Matthieu 28, 11-20
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Matthieu 28, 11-20

HOMÉLIE XC. 

« APRÈS QU’ELLES FURENT PARTIES, QUELQUES-UNS DES GARDES VINRENT DANS LA VILLE ET RAPPORTÈRENT TOUT CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES. CEUX-CI SE RÉUNIRENT AVEC LES ANCIENS ET AYANT TENU CONSEIL, ILS DONNÈRENT UNE GRANDE SOMME D’ARGENT AUX SOLDATS, EN LEUR DISANT: DITES QUE SES DISCIPLES SONT VENUS DURANT LA NUIT LORSQUE VOUS DORMIEZ, ET ONT DÉROBÉ SON CORPS». (CHAP. XXVIII, 11, 12, 13, JUSQU’A LA FIN.) 

ANALYSE

1 et 2. La nouvelle de la résurrection de Jésus-Christ est apportée aux princes des prêtres et aux anciens. — Moyens qu’ils emploient pour tromper encore une fois le peuple. — Dernières paroles de Jésus-Christ à ses apôtres ; il les envoie évangéliser le monde.

3 et 4. Combien tout ce que Dieu nous commande est facile à exécuter. — Que c’est cette facilité qui sera cause que nous serons plus châtiés au jour de son jugement. — Que l’avarice corrompt tout. — Du martyre des riches et de la vanité des richesses. — Que le christianisme inspire l’amour de la pauvreté.

 

1. Ces grands tremblements de terre ne se firent que pour étonner les soldats, afin qu’ils rendissent témoignage de ce qu’ils avaient vu, comme ils le firent en effet. Rien n’était moins suspect que cette sorte de témoignage que les gardes mêmes rendaient à la vérité de la résurrection du Sauveur. Car une partie de ces prodiges se faisaient alors à la vue de toute la terre; et les autres se passent en particulier en présence d’un petit nombre de personnes. Les miracles qui se firent devant tout le monde furent les ténèbres et l’obscurcissement du soleil; les autres plus particuliers furent le tremblement de terre auprès du sépulcre et tout ce qui fut fait ou qui fut dit par les anges.

Lors donc que les gardes furent venus dans la ville, et qu’ils eurent rapporté aux princes des prêtres tout ce qui s’était passé au sépulcre du Sauveur (grande gloire pour la vérité, puisqu’elle eut pour témoins ses ennemis mêmes), ces prêtres leur donnèrent encore une grande somme d’argent, afin qu’ils publiassent partout que ses disciples étaient venus, et qu’ils avaient dérobé son corps. Mais, aveugles et insensés que vous êtes, comment les disciples ont-ils pu faire ce larcin? Comment osez-vous opposer une opiniâtreté si stupide et si grossière à une vérité si évidente, sans qu’il vous reste le moindre prétexte pour colorer tant soit peu vos mensonges et vos impostures? Car comment les disciples ont-ils pu dérober le corps de leur Maître? Comment serait-il possible que des hommes sans science, sans nom, sans appui , qui étaient alors si frappés de crainte qu’ils n’osaient pas même paraître, eussent jamais pensé à former une entreprise si hardie? Ce tombeau n’était-il pas scellé? N’était-il pas environné des gardes, des soldats et des Juifs, qui se défiaient de cela même, qui n’étaient là que pour empêcher cet accident, qui veillaient avec soin, et qui n’oubliaient rien pour se défendre de cette surprise?

