Matthieu 16, 28 -17,10
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HOMÉLIE LVI

« JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’IL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QU’ILS N’AIENT VU LE FILS DE L’HOMME VENIR EN SON RÈGNE». (CHAP. XVI, 28, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XVII.)

ANALYSE

1. La Transfiguration.

2. Pourquoi Moïse et Elie sont présents à la Transfiguration?

3. Paroles et sentiments de saine Pierre pendant la Transfiguration.

4. La gloire de la Transfiguration si brillante qu’elle fût, n’était cependant qu’un rayon de la gloire du dernier avènement. — De l’état où seront alors les justes et les réprouvés.

5 et 6. Combien il est facile de pratiquer la vertu ; et combien on a de peine pour faire le mal. — Contre l’usure. — Bassesse et cruauté des usuriers.

 

1. Nous avons vu jusqu’ici , mes frères, que Jésus-Christ a beaucoup entretenu ses disciples de ses souffrances, de sa passion et de sa mort; et qu’il leur a prédit les maux qu’ils endureraient eux-mêmes et la mort violente qu’on leur ferait souffrir un jour. C’est pourquoi, après leur avoir dit des choses si dures et si fâcheuses, il tâche de les consoler ensuite. Et comme ces maux dont il leur parlait étaient présents, et que les biens qu’il leur promettait n’étaient encore qu’en espérance, lorsqu’il leur disait : « Qu’ils sauveraient leur âme en la perdant, et qu’il viendrait dans la gloire de son Père pour distribuer les récompenses » ; il veut par avance rendre leurs yeux témoins de cette gloire, et leur faire voir, autant qu’ils en étaient capables en cette vie; cette haute majesté dans laquelle il devait venir. Il veut aussi prévenir en même temps le trouble et la douleur que ses apôtres, et particulièrement saint Pierre, pouvaient ressentir de sa mort.

Mais remarquez ce que fait Jésus-Christ après qu’il a parlé de l’enfer et du Royaume du ciel. Car lorsqu’il dit : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera »; et encore lorsqu’il assure « qu’il rendra à chacun selon ses oeuvres» , c’est du ciel et de l’enfer qu’il veut parler; il les marque bien l’un et l’autre, et néanmoins il ne les offre pas l’un et l’autre à la vue des apôtres, il ne leur montre que le ciel et il laisse l’enfer dans ses ténèbres. Pourquoi cela ? C’est que s’il avait eu affaire à des âmes par trop grossières, il aurait bien fallu leur présenter aussi une image de l’enfer ; mais comme les apôtres étaient pieux et bien disposés, c’est par la vue des biens célestes qu’il les excité. Outre cette raison tirée des apôtres, il y en avait encore une autre tirée de la personne de Jésus-Christ, pour qui il était plus convenable de montrer le ciel que l’enfer. Ce n’est pas néanmoins qu’il néglige l’autre moyen; il y a des endroits de l’Evangile où il nous met sous les yeux un tableau assez frappant de l’enfer, par exemple lorsqu’il parle du mauvais riche, ou de celui qui redemanda avec tant de cruauté les cent deniers que son frère lui devait, ou de ce téméraire qui osa se trouver aux noces avec des vêtements sales.

« Et six jours après Jésus prenant en particulier Pierre, Jacques et Jean son frère, les fit monter avec lui sur une haute montagne (XVII, 4) ». Un autre évangéliste dit que ce fut « huit jours après». Il n’y a néanmoins aucune contradiction entre eux, et ils ne laissent pas de s’accorder parfaitement. Car l’un compte le jour auquel Jésus-Christ disait ces paroles, et celui auquel il mena ses apôtres sur la montagne; et l’autre, négligeant ces deux jours, ne compte que l’intervalle qui y (437) est compris. Mais je ne puis m’empêcher, mes frères, d’admirer la vertu de notre évangéliste, qui n’affecte point de cacher le nom des apôtres que Jésus-Christ honorait davantage de ses faveurs, et qu’il préférait aux autres. C’est ce que fait aussi saint Jean en plusieurs endroits de son évangile, où il se complaît à rapporter assez au long les louanges de saint Pierre, et la prééminence qu’il avait sur tous les autres; c’est que cette sainte compagnie était entièrement exempte d’envie et de vaine gloire. Jésus-Christ donc prenant avec lui les principaux d’entre ses apôtres, « les mène en particulier sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux et sort visage devint resplendissant comme le soleil, et ses vêtements blancs et éclatants comme la lumière (2). Et en même temps ils virent paraître Moïse et Elie qui s’entretenaient avec lui (3) ». Pourquoi ne prend-il que ces trois apôtres, sinon parce qu’ils étalent plus parfaits que les autres? saint Pierre, parce qu’il aimait plus Jésus-Christ ; saint Jean, parce qu’il en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse qu’il fit avec son frère: « Nous pouvons boire votre calice », et il ne s’en tint pas aux paroles, mais il alla jusqu’aux effets, puisque sa grande vertu le rendit si insupportable aux Juifs, qu’Hérode crut leur faire un plaisir insigne, en lui faisant couper la tête.

