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HOMÉLIE LVI« JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QUIL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QUILS NAIENT VU LE FILS DE LHOMME VENIR EN SON RÈGNE». (CHAP. XVI, 28, JUSQUAU VERSET 10 DU CHAP. XVII.) ANALYSE 1. La Transfiguration. 2. Pourquoi Moïse et Elie sont présents à la Transfiguration? 3. Paroles et sentiments de saine Pierre pendant la Transfiguration. 4. La gloire de la Transfiguration si brillante quelle fût, nétait cependant quun rayon de la gloire du dernier avènement. De létat où seront alors les justes et les réprouvés. 5 et 6. Combien il est facile de pratiquer la vertu ; et combien on a de peine pour faire le mal. Contre lusure. Bassesse et cruauté des usuriers.
1. Nous avons vu jusquici , mes frères, que Jésus-Christ a beaucoup entretenu ses disciples de ses souffrances, de sa passion et de sa mort; et quil leur a prédit les maux quils endureraient eux-mêmes et la mort violente quon leur ferait souffrir un jour. Cest pourquoi, après leur avoir dit des choses si dures et si fâcheuses, il tâche de les consoler ensuite. Et comme ces maux dont il leur parlait étaient présents, et que les biens quil leur promettait nétaient encore quen espérance, lorsquil leur disait : « Quils sauveraient leur âme en la perdant, et quil viendrait dans la gloire de son Père pour distribuer les récompenses » ; il veut par avance rendre leurs yeux témoins de cette gloire, et leur faire voir, autant quils en étaient capables en cette vie; cette haute majesté dans laquelle il devait venir. Il veut aussi prévenir en même temps le trouble et la douleur que ses apôtres, et particulièrement saint Pierre, pouvaient ressentir de sa mort. Mais remarquez ce que fait Jésus-Christ après quil a parlé de lenfer et du Royaume du ciel. Car lorsquil dit : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui la perdra pour lamour de moi la sauvera »; et encore lorsquil assure « quil rendra à chacun selon ses oeuvres» , cest du ciel et de lenfer quil veut parler; il les marque bien lun et lautre, et néanmoins il ne les offre pas lun et lautre à la vue des apôtres, il ne leur montre que le ciel et il laisse lenfer dans ses ténèbres. Pourquoi cela ? Cest que sil avait eu affaire à des âmes par trop grossières, il aurait bien fallu leur présenter aussi une image de lenfer ; mais comme les apôtres étaient pieux et bien disposés, cest par la vue des biens célestes quil les excité. Outre cette raison tirée des apôtres, il y en avait encore une autre tirée de la personne de Jésus-Christ, pour qui il était plus convenable de montrer le ciel que lenfer. Ce nest pas néanmoins quil néglige lautre moyen; il y a des endroits de lEvangile où il nous met sous les yeux un tableau assez frappant de lenfer, par exemple lorsquil parle du mauvais riche, ou de celui qui redemanda avec tant de cruauté les cent deniers que son frère lui devait, ou de ce téméraire qui osa se trouver aux noces avec des vêtements sales. « Et six jours après Jésus prenant en particulier Pierre, Jacques et Jean son frère, les fit monter avec lui sur une haute montagne (XVII, 4) ». Un autre évangéliste dit que ce fut « huit jours après». Il ny a néanmoins aucune contradiction entre eux, et ils ne laissent pas de saccorder parfaitement. Car lun compte le jour auquel Jésus-Christ disait ces paroles, et celui auquel il mena ses apôtres sur la montagne; et lautre, négligeant ces deux jours, ne compte que lintervalle qui y (437) est compris. Mais je ne puis mempêcher, mes frères, dadmirer la vertu de notre évangéliste, qui naffecte point de cacher le nom des apôtres que Jésus-Christ honorait davantage de ses faveurs, et quil préférait aux autres. Cest ce que fait aussi saint Jean en plusieurs endroits de son évangile, où il se complaît à rapporter assez au long les louanges de saint Pierre, et la prééminence quil avait sur tous les autres; cest que cette sainte compagnie était entièrement exempte denvie et de vaine gloire. Jésus-Christ donc prenant avec lui les principaux dentre ses apôtres, « les mène en particulier sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux et sort visage devint resplendissant comme le soleil, et ses vêtements blancs et éclatants comme la lumière (2). Et en même temps ils virent paraître Moïse et Elie qui sentretenaient avec lui (3) ». Pourquoi ne prend-il que ces trois apôtres, sinon parce quils étalent plus parfaits que les autres? saint Pierre, parce quil aimait plus Jésus-Christ ; saint Jean, parce quil en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse quil fit avec son frère: « Nous pouvons boire votre calice », et il ne sen tint pas aux paroles, mais il alla jusquaux effets, puisque sa grande vertu le rendit si insupportable aux Juifs, quHérode crut leur faire un plaisir insigne, en lui faisant couper la tête. Mais doù vient que Jésus-Christ attend « six « jours » pour se transfigurer devant ces trois disciples? Que ne le fait-il aussitôt quil la promis? Cétait pour épargner la faiblesse des autres apôtres, et cest cette même raison qui lavait empêché de leur dire quels seraient les trois quil devait choisir dentre eux. On ne doit point douter quils