Mais par quel motif ces disciples auraient-ils voulu dérober ce corps? Aurait-ce été afin d’établir par cet artifice la croyance de la résurrection de leur Maître dans toute la terre? Comment ce dessein aurait-il pu tomber dans l’esprit de pauvres gens qui se trouvaient trop heureux de pouvoir vivre dans un lieu secret et de demeurer inconnus à tous les hommes? Comment auraient-ils pu exécuter ce dessein quand ils l’auraient eu, sans être découverts? Quand ils auraient été assez résolus pour mépriser la mort, comment auraient-ils osé entre. prendre de forcer tant de gardes et de gens armés? Mais ce qui était arrivé un peu auparavant, nous assure beaucoup plus de leur (86) timidité que de leur hardiesse. Car ils ne virent pas plutôt leur Maître pris qu’ils s’enfuirent tous. Si donc lorsqu’il était encore en vie ils tremblent de peur et l’abandonnent, comment oseront-ils après sa mort attaquer tant de gardes pour se saisir de son corps? Il ne s’agissait pas seulement d’avoir quelque adresse pour ouvrir et pour faire entrer secrètement un homme dans le tombeau. Car l’entrée en était bouchée par une grosse pierre, qui n’aurait pu être remuée que par un grand nombre d’hommes.

Les princes des prêtres avaient donc bien raison de dire « que cette dernière erreur serait pire que la première », et ils le disaient contre eux-mêmes, puisque, au lieu de devenir plus sages après tant de crimes, ils en ajoutaient un qui était le couronnement des autres. Ils ajoutent malice sur malice. Ils ont acheté le sang de Jésus-Christ avec de l’argent. Ils veulent acheter de même avec de l’argent l’imposture qui doit combattre et étouffer s’il se peut la vérité de la résurrection.

Considérez, je vous prie, comment ils tombent partout dans leurs propres piéges. Car s’ils ne s’étaient adressés à Pilate, s’ils n’avaient demandé des gardes, ils auraient pu avec plus de vraisemblance faire courir dans le monde tous ces faux bruits. Mais, après tant de précautions qu’ils ont prises, ils ne le pouvaient plus. Ainsi donc, ils ont eu soin de faire eux-mêmes tout ce qu’il fallait pour se fermer la bouche à eux-mêmes et pour rendre leur imposture sans effet et sans vraisemblance. Car si les plus fidèles et les plus ardents de ses disciples n’ont pas pu même veiller avec lui lorsqu’il les y exhortait et qu’il les reprenait de leur négligence, comment ces mêmes hommes auraient-ils pu être si vigilants et si résolus, après l’avoir vu mourir sur une croix? Que s’ils avaient pu avoir le dessein de dérober ce corps, pourquoi ne le firent-ils pas lorsqu’il n’y avait point encore de gardes auprès du sépulcre, et qu’ils pouvaient le faire sans s’exposer? Car les prêtres ne s’adressèrent à Pilate pour lui demander des gardes que le jour du sabbat, et le sépulcre était demeuré seul toute la nuit précédente.

2. Mais que direz-vous de ces suaires qui étaient pleins de parfums, que saint Pierre vit dans le sépulcre? Si les apôtres avaient dérobé le corps, ne l’auraient-ils pas fait emporter avec tous ces linges, non-seulement par le respect qui les aurait empêchés de le mettre à nu, mais encore par l’appréhension d’être trop longtemps à les défaire et de donner lieu aux soldats de se réveiller; et d’autant plus que ce parfum de myrrhe, dont on avait oint le corps mort, s’attache très fortement aux corps et à toutes les choses où on l’applique. Ainsi les apôtres auraient dû être longtemps à défaire ces linges et à les séparer du saint corps. Il est donc de la plus claire évidence que toute cette fable de l’enlèvement du corps n’a pas la moindre ombre de vraisemblance. De plus, les apôtres ne savaient-ils pas jusqu’où allait la fureur des Juifs et qu’après avoir tué leur Maître ils eussent tourné contre eux toute leur rage? Et enfin que pouvaient-ils gagner à cette feinté, si leur Maître n’avait été véritablement ressuscité?

Les Juifs donc qui avaient concerté entre eux toute cette intrigue et cette imposture, donnèrent une grande somme d’argent aux soldats, afin qu’ils ne les démentissent pas: « Publiez», leur disent-ils, « que ses disciples sont venus durant la nuit comme vous dormiez et ont dérobé son corps ».