Mais d’où vient que Jésus-Christ attend « six « jours » pour se transfigurer devant ces trois disciples? Que ne le fait-il aussitôt qu’il l’a promis? C’était pour épargner la faiblesse des autres apôtres, et c’est cette même raison qui l’avait empêché de leur dire quels seraient l’es trois qu’il devait choisir d’entre eux. On ne doit point douter qu’ils n’eussent eu un désir dardent de le suivre, et qu’ils n’eussent été percés jusqu’au coeur, se croyant méprisés de leur Maître. Car, bien que le Sauveur ne montrât qu’une image fort imparfaite et toute corporelle de sa gloire, cette vue ne laissait pat néanmoins de leur être extrêmement douce, Mais pourquoi, me direz-vous, prédit-il que cela arriverait? C’était afin que ceux qui en seraient témoins, fussent plus disposés à le croire, quand ils le verraient; et il voulait que ce retard de quelques jours, pendant les quels il différa de leur faire voir cette vision, en augmentât en eux le désir, et les y rendît ensuite plus attentifs. Pourquoi Jésus-Christ fait-il paraître Moïse et Elie? On pourrait en rapporter plusieurs raisons. Mais la principale c’est que le peuple disait que Jésus-Christ était ou Moïse ou Elie, ou Jérémie, ou quelque autre des prophètes. Jésus mena avec lui les principaux de ses apôtres, afin qu’ils vissent dans cette gloire la différence du maître et des serviteurs, et avec quelle raison il avait loué saint Pierre, lorsque celui-ci avait confessé qu’il était « le Fils de Dieu »

On sait d’ailleurs que les Juifs accusaient sans cesse Jésus-Christ d’être un violateur de la loi, un blasphémateur, lequel s’appropriait une gloire qui, selon eux, ne lui appartenait pas, la gloire de Dieu le Père. Ils disaient souvent: « Cet homme n’est point de Dieu, parce qu’il ne garde pas le sabbat ». (Jean, IX, 16.} Et ailleurs: « Nous ne vous lapidons pas à cause de vos bonnes oeuvres, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu ». (Jean, X, 33.) Jésus-Christ donc voulant montrer que l’une et l’autre de ces deux accusations ne venaient que de l’envie des Juifs; qu’il était également exempt de ces deux crimes; qu’il ne violait point la loi en faisant ce qu’il faisait, et qu’il ne s’attribuait pas une gloire qui ne lui appartenait point en se disant égal à Dieu son Père, Jésus-Christ s’autorise des deux témoins qui étaient les plus irréprochables et les moins suspects en ce point à tous les Juifs. Car puisque Moïse avait donné la loi, les Juifs ne pouvaient pas dire que ce saint prophète eût voulu souffrir un homme qui la violait, et qu’il eût honoré l’ennemi déclaré des ordonnances qu’il avait autrefois publiées de la part de Dieu. Elle aussi, qui avait été brûlé d’un zèle si ardent pour la gloire et le service de Dieu, n’eût eu garde de venir assister Jésus-Christ, et d’obéir à ses ordres s’il l’eût regardé comme un homme opposé à Dieu, qui. eût voulu, se rendre égal à lui, et usurper injustement une gloire dont ce saint prophète avait été si jaloux durant sa vie,

2. Jésus-Christ voulait encore apprendre qu’il étant le maître de la vie et de la mort, et qu’il dominait dans le ciel et dans les enfers. C’est pourquoi il fait venir ici en sa présence un homme qui était mort et un autre qui ne l’était pas. L’Evangéliste nous découvre encore une cinquième raison. Jésus-Christ voulait faire voir à ses disciples quelle serait la gloire de sa croix. Il voulait consoler saint Pierre, et les autres à qui sa passion faisait peur, et relever (438) ainsi leur courage. Car Moïse et Elie étant avec Jésus-Christ, ne se tenaient pas, en silence:

« mais ils parlaient entre eux de la gloire qu’il devait recevoir à Jérusalem (Luc, II, 31) », c’est-à-dire de sa passion et de sa croix. Car c’est le nom que les prophètes lui donnaient toujours. Jésus-Christ ne se contente pas néanmoins de fortifier ses Apôtres par cette considération. Il les anime encore en rappelant en leur mémoire, par la présence de ces deux grands hommes, les vertus dans lesquelles ils avaient excellé autrefois, et que Jésus-Christ désirait le plus dans ses disciples. Et comme il venait de leur dire: « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il porte sa croix et qu’il me suive», il fait venir aussitôt après en sa présence des hommes qui s’étaient offerts cent fois à la mort pour obéir aux ordres de Dieu, et pour procurer le bien du peuple qu’il leur avait confié.

Car on peut dire de chacun de ces deux prophètes qu’il avait perdu son âme, et qu’il l’avait retrouvée. Tous deux s’étaient hardiment présentés devant les princes endurcis, l’un devant Pharaon et l’autre devant Achab. Tous deux s’étaient exposés, pour leur parler en faveur d’un peuple désobéissant et rebelle, qui, après avoir été délivré d’une tyrannie insupportable, devait ensuite porter sa furie contre ses propres libérateurs. Tous deux n’étant encore que simples particuliers, avaient néanmoins résolu de retirer le peuple de l’idolâtrie. L’un avait la langue embarrassée et la. voix faible, l’autre fut un peu sauvage dans tout son extérieur. Tous deux furent exempts d’avarice, foulèrent aux pieds les richesses, et n’aimèrent que la vertu, puisque Moïse ne possédait rien en propre, et qu’Elie n’avait pour trésor qu’une peau de bête qui le couvrait.