neussent eu un désir dardent de le suivre, et quils neussent été percés jusquau coeur, se croyant méprisés de leur Maître. Car, bien que le Sauveur ne montrât quune image fort imparfaite et toute corporelle de sa gloire, cette vue ne laissait pat néanmoins de leur être extrêmement douce, Mais pourquoi, me direz-vous, prédit-il que cela arriverait? Cétait afin que ceux qui en seraient témoins, fussent plus disposés à le croire, quand ils le verraient; et il voulait que ce retard de quelques jours, pendant les quels il différa de leur faire voir cette vision, en augmentât en eux le désir, et les y rendît ensuite plus attentifs. Pourquoi Jésus-Christ fait-il paraître Moïse et Elie? On pourrait en rapporter plusieurs raisons. Mais la principale cest que le peuple disait que Jésus-Christ était ou Moïse ou Elie, ou Jérémie, ou quelque autre des prophètes. Jésus mena avec lui les principaux de ses apôtres, afin quils vissent dans cette gloire la différence du maître et des serviteurs, et avec quelle raison il avait loué saint Pierre, lorsque celui-ci avait confessé quil était « le Fils de Dieu » On sait dailleurs que les Juifs accusaient sans cesse Jésus-Christ dêtre un violateur de la loi, un blasphémateur, lequel sappropriait une gloire qui, selon eux, ne lui appartenait pas, la gloire de Dieu le Père. Ils disaient souvent: « Cet homme nest point de Dieu, parce quil ne garde pas le sabbat ». (Jean, IX, 16.} Et ailleurs: « Nous ne vous lapidons pas à cause de vos bonnes oeuvres, mais à cause de vos blasphèmes, parce quétant homme vous vous faites Dieu ». (Jean, X, 33.) Jésus-Christ donc voulant montrer que lune et lautre de ces deux accusations ne venaient que de lenvie des Juifs; quil était également exempt de ces deux crimes; quil ne violait point la loi en faisant ce quil faisait, et quil ne sattribuait pas une gloire qui ne lui appartenait point en se disant égal à Dieu son Père, Jésus-Christ sautorise des deux témoins qui étaient les plus irréprochables et les moins suspects en ce point à tous les Juifs. Car puisque Moïse avait donné la loi, les Juifs ne pouvaient pas dire que ce saint prophète eût voulu souffrir un homme qui la violait, et quil eût honoré lennemi déclaré des ordonnances quil avait autrefois publiées de la part de Dieu. Elle aussi, qui avait été brûlé dun zèle si ardent pour la gloire et le service de Dieu, neût eu garde de venir assister Jésus-Christ, et dobéir à ses ordres sil leût regardé comme un homme opposé à Dieu, qui. eût voulu, se rendre égal à lui, et usurper injustement une gloire dont ce saint prophète avait été si jaloux durant sa vie, 2. Jésus-Christ voulait encore apprendre quil étant le maître de la vie et de la mort, et quil dominait dans le ciel et dans les enfers. Cest pourquoi il fait venir ici en sa présence un homme qui était mort et un autre qui ne létait pas. LEvangéliste nous découvre encore une cinquième raison. Jésus-Christ voulait faire voir à ses disciples quelle serait la gloire de sa croix. Il voulait consoler saint Pierre, et les autres à qui sa passion faisait peur, et relever (438) ainsi leur courage. Car Moïse et Elie étant avec Jésus-Christ, ne se tenaient pas, en silence: « mais ils parlaient entre eux de la gloire quil devait recevoir à Jérusalem (Luc, II, 31) », cest-à-dire de sa passion et de sa croix. Car cest le nom que les prophètes lui donnaient toujours. Jésus-Christ ne se contente pas néanmoins de fortifier ses Apôtres par cette considération. Il les anime encore en rappelant en leur mémoire, par la présence de ces deux grands hommes, les vertus dans lesquelles ils avaient excellé autrefois, et que Jésus-Christ désirait le plus dans ses disciples. Et comme il venait de leur dire: « Si quelquun veut venir après moi, quil porte sa croix et quil me suive», il fait venir aussitôt après en sa présence des hommes qui sétaient offerts cent fois à la mort pour obéir aux ordres de Dieu, et pour procurer le bien du peuple quil leur avait confié. Car on peut dire de chacun de ces deux prophètes quil avait perdu son âme, et quil lavait retrouvée. Tous deux sétaient hardiment présentés devant les princes endurcis, lun devant Pharaon et lautre devant Achab. Tous deux sétaient exposés, pour leur parler en faveur dun peuple désobéissant et rebelle, qui, après avoir été délivré dune tyrannie insupportable, devait ensuite porter sa furie contre ses propres libérateurs. Tous deux nétant encore que simples particuliers, avaient néanmoins résolu de retirer le peuple de lidolâtrie. Lun avait la langue embarrassée et la. voix faible, lautre fut un peu sauvage dans tout son extérieur. Tous deux furent exempts davarice, foulèrent aux pieds les richesses, et naimèrent que la vertu, puisque Moïse ne possédait rien en propre, et quElie navait pour trésor quune peau de bête qui le couvrait. Et ce qui est très-remarquable, cest quils étaient amis de la pauvreté dans le temps même de lancienne loi; et lorsque ni lun ni lautre ne faisait pas encore beaucoup de miracles. Car bien que Moïse ait fendu une fois les eaux de la mer, qua-t-il fait de comparable à saint Pierre qui a marché sur elles, qui y a pu transporter les montagnes, qui a guéri toutes sortes de maladies, chassé