injure, et outrage sur outrage ; soit peut-être pour plaire eux aussi aux Juifs, ou pour satisfaire leur humeur qui d’elle-même était brutale et cruelle. Ils lui insultèrent en cent manières différentes : tantôt ils frappaient sa tête sacrée d’un roseau; tantôt ils lui donnaient des soufflets; tantôt ils le perçaient d’une couronne d’épines, faisant une raillerie de ce traitement si barbare.

Quelle excuse pouvons-nous avoir lorsque nous trouvons les moindres mépris insupportables, après un si grand exemple que nous donne le Sauveur du monde? Car l’insulte et la violence peuvent-elles aller au delà de ce qu’il souffre, et non-seulement dans un de ses membres, mais dans tout son corps? Sa tête est percée d’épines, frappée d’un roseau, et meurtrie de coups de poing. Son visage est couvert de crachats, ses joues de soufflets, tout son corps déchiré par la flagellation, déshonoré par la nudité, et encore plus par ce manteau d’écarlate dont on le couvre, pour lui insulter par de cruelles adorations, comme à un roi de théâtre. Sa main porte un roseau au lieu de sceptre. On ne pardonne pas même à sa bouche et à sa langue, à laquelle on fait sentir l’âpreté du fiel et du vinaigre.

Que peut-on s’imaginer de plus insupportable que tous ces traitements? ne sont-ils pas au-dessus de nos paroles et de nos pensées. Il semble que ces cruels Juifs avaient peur d’oublier quelque genre de cruauté dont ils ne fissent l’essai sur le Sauveur. Après s’être accoutumés à répandre le sang des prophètes, ils répandent enfin celui du Fils de Dieu même. Ils le condamnent eux-mêmes à la mort, quoiqu’ils se couvrent du nom de Pilate. Ils veulent « que son sang retombe sur eux et sur leurs enfants ». Ce sont eux seuls qui lui font toutes ces insultes, qui le lient, qui le mènent à Pilate, et qui le font traiter si outrageusement et si cruellement par les soldats. Pilate n’avait rien ordonné de tout ceci: (66) Ce sont eux qui ont été ses accusateurs, ses juges et ses bourreaux.

Nous lisons ceci publiquement dans l’assemblée de toute l’Eglise, pour empêcher que les païens ne disent que nous vous annonçons les actions miraculeuses de Jésus-Christ, mais que nous vous cachons ses souffrances et ses opprobres. Le Saint-Esprit a tellement conduit les choses, qu’il fait lire cette histoire dans l’Eglise au temps de Pâques, et dans une solennité où tout le monde, jusqu’aux femmes et aux petits enfants, s’y rassemblent. Nous ne cachons rien de ces outrages du Sauveur, au milieu de cette grande assemblée et cependant personne ne doute que Jésus-Christ ne soit Dieu. Nous l’adorons tous, non-seulement à cause de tant de grâces dont il nous a comblés, mais particulièrement pour cet amour si rare qu’il nous témoigne à sa passion; puisqu’il fait voir qu’il a bien voulu se rabaisser pour nous, jusqu’à ce dernier degré d’humiliation, pour nous donner dans sa personne un parfait modèle de la plus haute vertu.

Lisons donc ceci, mes frères, puisque cette lecture nous peut être si avantageuse. Lorsque nous voyons le Sauveur traité avec tant de mépris; outragé par les derniers des hommes; adoré d’une manière si offensante, si cruellement tourmenté dans toutes les parties de son corps, et enfin terminant sa vie par un supplice si infâme : il est impossible, quand nous serions de roche, que nous ne nous amollissions comme la cire, et que nous n’abaissions l’enflure de notre coeur en le perçant d’une componction sainte, et que nous ne soyons pas dans un profond anéantissement. Mais écoutons la suite d’une si tragique histoire:

« Après s’être ainsi joués de lui, ils lui ôtèrent ce manteau d’écarlate, et lui ayant remis ses habits ils l’emmenèrent pour le crucifier (31). Et comme ils sortaient, ils rencontrèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, qu’ils contraignirent de porter la croix de Jésus (32). Et ils vinrent au lieu appelé Golgotha, c’est-à-dire, le lieu du Calvaire (33). Et ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, et en ayant goûté il ne voulut point en boire (34). Mais après qu’ils l’eurent crucifié, ils partagèrent entre eux ses vêtements, les tirant au sort (34). Afin que cette parole du prophète fût accomplie : Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort (35) ». Ils firent alors, à l’égard du Sauveur, ce qui ne se faisait qu’à l’égard des hommes tes plus méprisables, et qui étaient abandonnés de tout le monde. Ils partagèrent entre eux ses vêtements sacrés qui avaient fait tant de miracles; mais qui n’en firent point alors, parce que Jésus-Christ arrêta toute leur vertu. Ils traitent le Sauveur avec tant de mépris, qu’ils épargnent même davantage les deux voleurs qui furent crucifiés avec lui.