Et ce qui est très-remarquable, c’est qu’ils étaient amis de la pauvreté dans le temps même de l’ancienne loi; et lorsque ni l’un ni l’autre ne faisait pas encore beaucoup de miracles. Car bien que Moïse ait fendu une fois les eaux de la mer, qu’a-t-il fait de comparable à saint Pierre qui a marché sur elles, qui y a pu transporter les montagnes, qui a guéri toutes sortes de maladies, chassé les démons, fait des miracles par la seule ombre de son corps, et converti toute la terre à Jésus-Christ? Que si Elie a ressuscité un mort, les apôtres en ont ressuscité mille, avant même qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. Ce sont donc là les raisons, mes frères, du choix que Jésus-Christ fait de ces deux hommes pour être présents à sa Transfiguration. Il voulait que ses apôtres imitassent particulièrement dans l’un, l’amour qu’il avait eu pour son peuple, et dans l’autre ce courage inflexible qu’il avait témoigné en toutes rencontres, afin qu’ils devinssent tout ensemble doux comme Moïse, et pleins de zèle comme Elie. L’un frappa toute la Judée d une famine de trois années, et l’autre disait à Dieu : « Si vous leur remettez ce péché, Seigneur, remettez-le, sinon effacez-moi du livre que vous avez écrit ». (Exod. XXXII, 32.)

C’étaient toutes ces choses dont Jésus-Christ voulait faire souvenir ses apôtres en leur présentant seulement devant eux ces deux prophètes. Il les leur fait voir dans une grande majesté, afin de les encourager davantage à monter par leurs vertus, non seulement à ce même degré de gloire, mais encore à un autre plus élevé; car il ne voulait point que ses apôtres se bornassent à l’état et à la perfection de ces deux grands hommes, mais qu’ils allassent encore plus loin. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui dirent : « Commanderons-nous au feu de descendre sur cette ville » ? (Luc. IX, 54) ce que fit autrefois Elie, il leur répond: « Vous ne savez, pas à quel esprit vous appartenez», voulant les exciter à la. patience, par la considération des grandes grâces qu’ils avaient reçues de Dieu.

Qu’on ne croie pas cependant que j’accuse Elie comme faible ou comme un homme d’une vertu médiocre. Je reconnais l’excellence et la vertu sublime de ce grand prophète, et j’admire qu’il l’ait possédée en un degré si éminent, dans le temps auquel il vivait. Caron sait combien ce temps était encore faible, et qu’il était comme l’enfance du monde. C’est aussi de cette manière que nous disons que Moïse était parfait; mais d’une perfection qui ne suffisait pas pour les apôtres. Car Jésus-Christ leur demandait plus que n’avait fait Moïse: « Si votre justice n’est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 27.) Il ne les envoyait pas seulement en Egypte comme il y avait envoyé Moïse, mais dans toute la terre, qui n’était pas moins corrompue ni moins plongée dans l’idolâtrie que ne l’était l’Egypte : et ils n’avaient pas à disputer contre Pharaon, mais à combattre le démon même qui est le prince et le père de toute malice. Car leur (439) combat et leur dessein était proprement de terrasser cet ennemi furieux; de l’enchaîner, et de lui enlever ses dépouilles. Ce qu’ils firent, non en divisant les eaux de la mer, mais en séparant par la vertu de Jésus-Christ, qui est la verge de Jessé, les abîmes de l’impiété qui s’élevaient de toutes parts avec plus de violence que tous les flots de la mer Rouge.

Représentez-vous ce qui donne d’ordinaire le plus de terreur aux hommes, la mort, la pauvreté, l’infamie et cent autres choses fâcheuses, qui nous font plus de peur que la mer alors n’en faisait aux Juifs. Cependant Jésus-Christ leur persuade de se raidir contre ces maux, et de passer au travers de ces souffrantes, comme à pied sec et dans une pleine paix. Pour les fortifier donc, et pour les exercer dans cette pénible carrière, il fait venir en leur présence ces divins athlètes d’autrefois, qui s’étaient le plus signalés du temps de l’ancienne loi. Mais que dit en cette rencontre saint Pierre que l’on voit partout montrer tant de feu?

« Seigneur, nous sommes bien ici (4) ». Comme il craignait ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait pas longtemps, savoir que Jésus-Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir, et qu’il n’osait plus après cette rude réprimande que le Sauveur lui avait faite, prendre encore la liberté de le détourner de ce dessein, en lui disant : « Seigneur ayez pitié de vous » sa crainte continuant toujours, lui fait donner encore le même conseil à Jésus-Christ, mais par des paroles différentes et plus couvertes. Il se voyait sur le haut d’une montagne et dans une solitude fort écartée. Il crut que ce lieu était sûr et qu’il valait mieux y demeurer que de retourner à Jérusalem. C’est pourquoi il exhorte Jésus-Christ à y demeurer: «Seigneur», dit-il, « nous sommes bien ici », il parle même de faire des tentes, croyant que si Jésus-Christ le lui permettait, il ne penserait plus à retourner dans la ville qui le devait faire mourir.