les démons, fait des miracles par la seule ombre de son corps, et converti toute la terre à Jésus-Christ? Que si Elie a ressuscité un mort, les apôtres en ont ressuscité mille, avant même quils eussent reçu le Saint-Esprit. Ce sont donc là les raisons, mes frères, du choix que Jésus-Christ fait de ces deux hommes pour être présents à sa Transfiguration. Il voulait que ses apôtres imitassent particulièrement dans lun, lamour quil avait eu pour son peuple, et dans lautre ce courage inflexible quil avait témoigné en toutes rencontres, afin quils devinssent tout ensemble doux comme Moïse, et pleins de zèle comme Elie. Lun frappa toute la Judée d une famine de trois années, et lautre disait à Dieu : « Si vous leur remettez ce péché, Seigneur, remettez-le, sinon effacez-moi du livre que vous avez écrit ». (Exod. XXXII, 32.) Cétaient toutes ces choses dont Jésus-Christ voulait faire souvenir ses apôtres en leur présentant seulement devant eux ces deux prophètes. Il les leur fait voir dans une grande majesté, afin de les encourager davantage à monter par leurs vertus, non seulement à ce même degré de gloire, mais encore à un autre plus élevé; car il ne voulait point que ses apôtres se bornassent à létat et à la perfection de ces deux grands hommes, mais quils allassent encore plus loin. Cest pourquoi, lorsquils lui dirent : « Commanderons-nous au feu de descendre sur cette ville » ? (Luc. IX, 54) ce que fit autrefois Elie, il leur répond: « Vous ne savez, pas à quel esprit vous appartenez», voulant les exciter à la. patience, par la considération des grandes grâces quils avaient reçues de Dieu. Quon ne croie pas cependant que jaccuse Elie comme faible ou comme un homme dune vertu médiocre. Je reconnais lexcellence et la vertu sublime de ce grand prophète, et jadmire quil lait possédée en un degré si éminent, dans le temps auquel il vivait. Caron sait combien ce temps était encore faible, et quil était comme lenfance du monde. Cest aussi de cette manière que nous disons que Moïse était parfait; mais dune perfection qui ne suffisait pas pour les apôtres. Car Jésus-Christ leur demandait plus que navait fait Moïse: « Si votre justice nest plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous nentrerez point dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 27.) Il ne les envoyait pas seulement en Egypte comme il y avait envoyé Moïse, mais dans toute la terre, qui nétait pas moins corrompue ni moins plongée dans lidolâtrie que ne létait lEgypte : et ils navaient pas à disputer contre Pharaon, mais à combattre le démon même qui est le prince et le père de toute malice. Car leur (439) combat et leur dessein était proprement de terrasser cet ennemi furieux; de lenchaîner, et de lui enlever ses dépouilles. Ce quils firent, non en divisant les eaux de la mer, mais en séparant par la vertu de Jésus-Christ, qui est la verge de Jessé, les abîmes de limpiété qui sélevaient de toutes parts avec plus de violence que tous les flots de la mer Rouge. Représentez-vous ce qui donne dordinaire le plus de terreur aux hommes, la mort, la pauvreté, linfamie et cent autres choses fâcheuses, qui nous font plus de peur que la mer alors nen faisait aux Juifs. Cependant Jésus-Christ leur persuade de se raidir contre ces maux, et de passer au travers de ces souffrantes, comme à pied sec et dans une pleine paix. Pour les fortifier donc, et pour les exercer dans cette pénible carrière, il fait venir en leur présence ces divins athlètes dautrefois, qui sétaient le plus signalés du temps de lancienne loi. Mais que dit en cette rencontre saint Pierre que lon voit partout montrer tant de feu? « Seigneur, nous sommes bien ici (4) ». Comme il craignait ce quil avait entendu dire, il ny avait pas longtemps, savoir que Jésus-Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir, et quil nosait plus après cette rude réprimande que le Sauveur lui avait faite, prendre encore la liberté de le détourner de ce dessein, en lui disant : « Seigneur ayez pitié de vous » sa crainte continuant toujours, lui fait donner encore le même conseil à Jésus-Christ, mais par des paroles différentes et plus couvertes. Il se voyait sur le haut dune montagne et dans une solitude fort écartée. Il crut que ce lieu était sûr et quil valait mieux y demeurer que de retourner à Jérusalem. Cest pourquoi il exhorte Jésus-Christ à y demeurer: «Seigneur», dit-il, « nous sommes bien ici », il parle même de faire des tentes, croyant que si Jésus-Christ le lui permettait, il ne penserait plus à retourner dans la ville qui le devait faire mourir. Il espérait ainsi que sil pouvait une fois porter son maître à ne plus faire ce voyage, il lempêcherait de mourir. Car cétait dans Jérusalem que Jésus-Christ disait que les scribes et les pharisiens le prendraient. Nosant donc dire ouvertement tout ce quil pensait, et tâchant néanmoins de le persuader au Fils de Dieu, il le dit dune manière ingénieuse, assez pour se faire entendre et pas assez pour sattirer une nouvelle réprimande: « Seigneur, nous sommes bien ici », puisque Moïse et Elie sy trouvent présents. Elie se souviendra quil a fait autrefois descendre le feu de la montagne sur ceux qui le voulaient perdre. Moïse pourra