« Et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous tirerons de peine (44) ». Ils voulaient donc qu’on répandît ce bruit partout, et ils s’imaginaient qu’ils étoufferaient ainsi la vérité de la résurrection de Jésus-Christ. Mais ils l’autorisent au contraire malgré eux, et ils l’affermissent sans le savoir. Car ce faux bruit qu’ils font courir que les disciples du Sauveur sont venus enlever son corps, est ce qui prouve péremptoirement qu’il est véritablement ressuscité, puisqu’ils déclarent eux-mêmes que son corps ne se trouve plus dans le sépulcre. Car la pierre si bien scellée, la présence des gardes et la timidité des apôtres font assez voir que cet enlèvement n’est qu’une fable, et que la résurrection qu’on veut étouffer est très-constante et très-assurée. Cependant ils ne rougissent de rien, et quoique tant de preuves différentes les convainquent d’imposture, ils ne laissent pas de dire à ces gardes : « Publiez  partout que ses disciples sont venus durant  la nuit lorsque vous dormiez, et qu’ils ont « enlevé son corps; et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous « tirerons de peine ». Ainsi vous voyez que tous ces hommes étaient des imposteurs et des gens sans conscience, Pilate lui-même, (8) puisqu’il se laissa persuader, les soldats et tous les Juifs. Mais il ne faut pas s’étonner que des soldats se soient laissé gagner par de l’argent, puisqu’un des disciples du Sauveur l’a vendu pour un peu d’argent.

« Les soldats ayant reçu l’argent firent ce qu’on leur avait dit; et ce bruit qu’ils firent courir est commun encore aujourd’hui parmi les Juifs (15) ». J’admire encore ici la sincérité des évangélistes qui ne rougissent point de dire cela, et d’avouer que ce faux bruit a prévalu contre toutes leurs prédications et s’est confirmé de plus en plus par la succession des temps parmi les Juifs.

« Or, les onze disciples s’en allèrent en Galilée sur la montagne où Jésus leur avait commandé de se trouver. Et le voyant ils l’adorèrent. Quelques-uns aussi furent dans le doute (16) ». Il me semble que ce fut ici la dernière apparition de Jésus-Christ qui arriva en Galilée, lorsque Jésus-Christ envoya ses apôtres dans tout l’univers pour convertir et pour baptiser les hommes. Et je vous prie encore d’admirer ici la véracité des évangélistes qui ne cachent rien de tous les défauts que les apôtres firent paraître jusqu’au dernier jour. Mais si quelques-uns étaient dans le doute, cette dernière apparition les rassura et les confirma entièrement.

Que leur dit donc Jésus-Christ, lorsqu’il les vit assemblés? « Et Jésus s’approchant leur dit: Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre (17) ». Il leur parle encore en quelque sorte humainement, parce qu’ils n’avaient pas reçu le Saint-Esprit qui devait élever leurs âmes : « Allez donc et instruisez tous les « peuples, les baptisant au nom du Père, du e Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à« observer toutes les choses que je vous ai commandées (18) ». Ce qu’il entend et des maximes de la foi et des règles de la morale. Il ne leur dit pas un seul mot des Juifs, et il ne leur parle point de tout ce que ce peuple venait de faire contre sa personne. Il ne reproche point non plus à saint Pierre son triple renoncement; il ne se plaint point de la fuite et de l’abandonnement des autres. Il leur commande seulement d’aller dans tout le monde, et il leur donne en abrégé toute la doctrine qu’ils doivent prêcher, en baptisant les hommes, en leur disant : « Qu’ils leur apprennent à observer toutes les choses qu’il leur a commandées », et pour rassurer leurs esprits dans la frayeur que ces grands commandements leur pouvaient causer, il ajoute ces paroles: « Et voilà, je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles (19) ». Considérez encore ici, mes frères, la grandeur et la souveraine puissance du Fils de Dieu. Voyez aussi comment, en parlant à ses apôtres, il continue de condescendre à leur faiblesse. Il proteste qu’il sera lui-même toujours non-seulement avec eux, mais encore avec tous ceux qui doivent croire un jour en lui. Les apôtres ne devaient pas vivre jusques à la fin du monde, et c’est visiblement à tous les fidèles qu’il parle, qu’il regarde comme un seul corps. Ne m’objectez donc point, leur dit-il, la difficulté des choses que je vous ordonne, parce que je suis avec vous, et que je vous rendrai tout facile. C’est la parole et la promesse dont il rassurait aussi autrefois ses prophètes, et on voit qu’il dit à Jérémie, qui lui représentait son enfance, à Moïse et à Ezéchiel, qui hésitaient à suivre ses ordres : « Je vous assure que je suis avec vous ».