Il espérait ainsi que s’il pouvait une fois porter son maître à ne plus faire ce voyage, il l’empêcherait de mourir. Car c’était dans Jérusalem que Jésus-Christ disait que les scribes et les pharisiens le prendraient. N’osant donc dire ouvertement tout ce qu’il pensait, et tâchant néanmoins de le persuader au Fils de Dieu, il le dit d’une manière ingénieuse, assez pour se faire entendre et pas assez pour s’attirer une nouvelle réprimande: « Seigneur, nous sommes bien ici », puisque Moïse et Elie s’y trouvent présents. Elie se souviendra qu’il a fait autrefois descendre le feu de la montagne sur ceux qui le voulaient perdre. Moïse pourra aussi nous cacher dans une nuée, comme il le fut autrefois sur la montagne en parlant à Dieu. Et d’ailleurs personne ne saura que nous soyons cachés ici.

3. Admirez, mes frères, l’amour ardent que cet apôtre avait pour son maître.. Ne considérez point que son conseil n’était pas sage, mais voyez combien son zèle pour le Sauveur était brûlant. Car ce n’était point pour lui-même que l’apôtre craignait. C’était uniquement pour son maître. Et il n’en faut point d’autre -preuve que ce qu’il dit à Jésus un instant

avant que celui-ci fût pris et conduit à la mort: « Je donnerai ma vie pour vous, et quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai jamais » (Marc, XIV, 31.), n‘est-ce pas aussi ce qui fit que, le trouvant au milieu d’un si grand danger et environné de tant de soldats, non-seulement il ne pensa point à fuir, mais qu’il tira même l’épée, et coupa l’oreille à l’un des serviteurs du grand prêtre? On ne peut donc raisonnablement croire qu’il craignît pour lui. Jésus-Christ seul était tout le sujet de sa crainte.

Mais comme il avait dit trop en général: « Nous sommes bien ici », il se corrige en ajoutant aussitôt : « Faisons ici, s’il vous plaît, trois tentes: une pour vous, une pour Moïse, et une pour Elie ». Que dites-vous, saint apôtre? Vous venez de séparer le maître d’avec les serviteurs, et vous les confondez maintenant ensemble. Vous voyez, mes frères, combien les apôtres étaient imparfaits avant la mort du Sauveur. Il est vrai que le Père avait révélé son Fils à saint Pierre, mais saint Pierre n’avait pas cette révélation toujours présente dans l’esprit, et il était encore sujet au trouble, comme on le voit ici dans la surprise de cette vision, et de ce qu’il y entendit. Les autres évangélistes, pour exprimer ce trouble et nous montrer quelle était la confusion de son esprit, disent « qu’il ne savait ce qu’il disait » (Marc, IX, 6), parce. qu’il était saisi de crainte. Et saint Luc, après ces paroles : « Faisons ici trois tentes », ajoute aussitôt : « Qu’il ne savait ce qu’il disait »: Et pour .marquer davantage leur épouvante, il dit qu’ils étaient appesantis par le sommeil, et qu’en se (440) réveillant ils virent la gloire du Sauveur, appelant du nom de « sommeil » le grand étonnement que cette vision leur causa.

Comme les yeux d’ordinaire sont obscurcis par une grande lumière, les apôtres furent comme aveuglés par la gloire de Jésus. Car cette transfiguration ne se fit point durant la nuit, mais en plein jour; et l’éclat extraordinaire d’une lumière si divine les frappa de telle sorte, que la faiblesse de leurs yeux n’en put supporter la force, et fut contrainte de céder. Après que saint Pierre eut dit ces paroles, ni Jésus, ni Moïse, ni Elie ne parlent plus. Seul le Père, autorité plus grande et plus digne de foi, fait sortir sa voix d’une nuée.

« Comme il parlait encore, une nuée lumineuse vint les couvrir; et en même temps il sortit une voix de cette nuée qui fit entendre ces mots: C’est mon Fils bien-aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection. Ecoutez-le (5) »; Pourquoi cette voix sort-elle d’une nuée? Parce que c’est de cette manière que Dieu paraît partout. David dit de lui « que la nuée et l’obscurité l’environnent ». (Psal. LXIX, 4.) Et ailleurs: « Qu’il monte sur une nuée; et qu’il est assis sur une nuée légère ». (Ps. CIII, 3.) Et dans les Actes : « Une nuée le reçut et le cacha aux yeux des apôtres ». (Act. 1, 9.) Et ailleurs: « C’était comme le Fils de l’homme venant dans les nuées ». (Dan. VIII, 14.) C’est donc afin que les apôtres croient que cette voix venait de Dieu qu’elle sort d’une nuée. L’Évangile marque qu’elle était claire et « lumineuse ». Quand Dieu voulait étonner les hommes par ses menaces, il leur faisait voir une nuée noire et sombre, comme il fit sur le mont Sinaï : « Moïse », dit l’Ecriture, « entra dans une nuée obscure, et la fumée paraissait de toutes parts comme une fumée épaisse ». (Exod. XXIV,13.) Le Prophète parlant de même des menaces dont Dieu étonnait les hommes, les compare à une « eau obscure et ténébreuse dans les nuées de l’air». (Ps. XVII, 13.) Mais Dieu, qui ne voulait point terrifier ici les apôtres, mais seulement les instruire et les enseigner, paraît sur une nuée claire. Saint Pierre disait : « Faisons trois tentes », et Dieu en fait au contraire paraître une qui n’était point faite par la main des hommes. Ici on n’aperçut rien de ces fumées épaisses et sombres d’autrefois. On ne vit qu’une nuée claire et légère, d’où sortit une voix qui n’avait rien de terrible. Et pour ne point laisser de doute à qui des trois cette voix s’était adressée : « Voici mon Fils bien-aimé »; lorsqu’elle se fit entendre, Moïse et Elie s’étaient déjà retirés, ce qui ne fût pas arrivé, si ce témoignage si glorieux eût été pour quelqu’un de ces deux prophètes. Pourquoi la nuée les enveloppe-t-elle tous et non pas le Christ seul? Parce que si elle n’eût reçu que le Christ seul, on eût pu croire que c’était lui qui aurait fait entendre la voix. Aussi l’évangéliste, insistant sur ce point, affirme expressément que la voix venait de la nuée, c’est-à-dire de Dieu.