aussi nous cacher dans une nuée, comme il le fut autrefois sur la montagne en parlant à Dieu. Et dailleurs personne ne saura que nous soyons cachés ici. 3. Admirez, mes frères, lamour ardent que cet apôtre avait pour son maître.. Ne considérez point que son conseil nétait pas sage, mais voyez combien son zèle pour le Sauveur était brûlant. Car ce nétait point pour lui-même que lapôtre craignait. Cétait uniquement pour son maître. Et il nen faut point dautre -preuve que ce quil dit à Jésus un instant avant que celui-ci fût pris et conduit à la mort: « Je donnerai ma vie pour vous, et quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai jamais » (Marc, XIV, 31.), nest-ce pas aussi ce qui fit que, le trouvant au milieu dun si grand danger et environné de tant de soldats, non-seulement il ne pensa point à fuir, mais quil tira même lépée, et coupa loreille à lun des serviteurs du grand prêtre? On ne peut donc raisonnablement croire quil craignît pour lui. Jésus-Christ seul était tout le sujet de sa crainte. Mais comme il avait dit trop en général: « Nous sommes bien ici », il se corrige en ajoutant aussitôt : « Faisons ici, sil vous plaît, trois tentes: une pour vous, une pour Moïse, et une pour Elie ». Que dites-vous, saint apôtre? Vous venez de séparer le maître davec les serviteurs, et vous les confondez maintenant ensemble. Vous voyez, mes frères, combien les apôtres étaient imparfaits avant la mort du Sauveur. Il est vrai que le Père avait révélé son Fils à saint Pierre, mais saint Pierre navait pas cette révélation toujours présente dans lesprit, et il était encore sujet au trouble, comme on le voit ici dans la surprise de cette vision, et de ce quil y entendit. Les autres évangélistes, pour exprimer ce trouble et nous montrer quelle était la confusion de son esprit, disent « quil ne savait ce quil disait » (Marc, IX, 6), parce. quil était saisi de crainte. Et saint Luc, après ces paroles : « Faisons ici trois tentes », ajoute aussitôt : « Quil ne savait ce quil disait »: Et pour .marquer davantage leur épouvante, il dit quils étaient appesantis par le sommeil, et quen se (440) réveillant ils virent la gloire du Sauveur, appelant du nom de « sommeil » le grand étonnement que cette vision leur causa. Comme les yeux dordinaire sont obscurcis par une grande lumière, les apôtres furent comme aveuglés par la gloire de Jésus. Car cette transfiguration ne se fit point durant la nuit, mais en plein jour; et léclat extraordinaire dune lumière si divine les frappa de telle sorte, que la faiblesse de leurs yeux nen put supporter la force, et fut contrainte de céder. Après que saint Pierre eut dit ces paroles, ni Jésus, ni Moïse, ni Elie ne parlent plus. Seul le Père, autorité plus grande et plus digne de foi, fait sortir sa voix dune nuée. « Comme il parlait encore, une nuée lumineuse vint les couvrir; et en même temps il sortit une voix de cette nuée qui fit entendre ces mots: Cest mon Fils bien-aimé dans lequel jai mis toute mon affection. Ecoutez-le (5) »; Pourquoi cette voix sort-elle dune nuée? Parce que cest de cette manière que Dieu paraît partout. David dit de lui « que la nuée et lobscurité lenvironnent ». (Psal. LXIX, 4.) Et ailleurs: « Quil monte sur une nuée; et quil est assis sur une nuée légère ». (Ps. CIII, 3.) Et dans les Actes : « Une nuée le reçut et le cacha aux yeux des apôtres ». (Act. 1, 9.) Et ailleurs: « Cétait comme le Fils de lhomme venant dans les nuées ». (Dan. VIII, 14.) Cest donc afin que les apôtres croient que cette voix venait de Dieu quelle sort dune nuée. LÉvangile marque quelle était claire et « lumineuse ». Quand Dieu voulait étonner les hommes par ses menaces, il leur faisait voir une nuée noire et sombre, comme il fit sur le mont Sinaï : « Moïse », dit lEcriture, « entra dans une nuée obscure, et la fumée paraissait de toutes parts comme une fumée épaisse ». (Exod. XXIV,13.) Le Prophète parlant de même des menaces dont Dieu étonnait les hommes, les compare à une « eau obscure et ténébreuse dans les nuées de lair». (Ps. XVII, 13.) Mais Dieu, qui ne voulait point terrifier ici les apôtres, mais seulement les instruire et les enseigner, paraît sur une nuée claire. Saint Pierre disait : « Faisons trois tentes », et Dieu en fait au contraire paraître une qui nétait point faite par la main des hommes. Ici on naperçut rien de ces fumées épaisses et sombres dautrefois. On ne vit quune nuée claire et légère, doù sortit une voix qui navait rien de terrible. Et pour ne point laisser de doute à qui des trois cette voix sétait adressée : « Voici mon Fils bien-aimé »; lorsquelle se fit entendre, Moïse et Elie sétaient déjà retirés, ce qui ne fût pas arrivé, si ce témoignage si glorieux eût été pour quelquun de ces deux prophètes. Pourquoi la nuée les enveloppe-t-elle tous et non pas le Christ seul? Parce que si elle neût reçu que le Christ seul, on eût pu croire que cétait lui qui aurait fait entendre la voix. Aussi lévangéliste, insistant sur ce point, affirme expressément que la voix venait de la nuée, cest-à-dire de Dieu. Et que dit la voix? « Cest ici mon Fils bien-aimé ». Si Jésus-Christ est le Fils bien-aimé du Père, Pierre, ne craignez plus rien. Vous ne devez plus douter de