Mais quelle différence voyons-nous ici entre les apôtres et les prophètes? Les prophètes s’excusent, lorsqu’on ne les envoie prêcher qu’à un seul peuple, et les apôtres, ne font point ces difficultés, lorsqu’on les envoie dans tout l’univers. Il leur parle, et il les fait à dessein souvenir de la fin du monde et « de la « consommation des siècles », afin de les attirer à lui, et de les empêcher de considérer seulement les maux qu’ils souffriraient sur la terre, mais de penser encore aux biens du ciel. Il semble qu’il leur dise par cette parole:

Les maux dont vous serez affligés se termineront dans cette vie, puisque le monde même verra sa fin; mais les biens dont je vous ferai jouir ensuite seront éternels, comme je vous l’ai déjà souvent promis. Ainsi, après les avoir fortifiés et rassurés par cette promesse, et leur avoir rappelé dans l’esprit ce dernier jour, il les quitte et il se retire dans le ciel. Ce jour est sans doute l’objet des voeux de tous les bons, comme il est le sujet de la crainte et de la terreur de tous les méchants, parce qu’ils y entendront l’arrêt éternel et irrévocable de leur condamnation. Mais ne nous contentons pas, mes frères, de regarder ce jour avec frayeur. Préparons-nous-y pendant que nous en avons le temps, en réglant toute notre vie, et en renonçant à tous nos désordres. Nous le pouvons si nous le voulons. Car si tant de personnes l’ont fait avant la grâce du Sauveur et (88) de l’Evangile, combien plus le peut-on faire après un si grand secours?

3. Et enfin, qu’est-ce que Dieu nous commande de si pénible? Nous ordonne-t-il de couper les montagnes, de voler dans l’air, et de traverser les mers’? Il nous ordonne au contraire des choses si faciles, que nous n’aurons point besoin pour les exécuter d’aucune chose qui soit hors de nous; mais seulement d’une volonté pleine et d’une affection sincère. Qu’avaient les apôtres de tous les biens extérieurs, lorsqu’ils faisaient de si grandes choses? Avaient-ils plus d’un habit? N’avaient-ils pas les pieds nus, lorsqu’ils parcouraient toute la terre, et n’étaient-ils pas en cet état plus forts que tous les hommes et tous les démons?

Qu’y a-t-il de si difficile dans ces préceptes de Jésus-Christ? N’ayez point d’ennemis, ne haïssez personne, ne parlez point mal de votre frère, puisqu’au contraire ce sont les choses opposées à ces préceptes qui sont pénibles et laborieuses. Mais il a commandé aussi, dites-vous, de renoncer à nos biens. Trouvez-vous donc cela fort pénible? Je vous réponds même qu’il ne l’a pas commandé absolument : il ne l’a que conseillé. Mais quand il en aurait fait une loi expresse, est-ce une chose fort difficile de ne se point charger d’un fardeau, de ne le point porter partout avec soi, et de se débarrasser de tous les soins et de toutes les inquiétudes qui l’accompagnent?

Mais, ô détestable enchantement de l’avarice! l’argent aujourd’hui tient lieu de tout. De là vient cette corruption et cette confusion générale qui est dans le monde. Sion dit qu’un homme est heureux, on parle aussitôt de son bien. Si on en pleure un autre comme malheureux, on le plaint tout d’abord de ce qu’il est pauvre. Toutes nos conversations se passent à dire de quelle manière un tel s’est enrichi, et qu’un autre s’est appauvri. Si un homme pense à prendre l’épée ou à se marier, ou à s’engager dans un emploi, il considère d’abord s’il y trouvera son intérêt et s’il pourra s’y enrichir. Puis donc, mes frères, que nous nous trouvons ici assemblés dans le temple de Dieu, tâchons de trouver quelques remèdes pour guérir une maladie si dangereuse.