Et que dit la voix? « C’est ici mon Fils bien-aimé ». Si Jésus-Christ est le Fils bien-aimé du Père, Pierre, ne craignez plus rien. Vous ne devez plus douter de sa toute-puissance, lors même qu’il sera en croix: ni perdre l’espérance de. sa résurrection. Si votre peu de foi vous a fait trembler jusqu’ici, qu’au moitis la voix du Père vous rassure. Si vous ne doutez point de la toute-puissance du Père, pourquoi doutez~vous de celle d,u Fils? Ne craignez -donc plus les maux auxquels, il va s’exposer volontairement pour noua. Jésus est non seulement le Fils, mais le Fils bien-aimé de son Père. C’est le Père lui-même qui le dit en votre présence: «Voici mon Fils bien-aimé » Puisque le Père aime son Fils, que devez-vous craindre? Personne n’abandonne celui qu’il aime. Quittez donc ces vaines terreurs. Quand vous auriez pour Jésus-Christ un amour encore plus tendre, il ne peut égaler celle que le Père éternel a pour son Fils.

L’Evangile ajoute : « Dans lequel j’ai mis toute mon affection ». Le Père n’aime pas seulement son Fils parce qu’il l’a engendré, mais aussi parce qu’il lui est égal en toutes choses et qu’il veut généralement tout ce que son Père veut. Il trouve donc dans son Fils un double ou plutôt un triple sujet d’amour. Il l’aime parce qu’il est son « Fils » : Il l’aime, parce qu’il est son Fils « bien-aimé»: Il l’aime enfin, parce qu’il « met en lui toute son affection ». C’est-à-dire, qu’il trouve en lui tout son repos, tout son plaisir. Le Père aime son Fils de la sorte, parce qu’il lui est égal en tout, qu’il n’a qu’une même volonté avec lui, et qu’étant Fils, il n’est néanmoins qu’un avec celui qui l’engendre : « Ecoutez-le », dit le Père. Et s’il veut être crucifié, ne vous y opposez pas.

4. « Les disciples entendant cette voix, (441) tombèrent le visage contre terre, et furent saisis d’une grande crainte (6) ». Pourquoi furent-ils saisis d’une si grande crainte en entendant cette voix? Cette même voix s’était déjà fait entendre au baptême de Jésus-Christ en présence de tout un peuple, et cependant personne de tous ceux qui étaient présents ne fut frappé d’une semblable terreur. (Jean, XII, 21.) Il est encore marqué dans la suite qu’ils entendirent comme la voix, et comme le bruit d’un tonnerre, et cependant ce tonnerre ne les étonne pas autant que le fait ici cette voix. Quel est. donc le sujet de la crainte qu’ils éprouvent? C’était, mes frères, à cause de toutes les circonstances, du temps, du lieu, de la solitude, de la montagne, du silence qui y régnait, de là transfiguration du Sauveur, de la lumière ‘si brillante qui parut alors, et de cette nuée qui les couvrit de son ombre. Toutes ces particularités jointes ensemble les jetèrent dans une appréhension extrême. Tout ce qu’ils voyaient contribuait à leur trouble, et ils se jettent par terre autant par un sentiment de crainte que par un mouvement d’adoration. Mais Jésus, pour empêcher que Cette crainte ne leur fit perdre la mémoire de ce qu’ils venaient de voir, les en délivre sur l’heure.

« Mais Jésus s’approchant, les toucha et leur dit: Levez-vous, et ne craignez point (7). Alors levant les yeux, ils ne virent personne que Jésus tout seul (8). Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement, et leur dit : Ne parlez à personne de cette vision jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts (9) ». Jésus-Christ leur défend de parler de cette vision avant qu’il fût ressuscité d’entre les morts, parce que plus les apôtres publiaient de grandes choses à son sujet, plus les hommes les croyaient difficilement. D’ailleurs, le scandale de la croix s’en fût augmenté. Il a soin, en leur faisant cette défense, de leur marquer qu’il ne les engageait pas au silence pour toujours, mais seulement « jusqu’à ce qu’il fût ressuscité d’entre les morts »; comme pour leur rendre raison du commandement qu’il leur faisait. Il use en leur parlant de sa passion, d’une expression qui cachait ce qu’elle avait de triste, et qui n’en faisait paraître que la fin qui devait être agréable.