sa toute-puissance, lors même quil sera en croix: ni perdre lespérance de. sa résurrection. Si votre peu de foi vous a fait trembler jusquici, quau moitis la voix du Père vous rassure. Si vous ne doutez point de la toute-puissance du Père, pourquoi doutez~vous de celle d,u Fils? Ne craignez -donc plus les maux auxquels, il va sexposer volontairement pour noua. Jésus est non seulement le Fils, mais le Fils bien-aimé de son Père. Cest le Père lui-même qui le dit en votre présence: «Voici mon Fils bien-aimé » Puisque le Père aime son Fils, que devez-vous craindre? Personne nabandonne celui quil aime. Quittez donc ces vaines terreurs. Quand vous auriez pour Jésus-Christ un amour encore plus tendre, il ne peut égaler celle que le Père éternel a pour son Fils. LEvangile ajoute : « Dans lequel jai mis toute mon affection ». Le Père naime pas seulement son Fils parce quil la engendré, mais aussi parce quil lui est égal en toutes choses et quil veut généralement tout ce que son Père veut. Il trouve donc dans son Fils un double ou plutôt un triple sujet damour. Il laime parce quil est son « Fils » : Il laime, parce quil est son Fils « bien-aimé»: Il laime enfin, parce quil « met en lui toute son affection ». Cest-à-dire, quil trouve en lui tout son repos, tout son plaisir. Le Père aime son Fils de la sorte, parce quil lui est égal en tout, quil na quune même volonté avec lui, et quétant Fils, il nest néanmoins quun avec celui qui lengendre : « Ecoutez-le », dit le Père. Et sil veut être crucifié, ne vous y opposez pas. 4. « Les disciples entendant cette voix, (441) tombèrent le visage contre terre, et furent saisis dune grande crainte (6) ». Pourquoi furent-ils saisis dune si grande crainte en entendant cette voix? Cette même voix sétait déjà fait entendre au baptême de Jésus-Christ en présence de tout un peuple, et cependant personne de tous ceux qui étaient présents ne fut frappé dune semblable terreur. (Jean, XII, 21.) Il est encore marqué dans la suite quils entendirent comme la voix, et comme le bruit dun tonnerre, et cependant ce tonnerre ne les étonne pas autant que le fait ici cette voix. Quel est. donc le sujet de la crainte quils éprouvent? Cétait, mes frères, à cause de toutes les circonstances, du temps, du lieu, de la solitude, de la montagne, du silence qui y régnait, de là transfiguration du Sauveur, de la lumière si brillante qui parut alors, et de cette nuée qui les couvrit de son ombre. Toutes ces particularités jointes ensemble les jetèrent dans une appréhension extrême. Tout ce quils voyaient contribuait à leur trouble, et ils se jettent par terre autant par un sentiment de crainte que par un mouvement dadoration. Mais Jésus, pour empêcher que Cette crainte ne leur fit perdre la mémoire de ce quils venaient de voir, les en délivre sur lheure. « Mais Jésus sapprochant, les toucha et leur dit: Levez-vous, et ne craignez point (7). Alors levant les yeux, ils ne virent personne que Jésus tout seul (8). Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement, et leur dit : Ne parlez à personne de cette vision jusquà ce que le Fils de lhomme soit ressuscité dentre les morts (9) ». Jésus-Christ leur défend de parler de cette vision avant quil fût ressuscité dentre les morts, parce que plus les apôtres publiaient de grandes choses à son sujet, plus les hommes les croyaient difficilement. Dailleurs, le scandale de la croix sen fût augmenté. Il a soin, en leur faisant cette défense, de leur marquer quil ne les engageait pas au silence pour toujours, mais seulement « jusquà ce quil fût ressuscité dentre les morts »; comme pour leur rendre raison du commandement quil leur faisait. Il use en leur parlant de sa passion, dune expression qui cachait ce quelle avait de triste, et qui nen faisait paraître que la fin qui devait être agréable. Mais quoi, me direz-vous, les hommes ne devaient-ils plus se scandaliser de la croix du Fils de Dieu, lorsquil serait ressuscité dentre les morts? Tout le monde sait que non. Le temps des scandales était celui qui précéda la passion. Mais depuis que les apôtres eurent reçu la plénitude du Saint-Esprit, et que léclat de leurs miracles soutenait leurs prédications, ils persuadèrent aisément aux hommes tout ce quils voulurent, parce que dune voix plus éclatante que le son de la trompette, les faits publiaient deux-mêmes la puissance du Sauveur. Quoi de plus heureux que ces trois apôtres qui furent trouvés dignes dêtre avec le Seigneur enveloppés dune même nuée? Pour nous, mes frères, il dépendra de nous, si nous le voulons, de voir aussi le Fils de Dieu dans sa gloire; nous pourrons le voir, non plus comme ces trois disciples sur la montagne, mais dune manière bien plus auguste. Quand il viendra au milieu des airs pour juger le monde, ce ne sera plus avec cette faible gloire quil fit paraître sur le Thabor. Il fallait épargner la faiblesse des apôtres; et Jésus. Christ ne leur devait dévoiler sa gloire quautant quils étaient capables de la supporter. Mais lorsquil se fera voir à la fin du monde, il viendra dans toute la gloire de son Père. Il ne sera plus accompagné seulement de Moïse ou dElie, mais dun nombre innombrable danges, des archanges, des chérubins, et de cette