Ne rougissons-nous point, lorsque nous pensons à la vertu de nos pères, de cès premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes? Lorsque trois mille eurent été convertis en une seule prédication, et cinq mille en une autre, ils vivaient ensemble, et ils possédaient tout en commun. Quel avantage pouvons-nous véritablement tirer de cette vie passagère, si nous ne nous en servons pour acquérir celle qui ne finira jamais? Jusqu’à quand serez-vous misérables, et n’étoufferez-vous point enfin ce monstre de l’avarice qui vous a dominés jusqu’à cette heure? Jusqu’à quand ne soupirerez-vous point après votre liberté, et ne ferez-vous point cesser tous ces commerces honteux? Si vous étiez devenus les esclaves d’un homme, il n’y aurait rien que vous ne fissiez s’il vous promettait la liberté; et lorsque vous êtes les esclaves de l’avarice, vous ne pensez pas même à vous en délivrer. Et cependant, si l’on pèse ces deux sortes de servitude, la première n’est rien en comparaison de la seconde.

Considérez à quel prix Jésus-Christ vous a rachetés. il a répandu tout son sang, il a donné sa propre vie : et après cela vous rampez à terre, vous ne respirez que la terre, vous êtes esclaves, et ce qui est encore plus insupportable, vous faites vanité de votre servitude; vous révérez vos chaînes, et vous faites les délices de votre coeur de ce qui devrait être l’objet de votre aversion et de votre haine. Mais puisqu’il ne suffit pas de condamner un vice, si on n’en propose aussi le remède, considérons, je vous prie, d’où vient que vous avez tant d’ardeur pour acquérir de l’argent. N’est-ce pas parce que le bien procure l’honneur et la sécurité? Mais quelle est cette sécurité? Est-ce parce que nous serons assurés de n’avoir jamais faim ni froid, et de ne tomber point dans le mépris? Si donc je vous promets tout cela sans être riche, cesserez-vous d’aimer les richesses? Car si vous trouviez sans avoir de bien tout ce que vous pourriez espérer en en possédant, quel sujet ,vous resterait-il d’en rechercher?

Vous me demanderez peut-être comment il pourra se faire que vous ayez ce que vous désirez, sans néanmoins être riche. Et moi je vous demande, au contraire, comment un riche peut avoir cette paix et cette sécurité que vous cherchez. Car il faut nécessairement qu’il flatte les grands et les petits, qu’il dépende d’une infinité de personnes, qu’il s’assujétisse honteusement à ceux dont il a affaire, qu’il soit agité de soins, d’inquiétudes et de soupçons, et qu’il appréhende sans cesse l’oeil des envieux, la langue des médisants et les (89) entreprises des avares. La pauvreté n’est point exposée à toutes ces peines et à tous ces périls. C’est un asile inviolable; c’est un port assuré, c’est l’épreuve de la vertu et de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges.

Ecoutez donc, mes frères, ce que je m’en vais vous dire. Ce n’est point un mal que de .n’être pas pauvre, mais c’est un mal que de ne vouloir pas être pauvre. Ne considérez plus la pauvreté comme un mal, et elle ne sera plus un mal pour vous. Car tout le mal qu’on y trouve ne vient pas de ce qu’elle est naturellement, mais de la faiblesse et de l’imagination des hommes lâches, Quand je dis que la pauvreté n’est point un mal, je dis trop peu, et j’ai honte moi-même d’en parler si bassement. Car si vous avancez un peu dans la vertu et dans la sagesse chrétienne, vous trouverez que non-seulement la pauvreté n’est pas un mal, mais qu’elle est la source de tous les biens. Que si quelqu’un vous offrait d’un côté l’empire, les grandes charges, les richesses et toutes les délices du monde, et de l’autre la pauvreté, et qu’il vous obligeât de choisir l’un ou l’autre, je ne doute point que vous ne fussiez prêts à embrasser la pauvreté de tout votre coeur, si vous aviez une fois connu les trésors et les plaisirs célestes qu’elle renferme.