Mais quoi, me direz-vous, les hommes ne devaient-ils plus se scandaliser de la croix du Fils de Dieu, lorsqu’il serait ressuscité d’entre les morts? Tout le monde sait que non. Le temps des scandales était celui qui précéda la passion. Mais depuis que les apôtres eurent reçu la plénitude du Saint-Esprit, et que l’éclat de leurs miracles soutenait leurs prédications, ils persuadèrent aisément aux hommes tout ce qu’ils voulurent, parce que d’une voix plus éclatante que le son de la trompette, les faits publiaient d’eux-mêmes la puissance du Sauveur. Quoi de plus heureux que ces trois apôtres qui furent trouvés dignes d’être avec le Seigneur enveloppés d’une même nuée?

Pour nous, mes frères, il dépendra de nous, si nous le voulons, de voir aussi le Fils de Dieu dans sa gloire; nous pourrons le voir, non plus comme ces trois disciples sur la montagne, mais d’une manière bien plus auguste. Quand il viendra au milieu des airs pour juger le monde, ce ne sera plus avec cette faible gloire qu’il fit paraître sur le Thabor. Il fallait épargner la faiblesse des apôtres; et Jésus. Christ ne leur devait dévoiler sa gloire qu’autant qu’ils étaient capables de la supporter. Mais lorsqu’il se fera voir à la fin du monde, il viendra dans toute la gloire de son Père. Il ne sera plus accompagné seulement de Moïse ou d’Elie, mais d’un nombre innombrable d’anges, des archanges, des chérubins, et de cette troupe bienheureuse que personne ne peut nombrer. Il ne sera point alors enveloppé dune nuée : le ciel se repliera sur lui-même comme pour 1ui faire place. Et de même que quand les juges vont prononcer leur sentence, on tire les rideaux qui les couvraient, ainsi le ciel s’ouvrira alors, afin que toute la terre voie Jésus, son juge, sur son tribunal, et que tous les hommes écoutent l’arrêt de ses jugements. Il ne fera point comme nos juges : il ne se servira de l’entremise de personne pour prononcer la sentence. Le Sauveur parlera lui-même. Il dira aux uns: « Venez, vous que mon Père a bénis. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger » (Matth. XXV, 49.) Il dira aux autres : «Courage, bon et fidèle serviteur; vous avez été fidèle dans les petites choses, je vous établirai sur les grandes ». (Ibid. 30.) Mais il dira au contraire aux méchants: « Allez, maudits, dans le feu éternel qui, est préparé pour le diable et pour ses anges ». Et à d’autres : « Méchant et lâche serviteur, etc. » Il séparera ces derniers d’avec lui; il les livrera entre les mains des bourreaux; il commandera qu’on lie les pieds et les mains aux autres et (442) qu’on les jette dans les ténèbres extérieures. Après que les méchants, comme de mauvais arbres, auront été coupés par cette cognée terrible dont il les avait menacés, ils seront précipités dans les flammes qui ne s’éteindront jamais; lorsque les justes , au contraire , brilleront comme le soleil, et plus même que le soleil. Car quand Jésus-Christ compare la gloire de ses élus à l’éclat et à la beauté de cet astre, il ne faut pas croire qu’ils ne seront précisément que dans ce degré de beauté et de lumière. Le Sauveur ne se sert de cette comparaison que parce que nous ne voyons rien ici-bas de plus brillant que le soleil, et il nous propose une lumière que nous connaissons, pour nous faire juger d’une autre que nous ne connaissons pas.

C’est en ce sens qu’il faut entendre ce que l’Evangile vient de dire, que « son visage était resplendissant comme le soleil » au moment de sa transfiguration. Le trouble qui saisit alors les apôtres et qui les fit tomber le visage en terre, nous fait voir que cette lumière était quelque chose de plus que n’est celle du soleil; puisqu’ils l’eussent aisément supportée, si elle lui eût été semblable et si elle n’eût point eu de plus grand éclat. Les justes donc brilleront alors comme le soleil et plus même que le soleil; mais les méchants seront jetés dans les ténèbres et réduits aux dernières extrémités.

Il ne faudra point alors ouvrir de livres, ni produire d’accusateurs, ni écouter de témoins. Jésus-Christ tiendra lui seul lieu de tout, de témoin, d’accusateur et de juge. Il connaît parfaitement toutes choses. Tout est nu et développé à ses yeux. Toutes les différentes conditions d’ici-bas, de pauvre ou de riche, de puissant ou de faible, de sage ou de fou, d’esclave ou de libre, disparaîtront en sa présence. Toutes ces qualités extérieures et étrangères à l’homme s’évanouiront devant lui, et il jugera de chacun uniquement par ses oeuvres. Nous voyons tous les jours dans les jugements séculiers, lorsqu’on juge un meurtrier et un homicide ou un criminel de lèse-majesté, qu’on oublie toutes ses qualités passées. On ne se souvient plus qu’il ait été ou préfet, ou consul, élevé en un mot aux plus hautes charges de l’Etat. On ne le considère plus que comme un coupable, et on ne pense qu’à lui faire souffrir la peine qu’il a méritée. Si cela est vrai des jugements de la terre, combien le sera-ce davantage du jugement de Dieu même?