« Et s’étant assis près de lui, ils le gardaient (36). Ils mirent aussi au-dessus de sa tête le titre de sa condamnation ainsi écrit : C’est Jésus le roi des Juifs (37). En même temps on crucifia avec lui deux voleurs, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche (38) ». Ils le crucifièrent ainsi au milieu de deux larrons, afin qu’il passât comme eux pour un scélérat. Ils lui donnèrent du vinaigre à boire par une dérision cruelle , mais il n’en voulut point boire; et un autre évangéliste, dit que lorsqu’il en eut goûté, il dit « Tout est consommé ».

Que veulent dire ces paroles : « Tout est consommé », sinon que cette prophétie a été accomplie? Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture; et ils m’ont abreuvé de vinaigre dans ma soif». (Ps. LXVIII, 26.) Saint Jean ne dit pas non plus que Jésus-Christ ait bu de ce vinaigre, et il s’accorde fort bien avec saint Matthieu, puisqu’il n’y a point de différence entre goûter fort légèrement quelque chose, ou n’en point boire du tout. Leur fureur ne se termina point encore là. Après cette nudité si honteuse en apparence où ils le réduisirent, après le crucifiement, après le fiel et le vinaigre, ils ne purent encore satisfaire leur cruauté, et lorsqu’ils le virent attaché en croix, ils lui dirent des injures, et ils lui insultèrent de mille manières; ce qui me paraît encore plus cruel que tout le reste.

« Et ceux qui passaient par là le blasphémaient en branlant la tête (39), et en disant: Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même : Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix (40). Les princes des prêtres se moquaient aussi de lui avec les docteurs de la loi et les sénateurs, en disant (41) : Il a sauvé les autres, et il ne saurait se sauver lui-même. S’il est le roi d’Israël, qu’il descende présentement de la croix, et nous croirons en lui (42). Il met sa confiance en Dieu : Si donc Dieu l’aime (67) qu’il le délivre, puisqu’il a dit : Je suis le Fils de Dieu (43) ». Ils agissaient de la sorte afin de te faire passer pour un séducteur, pour un superbe, pour un homme vain qui n’avait point eu d’autre but que de tromper les hommes. lis voulaient qu’il finît sa vie dans une infamie publique. C’est pourquoi ils avaient voulu qu’il fût condamné à la croix, et qu’il y mourût devant tout le monde. Ils l’avaient même livré à dessein entre les mains des soldats, afin que leur insolence augmentât encore les outrages dont ils voulaient le combler.

2. Certes, la désolation et les larmes de la foule qui suivait Jésus-Christ eussent pu toucher les pierres elles-mêmes; néanmoins, elles ne firent aucune impression sur ces bêtes féroces. C’est pour cela que le Sauveur adresse la parole aux personnes qui le suivaient en pleurant; mais il ne dit pas un mot à ces furieux, qui, non contents d’exercer sur sa personne sacrée toutes les cruautés qu’ils désiraient, voulurent encore, comme s’ils avaient craint sa résurrection, noircir sa gloire par ces outrages dont ils le déshonorèrent publiquement, en le confondant avec les voleurs et les scélérats, et en le traitant de « séducteur » et d’imposteur », après sa mort même.

« Va », lui disent-ils lorsqu’il mourait : « Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, descends de la croix » Et comme ils ne pouvaient effacer ce titre que Pilate avait écrit : « Le Roi des Juifs », parce qu’il leur résista en disant : « Ce qui est écrit est écrit », ils faisaient au moins ce qu’ils pouvaient pour montrer que Jésus-Christ n’était point leur roi : « Si c’est le roi d’Israël », disaient-ils, « qu’il descende maintenant de la croix. Il a sauvé les autres, et il ne peut se « sauver lui-même ». ils s’efforçaient par ces paroles d’obscurcir et de rendre suspects et douteux tous les miracles que Jésus avait faits jusqu’alors : « S’il est le Fils de Dieu »,disaient- ils encore; « et si Dieu l’aime, qu’il le sauve».