4. Je sais que plusieurs se moquent de moi, en m’entendant parler de la sorte; mais je ne m’en étonne pas : je vous conjure seulement de m’écouter avec patience, et je m’assure que vous serez bientôt de mon sentiment. Je ne puis mieux comparer la pauvreté qu’à une vierge extrêmement modeste et d’une admirable beauté, et l’avarice à quelqu’une de ces femmes monstrueuses comme Scylla, ou bien à l’hydre, ou bien à ces autres monstres qui sont dans les poètes. Ne m’alléguez point ici ceux qui accusent et qui détestent leur pauvreté, mais plutôt ceux qui en l’honorant se sont honorés eux-mêmes. C’est elle qui a toujours été aimée du saint prophète Elie, qui l’a nourri par un corbeau, et qui l’a fait enfin monter dans le ciel dans un char de feu. C’est elle qui a rendu son disciple Elisée non moins illustre que lui. C’est elle qui a fait admirer saint, Jeun-Baptiste de tous les Juifs, et qui a été la gloire de tous les apôtres. Achab, au contraire, Jézabel, Giesi, Judas, Néron et Caïphe, ont été idolâtres des richesses, et leur avarice sera pour jamais leur condamnation et leur honte.

Mais ne relevons pas seulement ceux qui se sont signalés par l’amour de la pauvreté , jetons les yeux sur la pauvreté même, et considérons l’excellente beauté de cette vierge. L’oeil de l’avarice n’est jamais tranquille. Ou l’intempérance l’altère, ou l’envie le trouble, ou la fureur l’agite. Mais l’oeil de la pauvreté est toujours pur, toujours agréable, et toujours paisible ; il n’a d’aversion pour personne, il est doux, Il est accessible, il est favorable à tout le monde. L’avarice au contraire est toujours inquiète. Car partout où est l’amour de l’argent, là se trouve aussi la source de la haine et de l’inimitié , des guerres et des querelles. La bouche de l’avarice est pleine d’injures et de médisances; son coeur est rempli d’orgueil et de fiel, et son esprit d’artifices et de fourberies. Au contraire la langue de la pauvreté est toujours chaste et toujours modeste. Elle n’ouvre la bouche que pour rendre à Dieu des actions de grâces, que pour bénir les hommes, et pour leur parler avec une douceur humble, avec une estime respectueuse, avec une complaisance discrète, et avec une affection tendre et charitable. Si vous considérez tout le reste de son corps, vous y verrez une admirable proportion, et vous conclurez que la pauvreté est une vierge d’une pureté admirable et d’une parfaite beauté, et que l’avarice au contraire est un monstre par sa difformité et par sa laideur. Que si après tous ces avantages de la pauvreté, le monde néanmoins en a tant d’aversion, il ne faut pas s’en étonner, puisque les insensés ont la même horreur de toutes les autres vertus.

Mais vous m’objectez que le pauvre tous les jours est outragé par le riche. Et moi je vous réponds que c’est là un des grands avantages de la pauvreté. Car lequel des deux est le plus heureux de celui qui fait une injure ou de, celui qui la souffre? N’est-il pas visible que c’est celui qui la souffre courageusement? C’est donc l’avarice qui porte les hommes à outrager leurs frères, et c’est la pauvreté qui les porte à souffrir chrétiennement ces outrages. Cependant, me direz-vous, on voit le pauvre endurer la faim. Il est vrai; saint Paul l’a soufferte aussi. Il ne trouve point, ajoutez-vous, un lieu de retraite. Avez-vous oublié que Jésus-Christ lui-même n’avait pas non plus où reposer sa tête? Considérez jusqu’où s’élève la gloire de la pauvreté, jusqu’où elle vous fait monter. Elle vous associe à Jésus-Christ, elle vous rend l’imitateur de Dieu même. (90)