5. Prévenons donc, mes frères, la rigueur de ce Juge. Quittons la robe souillée du mal. Couvrons-nous des armes de la lumière, afin qu’alors la gloire de Dieu -nous environne. Car enfin qu’y a-t-il de si pénible dans ce que Dieu nous commande? Ou qu’y a-t-il au contraire qui ne soit aisé? Ecoutez le prophète Isaïe, et reconnaissez avec quelle facilité vous pouvez obéir à la loi de Dieu: «Quand», dit-il, « vous « humilieriez vos têtes, et que vous seriez sur le sac et sur la cendre, vous n’offririez pas « encore une hostie qui fût agréable à Dieu. Mais rompez tous les liens de l’iniquité, et déchirez les obligations exigées par votre avarice et par votre violence ». (Isaïe, LVIII, 5.) Admirez la sagesse du Prophète. Il semble ne parler d’abord des choses rudes et pénibles que pour les exclure, et il nous porte ensuite à nous sauver, par la pratique de ce qui est le plus aisé. Il nous fait voir que Dieu ne recherche pas principalement de nous les travaux du corps et l’affliction de la chair; mais qu’il veut avant tout que nous obéissions à ses lois et que nous exécutions ses commandements.

Le Prophète va plus loin, et, pour nous faire comprendre combien la vertu est aisée, et qu’il n’y a que la malice qui soit pénible, il se sert d’expressions qui le montrent par elles-mêmes. Car il appelle la .malice « un lien et une chaîne, et la vertu, au contraire, la délivrance de nos chaînes : « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’iniquité. Déchirez », ajoute-t-il, « les obligations exigées par votre avarice », marquant ainsi ce que nous faisons par nos détestables usures « Laissez aller libres ceux qui sont brisés, »c’est-à-dire ceux qui sont chargés de dettes. Car le débiteur, lorsqu’il aperçoit celui qui lui a prêté, a le coeur comme brisé, et la crainte qui le saisit est comme un poids qui l’accable.

Il aimerait mieux voir alors une bête féroce « Retirez chez vous ceux qui n’ont point d’abri. Si vous voyez un pauvre nu, donnez-lui de quoi se vêtir, et ne méprisez pas ceux qui sont du même sang que vous ».

Je me souviens que, dans nos dernières exhortations, nous avons parlé de la grandeur des récompenses que Dieu promet à ces oeuvres de piété, et des biens inestimables qu’elles nous attirent. C’est pourquoi je ne m’y arrête plus. J’aime mieux aujourd’hui considérer avec vous, s’il est vrai qu’il y ait quelque chose de pénible dans ces exercices de charité, et (443) s’ils sont au-dessus des forces de l’homme. Je vous déclare par avance que nous n’y trouverons rien de difficile, et que nous reconnaîtrons qu’on n’a de la peine qu’en faisant le mal.

Car, sans sortir de l’exemple dont le Prophète nous parle, qu’y a-t-il de plus pénible que de donner son argent à usure, et de se charger l’esprit des soins de le bien placer; de chercher des assurances; de se défier de celles qu’on nous a données; d’avoir peur de perdre, tantôt la rente, tantôt le fonds, tantôt les cautions, tantôt les contrats? car l’on est exposé à toutes ces pertes. Souvent, plus en croit avoir d’assurances, plus on est trompé; et ce qui nous paraissait le moins à craindre, nous manque le plus. il n’y a rien de semblable dans la pratique de l’aumône. Elle se fait toujours sans peine. Elle est exempte de toutes ces inquiétudes.

Ne trafiquons donc plus des misères de nos frères, et ne faisons point un commerce si infâme d’un argent dont nous nous devrions faire des amis. Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne prennent pas plaisir à m’entendre, et qui ne peuvent souffrir que je leur parle si souvent du mépris de. leurs richesses. Mais quel avantage retirez-vous de mon silence? Quand je me tairais, et que, pour vous épargner, je cesserais de vous avertir de votre devoir, mon silence vous délivrera-t-il de l’enfer? Vos peines, au contraire, ne s’augmenteront-elles pas par la liberté de vos crimes? Et un si lâche silence ne m’engagera-t-il pas avec vous dans la même condamnation? Que vous servirait donc ma fausse douceur et ma cruelle complaisance, puisqu’elle ne vous produirait aucun bien, et qu’elle rendrait vos maux encore pires qu’ils n’étaient. Quelle utilité retirerez-vous, si, vous flattant par des paroles qui vous plaisent, je vous jette en effet dans une éternelle douleur? Si j’épargne vos oreilles au lieu d’épargner vos âmes, et si, pour plaire aux unes, je laisse périr les autres? Ne vaut-il pas mieux vous causer ici un peu de peine, et vous causer une douleur passagère, qui vous délivrera d’un feu qui ne s’éteindra jamais?

Car il ne faut point vous céler, mes frères, que l’Eglise est attaquée aujourd’hui d’une maladie bien dangereuse, et qui a besoin d’un puissant remède. Dieu défend aux chrétiens de s’amasser des richesses. Il condamne en eux cette avarice, quand ils ne s’enrichiraient que par des voies innocentes, et par de justes travaux, parce qu’il ne veut pas qu’ils se fassent un trésor sur la terre. Il leur commande au contraire d’ouvrir leurs maisons aux pauvres, et de leur faire part de leurs biens. Et cependant on voit qu’aujourd’hui ils s’enrichissent de la misère et de la pauvreté de leurs frères et qu’ils sont ravis d’avoir trouvé une sorte d’avarice qui leur paraît irréprochable, et qui est même couverte de quelque prétexte de bonté.