troupe bienheureuse que personne ne peut nombrer. Il ne sera point alors enveloppé dune nuée : le ciel se repliera sur lui-même comme pour 1ui faire place. Et de même que quand les juges vont prononcer leur sentence, on tire les rideaux qui les couvraient, ainsi le ciel souvrira alors, afin que toute la terre voie Jésus, son juge, sur son tribunal, et que tous les hommes écoutent larrêt de ses jugements. Il ne fera point comme nos juges : il ne se servira de lentremise de personne pour prononcer la sentence. Le Sauveur parlera lui-même. Il dira aux uns: « Venez, vous que mon Père a bénis. Car jai eu faim, et vous mavez donné à manger » (Matth. XXV, 49.) Il dira aux autres : «Courage, bon et fidèle serviteur; vous avez été fidèle dans les petites choses, je vous établirai sur les grandes ». (Ibid. 30.) Mais il dira au contraire aux méchants: « Allez, maudits, dans le feu éternel qui, est préparé pour le diable et pour ses anges ». Et à dautres : « Méchant et lâche serviteur, etc. » Il séparera ces derniers davec lui; il les livrera entre les mains des bourreaux; il commandera quon lie les pieds et les mains aux autres et (442) quon les jette dans les ténèbres extérieures. Après que les méchants, comme de mauvais arbres, auront été coupés par cette cognée terrible dont il les avait menacés, ils seront précipités dans les flammes qui ne séteindront jamais; lorsque les justes , au contraire , brilleront comme le soleil, et plus même que le soleil. Car quand Jésus-Christ compare la gloire de ses élus à léclat et à la beauté de cet astre, il ne faut pas croire quils ne seront précisément que dans ce degré de beauté et de lumière. Le Sauveur ne se sert de cette comparaison que parce que nous ne voyons rien ici-bas de plus brillant que le soleil, et il nous propose une lumière que nous connaissons, pour nous faire juger dune autre que nous ne connaissons pas. Cest en ce sens quil faut entendre ce que lEvangile vient de dire, que « son visage était resplendissant comme le soleil » au moment de sa transfiguration. Le trouble qui saisit alors les apôtres et qui les fit tomber le visage en terre, nous fait voir que cette lumière était quelque chose de plus que nest celle du soleil; puisquils leussent aisément supportée, si elle lui eût été semblable et si elle neût point eu de plus grand éclat. Les justes donc brilleront alors comme le soleil et plus même que le soleil; mais les méchants seront jetés dans les ténèbres et réduits aux dernières extrémités. Il ne faudra point alors ouvrir de livres, ni produire daccusateurs, ni écouter de témoins. Jésus-Christ tiendra lui seul lieu de tout, de témoin, daccusateur et de juge. Il connaît parfaitement toutes choses. Tout est nu et développé à ses yeux. Toutes les différentes conditions dici-bas, de pauvre ou de riche, de puissant ou de faible, de sage ou de fou, desclave ou de libre, disparaîtront en sa présence. Toutes ces qualités extérieures et étrangères à lhomme sévanouiront devant lui, et il jugera de chacun uniquement par ses oeuvres. Nous voyons tous les jours dans les jugements séculiers, lorsquon juge un meurtrier et un homicide ou un criminel de lèse-majesté, quon oublie toutes ses qualités passées. On ne se souvient plus quil ait été ou préfet, ou consul, élevé en un mot aux plus hautes charges de lEtat. On ne le considère plus que comme un coupable, et on ne pense quà lui faire souffrir la peine quil a méritée. Si cela est vrai des jugements de la terre, combien le sera-ce davantage du jugement de Dieu même? 5. Prévenons donc, mes frères, la rigueur de ce Juge. Quittons la robe souillée du mal. Couvrons-nous des armes de la lumière, afin qualors la gloire de Dieu -nous environne. Car enfin quy a-t-il de si pénible dans ce que Dieu nous commande? Ou quy a-t-il au contraire qui ne soit aisé? Ecoutez le prophète Isaïe, et reconnaissez avec quelle facilité vous pouvez obéir à la loi de Dieu: «Quand», dit-il, « vous « humilieriez vos têtes, et que vous seriez sur le sac et sur la cendre, vous noffririez pas « encore une hostie qui fût agréable à Dieu. Mais rompez tous les liens de liniquité, et déchirez les obligations exigées par votre avarice et par votre violence ». (Isaïe, LVIII, 5.) Admirez la sagesse du Prophète. Il semble ne parler dabord des choses rudes et pénibles que pour les exclure, et il nous porte ensuite à nous sauver, par la pratique de ce qui est le plus aisé. Il nous fait voir que Dieu ne recherche pas principalement de nous les travaux du corps et laffliction de la chair; mais quil veut avant tout que nous obéissions à ses lois et que nous exécutions ses commandements. Le Prophète va plus loin, et, pour nous faire comprendre combien la vertu est aisée, et quil ny a que la malice qui soit pénible, il se sert dexpressions qui le montrent par elles-mêmes. Car il appelle la .malice « un lien et une chaîne, et la vertu, au contraire, la délivrance de nos chaînes : « Rompez », dit-il, « tous les liens de liniquité. Déchirez », ajoute-t-il, « les obligations exigées par votre avarice », marquant ainsi ce que nous faisons par nos détestables usures « Laissez aller libres ceux qui sont brisés, »cest-à-dire ceux qui sont chargés de dettes. Car le