Âmes scélérates, âmes exécrables, tant de prophètes, dont vous avez répandu le sang, ont-ils cessé d’être prophètes, ou tant de saints d’être saints, parce que Dieu ne les a pas sauvés de vos mains ? Votre barbarie leur a-t-elle ravi leur sainteté, et ont-ils cessé d’être justes après l’injustice de vos violences? Va-t-il donc un renversement d’esprit, et un aveuglement égal au vôtre? Car si vous êtes contraints d’avouer que les prophètes n’ont point cessé d’être ce qu’ils étaient, au milieu des supplices dont vous les avez tourmentés, ne deviez-vous pas à plus forte raison croire la même chose du Sauveur, qui avait tant de fois prédit sa mort, et qui, prévoyant cette fausse accusation que vous en pourriez concevoir, l’avait souvent détruite par ses actions et par ses paroles?

Aussi tous leurs artifices n’ont pu blesser en la moindre chose l’honneur et la réputation de Jésus-Christ. Ce fut alors même qu’un de ces deux voleurs, qui était crucifié avec le Sauveur, après avoir passé sa vie dans toutes sortes de crimes, mourut saintement en croyant en lui. Il publie sa gloire, lorsque les princes des prêtres s’efforcent de l’obscurcir, et il le reconnaît pour roi lorsqu’on le traite en esclave. Tout le peuple aussi pleure Jésus-Christ, et est touché de ses souffrances. Cependant on n’apercevait alors dans le Sauveur que des marques de faiblesse. Tout ce qui se passait alors ne pouvait former qu’une impression de son impuissance dans l’esprit de ceux qui ne pénétraient pas tes desseins de Dieu dans ce grand mystère. Et néanmoins Jésus-Christ a fait voir qu’il était Dieu, en mourant comme le dernier des hommes, et il a établi cette vérité par les choses mêmes qui paraissaient la devoir détruire.

Gravez, mes frères, dans le fond de votre coeur cette image de la patience de Jésus-Christ, afin qu’elle y étouffe tous les mouvements de la colère. Si vous sentez que vous commenciez à vous troubler, imprimez aussitôt sur vous le signe de cette croix du Sauveur. Repassez dans votre mémoire tout ce qu’il a souffert pour vous, et votre colère sera bientôt dissipée. Souvenez-vous des injures dont on a outragé le Fils de Dieu, et de tant de cruelles circonstances de son supplice. Pensez à ce qu’il est, et à ce que vous êtes, qu’il est votre Seigneur, et vous son esclave. Souvenez-vous que le Sauveur ne souffrait que pour les autres, et que vous souffrez pour vous-même. Qu’il souffrait de la part de ceux qu’il avait comblés de biens, et vous de ceux que vous avez peut-être maltraités. Qu’il souffrait des traitements si indignes à la vue de toute une ville, devant les Juifs et les étrangers, parlant à tous avec une douceur extrême; et que vous ne pouvez endurer la moindre insulte, dont il y aura deux ou trois témoins.

Les disciples mêmes du Sauveur (68) l’abandonnent, ce qui me paraît le plus grand de ses outrages. Ses amis le fuyaient, ses ennemis l’entouraient pendant son supplice, l’insultaient, l’injuriaient, se riaient, se moquaient, se raillaient de lui, les Juifs ét les soldats d’en haut et d’en bas et les voleurs de chaque côté. Car il est marqué que d’abord ils lui dirent tous deux des injures, mais que l’un ensuite l’adora comme Dieu, pendant que l’autre le blasphémait. Il semble que Dieu ait voulu encore ici prévenir la malice des hommes, et que les voulant empêcher de dire que ce qui est rapporté de ces deux hommes avait été inventé, et que ce voleur n’était point un véritable voleur, il ait permis que le bon larron blasphémât d’abord Jésus-Christ pour faire admirer davantage la manière si soudaine et si puissante dont Dieu lui toucha le coeur.

3. Que la pensée donc d’une si admirable patience excite en vous le désir de l’imiter. Car que pouvez-vous souffrir d’aussi cruel et d’aussi ignominieux que ce que votre maître a souffert pour vous? Quelqu’un vous a-t-il dit publiquement des injures? Elles ne peuvent être aussi horribles que celles qu’on a dites contre Jésus-Christ. Vous a-t-on outragé avec des fouets et des verges? Vous ne le pouvez être comme il l’a été, et on ne vous réduira point dans une nudité si honteuse. Vous a-ton donné un soufflet? Ce ne peut être avec des circonstances si outrageantes que celles que vous voyez ici. Considérez de plus, comme je viens de vous le dire, qui était celui qui souffrait ces choses, pour qui il les souffrait, et en quel temps il les souffrait.