.Et ne m’alléguez point ici les lois et les coutumes. Les publicains et les usuriers déclarés les gardent, et ils ne laissent pas d’être condamnés de Dieu. Ne doutons point donc que nous ne le soyons nous-mêmes, si nous ne cessons de tyranniser les pauvres, si nous augmentons leur pauvreté par nos usures, et si nous tirons un gain cruel de l’argent que nous leur prêtons pour satisfaire aux plus pressantes nécessités.

Dieu vous a donné des richesses, non pour appauvrir les autres, ni pour trafiquer de leurs misères, mais pour les en délivrer. Vous témoignez vouloir soulager leur pauvreté, et vous la rendez plus insupportable. Vous feignez de les consoler, et vous les jetez dans le désespoir. Vous voulez tirer un gain infâme de vos aumônes, et vous vendez le plaisir que vous leur faites. Vendez-le, je ne vous en empêche pas , mais que ce soit pour le royaume des cieux. Ne vous contentez plus d’un vil gain, d’un pour cent par. mois, et ne prétendez pas moins qu’une vie qui ne finit point.

Pourquoi vous condamnez-vous vous-même à une si grande bassesse, et à un gain si méprisable?Avez-vous l’âme assez basse pour abandonner de si grandes choses, afin de vous attacher à d’autres qui sont si petites, et pour vous contenter d’un peu d’argent, lorsque rien ne devrait vous contenter que le royaume de Dieu? Pourquoi laissez-vous de côté les récompenses que Dieu vous offre pour en chercher de basses et de honteuses parmi les hommes? Pourquoi quittez-vous Celui qui est infiniment riche, pour vous adresser à un pauvre qui n’a rien? Pourquoi méprisez-vous Celui qui ne cherche qu’à répandre ses dons et ses grâces, pour mettre toute votre espérance dans un ingrat? Vous ne confiez pas votre argent à celui qui pourrait tous le rendre avec une grosse usure, et vous l’abandonnez à celui (444) qui est même incapable de vous le rendre. L’un ne souhaite que de vous le restituer, et l’autre ne craint rien tant que d’être contraint de le faire. L’un ne peut qu’avec peine donner un pour cent, et l’autre vous offre cent pour un dans ce monde, et une vie éternelle dans l’autre. L’un ne vous rend ce qu’il vous doit qu’avec des murmures et des injures; et l’autre vous le rendrait avec des louanges et des applaudissements. L’un tâche d’attirer sur vous la haine de tout le monde, et l’autre ne pense qu’à vous couronner un jour devant tout le monde.

N’est-ce donc pas le comble de la folie de ne savoir pas même où l’on doit placer son argent, et où l’on doit chercher à gagner? Combien a-t-on vu de personnes perdre leur fonds par le désir violent d’en tirer trop de revenu ? Combien en a-t-on vu d’autres courir une infinité de hasards, et s’exposer aux pièges que leur tendaient ceux qui enviaient leurs richesses? Combien en a-t-on vu tomber dans la dernière pauvreté par l’insatiabilité de leur avarice?

6. Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. C’est votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen. XII, 3.) Lorsqu’Abraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à l’accomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? C’est ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie l’effet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre d’un péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez d’exiger de l’argent d’un homme pour l’avoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas d’en exiger si cruellement pour l’avoir assisté dans un besoin moins considérable? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans l’ancienne loi?

Mais quelle est l’excuse dont la plupart se couvrent? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais c’est pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner d’un bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent qu’un argent qui n’avait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste d’enfanter des scorpions et des vipères.

Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu? N’avouez-vous pas vous-même que l’usure est une chose très-infâme? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins qu’avec horreur, jugez de quel oeil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que l’usure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et c’est pour cette raison qu’il n’est jamais permis aux personnes constituées en: dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. .C’est la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats n’en, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, qu’ils n’estiment les arrêts du sénat de Rome.

Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas d’autoriser ainsi l’injustice de vos usures? Je l’appelle une injustice; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans- pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu? N’y a-t-il point d’autres voies justes et légitimes de gagner sa vie? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des boeufs, travailler des mains, et ménager son revenu? N’êtes-vous pas déraisonnable? N’êtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines?

Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop d’accidents, que (445) souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par l’usure? Toutes ces intempéries de l’air ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte; au lieu qu’ici on perd très-souvent le fonds, et qu’avant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car l’usurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il n’y trouve de repos. Quand on lui apporte de l’argent, il ne considère point ce qu’il a, mais ce qu’il n’a pas; et quelque grande que soit la rente qu’on lui paie, il s’afflige toujours de ce qu’elle n’égale pas le fonds. C’est pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps d’amasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure qu’il le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire d’autres revenus semblables, comme une vipère produit encore d’autres vipères.

Je me sers de cette comparaison, parce que l’usure ronge plus l’âme d-e l’avare qui l’exige, que les vipères ne. rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là « les liens injustes » dont parlait tantôt le Prophète, « et ces chaînes pesantes » qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit l’usurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné: « Donnez», dit-il, « à ceux dont vous n’espérez rien recevoir (Luc, VI, 40)», et vous exigez plus nième que vous ne donnez? Vous redemandez comme une dette, un argent qui n’est point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez qu’un trésor de colère et de vengeance?

Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à l’usure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et n’aspirons plus qu’à ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, c’est-à-dire : « La piété avec ce qui nous suffit « pour vivre ». (I Tim. vi, 6.) C’est de ce trésor que nous devons nous enrichir; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et l’empire, dans. tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (446)

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