débiteur, lorsquil aperçoit celui qui lui a prêté, a le coeur comme brisé, et la crainte qui le saisit est comme un poids qui laccable. Il aimerait mieux voir alors une bête féroce « Retirez chez vous ceux qui nont point dabri. Si vous voyez un pauvre nu, donnez-lui de quoi se vêtir, et ne méprisez pas ceux qui sont du même sang que vous ». Je me souviens que, dans nos dernières exhortations, nous avons parlé de la grandeur des récompenses que Dieu promet à ces oeuvres de piété, et des biens inestimables quelles nous attirent. Cest pourquoi je ne my arrête plus. Jaime mieux aujourdhui considérer avec vous, sil est vrai quil y ait quelque chose de pénible dans ces exercices de charité, et (443) sils sont au-dessus des forces de lhomme. Je vous déclare par avance que nous ny trouverons rien de difficile, et que nous reconnaîtrons quon na de la peine quen faisant le mal. Car, sans sortir de lexemple dont le Prophète nous parle, quy a-t-il de plus pénible que de donner son argent à usure, et de se charger lesprit des soins de le bien placer; de chercher des assurances; de se défier de celles quon nous a données; davoir peur de perdre, tantôt la rente, tantôt le fonds, tantôt les cautions, tantôt les contrats? car lon est exposé à toutes ces pertes. Souvent, plus en croit avoir dassurances, plus on est trompé; et ce qui nous paraissait le moins à craindre, nous manque le plus. il ny a rien de semblable dans la pratique de laumône. Elle se fait toujours sans peine. Elle est exempte de toutes ces inquiétudes. Ne trafiquons donc plus des misères de nos frères, et ne faisons point un commerce si infâme dun argent dont nous nous devrions faire des amis. Je sais quil y en a parmi vous qui ne prennent pas plaisir à mentendre, et qui ne peuvent souffrir que je leur parle si souvent du mépris de. leurs richesses. Mais quel avantage retirez-vous de mon silence? Quand je me tairais, et que, pour vous épargner, je cesserais de vous avertir de votre devoir, mon silence vous délivrera-t-il de lenfer? Vos peines, au contraire, ne saugmenteront-elles pas par la liberté de vos crimes? Et un si lâche silence ne mengagera-t-il pas avec vous dans la même condamnation? Que vous servirait donc ma fausse douceur et ma cruelle complaisance, puisquelle ne vous produirait aucun bien, et quelle rendrait vos maux encore pires quils nétaient. Quelle utilité retirerez-vous, si, vous flattant par des paroles qui vous plaisent, je vous jette en effet dans une éternelle douleur? Si jépargne vos oreilles au lieu dépargner vos âmes, et si, pour plaire aux unes, je laisse périr les autres? Ne vaut-il pas mieux vous causer ici un peu de peine, et vous causer une douleur passagère, qui vous délivrera dun feu qui ne séteindra jamais? Car il ne faut point vous céler, mes frères, que lEglise est attaquée aujourdhui dune maladie bien dangereuse, et qui a besoin dun puissant remède. Dieu défend aux chrétiens de samasser des richesses. Il condamne en eux cette avarice, quand ils ne senrichiraient que par des voies innocentes, et par de justes travaux, parce quil ne veut pas quils se fassent un trésor sur la terre. Il leur commande au contraire douvrir leurs maisons aux pauvres, et de leur faire part de leurs biens. Et cependant on voit quaujourdhui ils senrichissent de la misère et de la pauvreté de leurs frères et quils sont ravis davoir trouvé une sorte davarice qui leur paraît irréprochable, et qui est même couverte de quelque prétexte de bonté. .Et ne malléguez point ici les lois et les coutumes. Les publicains et les usuriers déclarés les gardent, et ils ne laissent pas dêtre condamnés de Dieu. Ne doutons point donc que nous ne le soyons nous-mêmes, si nous ne cessons de tyranniser les pauvres, si nous augmentons leur pauvreté par nos usures, et si nous tirons un gain cruel de largent que nous leur prêtons pour satisfaire aux plus pressantes nécessités. Dieu vous a donné des richesses, non pour appauvrir les autres, ni pour trafiquer de leurs misères, mais pour les en délivrer. Vous témoignez vouloir soulager leur pauvreté, et vous la rendez plus insupportable. Vous feignez de les consoler, et vous les jetez dans le désespoir. Vous voulez tirer un gain infâme de vos aumônes, et vous vendez le plaisir que vous leur faites. Vendez-le, je ne vous en empêche pas , mais que ce soit pour le royaume des cieux. Ne vous contentez plus dun vil gain, dun pour cent par. mois, et ne prétendez pas moins quune vie qui ne finit point. Pourquoi vous condamnez-vous vous-même à une si grande bassesse, et à un gain si méprisable?Avez-vous lâme assez basse pour abandonner de si grandes choses, afin de vous attacher à dautres qui sont si petites, et pour vous contenter dun peu dargent, lorsque rien ne devrait vous contenter que le royaume de Dieu? Pourquoi laissez-vous de côté les récompenses que Dieu vous offre pour en chercher de basses et de honteuses parmi les hommes? Pourquoi quittez-vous Celui qui est infiniment riche, pour vous adresser à un pauvre qui na rien? Pourquoi méprisez-vous Celui qui ne cherche quà répandre ses dons et ses grâces, pour mettre toute votre espérance dans un ingrat? Vous ne confiez pas votre argent à celui qui pourrait tous le rendre avec une