Ce qui était encore plus insupportable, c’est que personne ne se plaignait d’une violence si extrême; personne n’ouvrait la bouche pour défendre son innocence, et pour blâmer ces injustices. Tout le monde conspirait à l’outrager, les bourreaux et les soldats, le peuple et les prêtres. On regardait Jésus-Christ comme un imposteur et un séducteur, et on se raillait de lui comme d’un homme qui ne pouvait se défendre, ni soutenir ses paroles par ses actions. Jésus-Christ n’opposait que son silence à tous ces outrages. Il souffrait tout avec une constance infatigable, pour nous apprendre jusqu’où doit aller notre patience.

Cependant un si grand exemple nous est inutile. Qu’un serviteur ait fait une chose qui nous déplaise, nous entrons en fureur. Nous sommes inexorables et sans pitié, lorsqu’on fait quelque chose contre nous, et nous sommes insensibles à tout ce qui se fait contre Dieu. Nous n’épargnons pas même nos propres amis. Que l’un d’eux nous blesse en quelque chose, nous ne le pouvons souffrir; qu’il nous méprise, nous devenons furieux. Il ne nous sert de rien de lire ou d’écouter la passion du Sauveur, de voir qu’un de ses disciples le trahit, que les autres l’abandonnent; que les Juifs à qui il avait fait tant de bien se déclarent contre lui; qu’on lui crache au visage, qu’un serviteur lui donne un soufflet, que les soldats l’outragent; que les prêtres l’insultent; que les voleurs le blasphèment, et que cependant il ne dit aucune parole d’aigreur, et qu’étant environné de tant de gens qui l’attaquent si cruellement, il ne les veut vaincre que par son silence.

Ceci nous apprend, mes frères, que plus nous aurons de douceur et de patience dans l’affliction, plus nous serons invincibles, et plus nous nous rendrons vénérables à tous les hommes. Qui n’admirerait cette paix où nous serons parmi les injures de ceux qui nous oppriment? Que si nous nous laissons aller à l’impatience, tout le monde au contraire nous méprisera. Car comme celui qui souffre avec constance paraît innocent, lors même qu’il est coupable, de même celui qui étant innocent témoigne de l’impatience dans ce qu’il souffre, semble justifier les maux qu’il endure, et ou le regarde comme un esclave de la colère, qui assujétit la noblesse de son âme à la tyrannie de sa passion. Celui qui est dans cet état a beau être libre; dès lors qu’il s’asservit à la colère, il est esclave, quand il aurait d’ailleurs mille serviteurs qui le regarderaient comme leur maître.

Vous me répondrez peut-être que celui contre qui vous vous emportez vous a offensé cruellement. Qu’importe? N’est-ce pas alors qu’il faut témoigner plus de vertu? Ne voyons-nous pas que les bêtes les plus furieuses ne nous font point de mal, lorsque nous ne les aigrissons pas, et qu’elles ne témoignent leur furie que contre ceux qui les attaquent et qui les irritent? Que si ‘vous vous trouvez dans la même disposition, ne pouvant retenir votre colère lorsqu’on vous a irrité, quel avantage avez-vous donc sur des bêtes? On peut dire même qu’elles en ont sur vous. Car d’ordinaire les hommes les attaquent les premiers, et leur colère n’est pas en leur pouvoir, parce qu’elles (69) sont emportées par leur instinct destitué de raison, et par l’impétuosité de la nature. Mais quelle excuse vous reste-t-il à vous qui, étant homme, agissez en bête?

Car quel mal vous a-t-on fait? vous a-t-on ravi votre bien? C’est ce qui devrait vous donner de la joie, puisqu’en souffrant cette perte elle vous sera très-avantageuse et que vous en recevrez plus de bien qu’on ne vous en ôte. Vous a-t-on méprisé? A quoi se réduit ce mépris? En êtes-vous moins que vous n’étiez si vous avez un peu de vertu pour le souffrir? Si vous ne souffrez donc en cela aucun mal qui soit véritable, pourquoi vous fâchez-vous contre une personne qui, bien loin de vous nuite, vous a fait du bien? Ne savez-vous pas que l’honneur et l’estime rendent encore plus faibles ceux qui sont lâches, et que le mépris rend encore plus forts ceux qui sont forts? Les traitements injurieux abattent les tièdes et les négligents, mais les louanges leur nuisent. Car si nous pesons les choses dans une juste balance, nous trouverons que ceux qui nous blâment ne servent qu’à accroître notre vertu et notre mérite, et qu’au contraire ceux qui nous louent ne peuvent nourrir que notre complaisance et notre orgueil, qui est la source de tous les maux.