Si l’or était une bonne chose, Jésus-Christ en aurait fait avoir à ses disciples qu’il a voulu enrichir du plus excellent de tous les dons. Mais nous voyons au contraire que, bien loin de leur en donner , il leur a défendu d’en avoir. C’est pourquoi nous voyons que saint Pierre, non-seulement ne rougit pas de sa pauvreté, mais qu’il en fait toute sa gloire, lorsqu’il dit hardiment : « Je n’ai ni or ni argent; mais je vous donne ce que j’ai». (Act. III, 4.) Qui de vous, mes frères, ne souhaiterait de pouvoir dire une semblable parole? Je crois qu’il n’y en a pas un qui ne le désirât avec ardeur. Jetez donc cet or, renoncez à ces richesses.

Mais quand j’aurai fait cela, me direz-vous, aurai-je la même puissance que saint Pierre? Je vous prie de me dire ce qui a rendu saint Pierre heureux : Est-ce parce qu’il a fait marcher droit un boiteux? Nullement, mais c’est parce qu’en foulant aux pieds tout le monde, il s’est acquis la gloire que Dieu nous promet.

Ne savons-nous pas que plusieurs ont fait aussi bien que lui des miracles, et qu’ils sont néanmoins tombés dans l’enfer; mais que ceux qui ont été comme lui pauvres sur la terre, sont devenus comme lui des rois dans le ciel?

C’est ce que nous apprenons des paroles mêmes de saint Pierre que nous venons de rapporter. Car il dit deux choses : « Je n’ai ni or ni argent; et, au nom de Jésus-Christ, levez-vous et marchez ». Laquelle de ces deux choses a rendu cet apôtre si heureux? Est-ce de faire marcher droit un boiteux, ou d’avoir renoncé à tout? Consultons Jésus-Christ, et qu’il soit lui-même notre juge. Il ne commanda point à celui qui lui demandait le moyen d’acquérir la vie éternelle, de faire marcher droit les boiteux, mais il lui dit : « Vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et venez me suivre; et vous aurez un trésor dans les cieux ». Et saint Pierre ne dit pas non plus à Jésus-Christ, quoiqu’il le pût : Nous avons chassé les démons en votre nom, mais : « Nous avons tout quitté, et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en aurons-nous »? Et Jésus-Christ ne lui répond pas: Celui qui fera marcher droit les boiteux, mais : «Celui qui à cause de moi et de l’Evangile quittera ses maisons et ses terres, recevra le centuple dans ce monde, et la vie éternelle dans l’autre ».

Imitons donc ce saint apôtre, mes frères, afin que nous ne soyons point confondus au dernier jour, que nous puissions nous tenir avec confiance devant le tribunal du souverain Juge : et que Jésus-Christ « demeure toujours avec nous », comme il est toujours demeuré avec les apôtres, selon la promesse qu’il leur en a fait dans l’Evangile. Il sera assurément avec nous si nous voulons imiter ces saints qui l’ont imité, et prendre leur vie pour le modèle de la nôtre. C’est pour cela que le Sauveur vous donnera des louanges; c’est pour cela qu’il vous récompensera : et il ne vous demandera point compte de ce que vous n’aurez ni redressé les boiteux, ni ressuscité les morts. Ce ne seront point ces miracles, mais ce sera le renoncement à tous les biens de ce monde, qui vous rendra semblable à saint Pierre.

Mais vous me direz que vous ne pouvez pas quitter votre bien. Je n’exige point cela de vous : Je ne vous fais point de violence sur ce point. Tout ce que je vous demande, c’est que vous en fassiez part aux pauvres, que vous le leur donniez peu à peu, et que vous n’en reteniez pour vous que ce qui vous est absolu-ment nécessaire. C’est ainsi que vous jouirez d’une grande paix dans cette vie, et de la gloire dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

FIN DU COMMENTAIRE SUR L’EVANGILE DE SAINT MATTHIEU.

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