grosse usure, et vous labandonnez à celui (444) qui est même incapable de vous le rendre. Lun ne souhaite que de vous le restituer, et lautre ne craint rien tant que dêtre contraint de le faire. Lun ne peut quavec peine donner un pour cent, et lautre vous offre cent pour un dans ce monde, et une vie éternelle dans lautre. Lun ne vous rend ce quil vous doit quavec des murmures et des injures; et lautre vous le rendrait avec des louanges et des applaudissements. Lun tâche dattirer sur vous la haine de tout le monde, et lautre ne pense quà vous couronner un jour devant tout le monde. Nest-ce donc pas le comble de la folie de ne savoir pas même où lon doit placer son argent, et où lon doit chercher à gagner? Combien a-t-on vu de personnes perdre leur fonds par le désir violent den tirer trop de revenu ? Combien en a-t-on vu dautres courir une infinité de hasards, et sexposer aux pièges que leur tendaient ceux qui enviaient leurs richesses? Combien en a-t-on vu tomber dans la dernière pauvreté par linsatiabilité de leur avarice? 6. Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. Cest votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen. XII, 3.) LorsquAbraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à laccomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? Cest ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie leffet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre dun péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez dexiger de largent dun homme pour lavoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas den exiger si cruellement pour lavoir assisté dans un besoin moins considérable? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans lancienne loi? Mais quelle est lexcuse dont la plupart se couvrent? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais cest pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner dun bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent quun argent qui navait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste denfanter des scorpions et des vipères. Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu? Navouez-vous pas vous-même que lusure est une chose très-infâme? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins quavec horreur, jugez de quel oeil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que lusure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et cest pour cette raison quil nest jamais permis aux personnes constituées en: dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. .Cest la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats nen, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, quils nestiment les arrêts du sénat de Rome. Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas dautoriser ainsi linjustice de vos usures? Je lappelle une injustice; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans- pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu? Ny a-t-il point dautres voies justes et légitimes de gagner sa vie? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des boeufs, travailler des mains, et ménager son revenu? Nêtes-vous pas déraisonnable? Nêtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines? Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop daccidents, que (445) souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par lusure? Toutes ces intempéries de lair ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte; au lieu quici on perd très-souvent le fonds, et quavant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car lusurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il ny trouve de repos. Quand on lui apporte de largent, il ne considère point ce quil a, mais ce quil na pas; et quelque grande que soit la rente quon lui paie, il safflige toujours de ce quelle négale pas le fonds. Cest pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps damasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure quil le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire dautres revenus semblables, comme une vipère produit encore dautres vipères. Je me sers de cette comparaison, parce que lusure ronge plus lâme d-e lavare qui lexige, que les vipères ne. rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là « les liens injustes » dont parlait tantôt le Prophète, « et ces chaînes pesantes » qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit lusurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné: « Donnez», dit-il, « à ceux dont vous nespérez rien recevoir (Luc, VI, 40)», et vous exigez plus nième que vous ne donnez? Vous redemandez comme une dette, un argent qui nest point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez quun trésor de colère et de vengeance? Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à lusure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et naspirons plus quà ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, cest-à-dire : « La piété avec ce qui nous suffit « pour vivre ». (I Tim. vi, 6.) Cest de ce trésor que nous devons nous enrichir; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et lempire, dans. tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (446) |