Nous pouvons remarquer la vérité de ce que je dis dans la manière dont les pères se conduisent envers leurs enfants. lis craignent de les louer, et ils leur font souvent des réprimandes, de peur qu’ils ne s’affaiblissent et qu’ils ne se relâchent par les louanges qu’ils leur donneraient. Les maîtres agissent aussi tous les jours de la même manière à l’égard de leurs disciples. C’est pourquoi s’il était permis à un chrétien d’avoir de l’aversion pour quelqu’un, il en devrait plutôt avoir pour ceux qui le louent et qui le flattent, que pour Ceux qui l’offensent et le décrient. Les flatteries sont bleu plus dangereuses que les injures, et si nous ne veillons bien sur nous, il est beaucoup plus aisé de nous y laisser surprendre. C’est pourquoi il faut que celui qui ne se laisse point toucher par l’honneur et par les louanges, ait une grandeur d’âme et de piété tout à fait rare, et il doit attendre de Dieu une récompense toute extraordinaire.

C’est un miracle bien plus grand de voir un homme qui ne se trouble point lorsqu’on le blesse dans son honneur, que d’en voir un autre qui ne tombe point lorsqu’on le frappe dans son corps. Mais le moyen, dites-vous, que je sois insensible à l’outrage? Vous le ferez si, lorsqu’on vous offense, vous avez aussitôt recours au signe de la croix et si vous l’imprimez sur votre coeur; si vous êtes chrétien, vous ne pouvez vous souvenir de ce que Jésus-Christ a souffert pour vous, sans oublier ce que vous souffrez. Ne vous arrêtez pas aux injures que vous fait cet homme; pensez aux biens que vous en recevrez. C’est ainsi que vous cesserez bientôt de vous fâcher contre lui, et que vous passerez à des sentiments de douceur et de bonté. Je dis plus, mes frères, craignez Dieu, que sa crainte vous soit toujours présente, qu’elle soit gravée dans le fond de votre coeur et elle vous rendra doux et paisibles.

4. Que l’exemple aussi de vos domestiques vous avertisse continuellement de votre devoir. Considérez, lorsque, vous leur faites quelque-fols des réprimandes, quel silence ils gardent alors, et que cela vous apprenne que ce n’est pas une chose qui vous soit si difficile que de vous taire lorsque les autres vous offensent. Vous apprendrez ainsi à condamner vos emportements, vous reconnaîtrez avec douleur dans la plus grande chaleur de votre colère que vous faites mal, et vous vous accoutumerez peu à peu à devenir comme insensible lorsqu’on vous outrage et qu’on vous fait des insultes. Souvenez-vous que celui qui s’emporte contre vous n’est plus maître de lui-même; qu’il est comme un homme qui a perdu l’esprit et vous n’aurez plus de peine à souffrir toutes ses injures.

Combien de fois les possédés nous frappent-ils? Et cependant, bien loin de nous en fâcher, nous n’avons pour eux que de la compassion et de la tendresse. Faites de même, mes frères, ayez pitié de celui qui vous dit des injures. Il est dévoré par la colère comme par une bête furieuse et déchiré par un monstre terrible qui est le démon. Hâtez-vous de délier un homme qui est si misérablement tourmenté et qui par une passion si courte se cause une mort qui ne finira jamais. Cette maladie est si violente, qu’en un moment elle perd celui qu’elle possède. De là vient celte parole : Le moment de sa fureur est le moment de sa chute. Car c’est ce qu’il y a de particulier et d’épouvantable dans cette passion. Elle ne peut pas durer longtemps. Et cependant dans le peu qu’elle dure elle cause des maux presque irréparables. Si sa durée (70) égalait sa violence, personne n’y pourrait résister. Je voudrais vous pouvoir représenter l’état

d’un homme qui dans la colère en offense un autre, et l’état de celui qui souffre en paix cette injure, et vous faire voir à nu le coeur de l’un et de l’autre. Vous verriez que l’âme du premier est comme une nuée au milieu de la tempête et que celle du dernier est comme un port toujours calme et toujours tranquille. Les esprits de malice et les princes de l’air ne troublent jamais la paix de son âme. Comme celui qui fait une injure n’a point d’autre but que d’irriter celui qu’il offense, lorsqu’il s’aperçoit qu’il est hors d’atteinte et hors de prise, il quitte bientôt sa mauvaise humeur pour rentrer dans la douceur et dans la paix.

Il est impossible que, tôt ou tard, celui qui s’est mis en colère ne se repente de son emportement et de ses excès. Quand même sa colère serait juste, il faudrait nécessairement qu’il témoignât son mécontentement contre quelqu’un; n’est-il pas plus aisé et plus sûr de le faire sans passion et sans chaleur et d’une manière dont on puisse se repentir? Hélas! si nous voulons nous conserver dans nous-mêmes un trésor de biens, il ne tiendra qu’à nous avec la grâce de Dieu de le posséder avec assurance et d’y trouver notre véritable gloire. Notre malheur est que nous cherchons la gloire des hommes. Si nous avions soin de nous honorer nous-mêmes, personne ne pourrait nous déshonorer; mais si nous nous déshonorons nous-mêmes, quand tout le monde nous accablerait de louanges, nous n’en serions pas plus estimables. Comme nul ne nous peut rendre vicieux, si de nous-mêmes nous ne nous portons point au vice; ainsi nul ne nous peut déshonorer à moins que nous nous déshonorions nous-mêmes.

Supposons qu’un homme d’une piété admirable soit regardé de tout le monde comme un méchant, comme un voleur, comme un scélérat plongé dans les plus grands crimes, sans qu’il soit touché de ces impostures, quel mal recevra-t-il de tous ces faux bruits? Mais, dites-vous, tout le monde parle mal de lui. — Il est vrai, mais toutes ces paroles mie peuvent atteindre jusqu’à lui. Ce sont ceux qui sèment ces faux bruits, qui se déshonorent eux-mêmes, en jugeant si mal d’un homme si parfait. Si quelqu’un publiait que le soleil n’est pas une source de lumière, à qui ferait-il tort, à soi-même ou au soleil? Croirait-on sur sa parole que le soleil ne serait plus lumineux, et ne croirait-on pas plutôt que lui-même ne serait pas sage? Ainsi, lorsque les méchants accusent les bons, leurs calomnies sont leur propre condamnation et la gloire de ceux qu’ils condamnent.

Faisons donc tous nos efforts, mes frères, pour purifier notre vie de telle sorte que nous ne donnions aucune prise sur nous à la médisance et à l’imposture. Mais si, nonobstant toutes ces précautions, l’envie et la passion déchirent notre innocence, ne nous laissons point aller à la tristesse, et tâchons de n’en être point touchés. Que le juste soit tant décrié que l’on voudra, il sera toujours juste, et il ne cessera point d’être ce qu’il est. Mais ceux qui se laissent aisément engager dans ces faux soupçons, se percent le coeur d’une plaie mortelle. Que le méchant au contraire soit tant loué que l’on voudra, toute cette estime ne servira qu’à le confirmer dans sa méchanceté, et qu’à attirer’ sur lui de plus grands supplices. Car lorsqu’un méchant homme passe dans le monde pour ce qu’il est, cette diffamation publique peut quelquefois l’humilier et le faire rentrer en lui-même : mais lorsque son péché demeure couvert, il l’oublie lui-même, et il tombe dans l’endurcissement. Car si ceux qui sont dans le crime sont touchés à peine lorsque tout le monde les condamne, comment reviendront-ils de leur égarement, lorsque, bien loin d’être blâmés, ils trouveront des approbateurs de leurs injustices et de leurs excès? Ne savez-vous pas que c’est ce que saint Paul blâmait daims les Corinthiens? Ne voyez-vous pas avec quelle force il les reprend non-seulement de ce qu’ils ne permettaient pas que l’incestueux reconnût son crime, mais même de ce qu’en le soutenant et en l’honorant, ils le poussaient encore en de plus grands maux?

C’est pourquoi, mes frères, je vous conjure de vous élever également au-dessus des louanges et des injures, et de n’avoir nul égard aux faux rapports et aux vains soupçons. Travaillons seulement à faire en sorte que notre conscience nous rende un bon témoignage devant Dieu, et que notre vie soit pure à ses yeux. Car ce sera ainsi que nous pourrons mériter, et dans ce monde et dans l’autre, une gloire solide et véritable, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (71)

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