Matthieu 4,12- 25
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HOMÉLIE XIV

 

« JÉSUS AYANT ENTENDU DIRE QUE JEAN AVAIT ETE MIS EN PRISON, SE RETIRA DANS LA GALILEE.- ET LAISSANT NAZARETH, IL VINT DEMEURER A CAPHARNAÜM, QUI EST PROCHE DE LA MER, SUR LES CONFINS DE ZABULON ET DE NEPHTALI, » ETC. (CHAP. IV. 12, 13, JUQU’AU CHAP. V.)

ANALYSE

1. Pourquoi la prédication de saint Jean-Baptiste précéda celle de Jésus-Christ.

2. L’obéissance que l’on doit à Jésus-Christ ne souffre pas de délai.

3. Le péché est le plus grand des maux.

4. Le défaut, de repentir irrite plus Dieu que le péché même. — Laideur d’une âme livrée au péché.

 

1. D’où vient que Jésus-Christ se retire ainsi dans la Galilée? C’est pour nous apprendre, mes frères, à ne pas aller au-devant de la persécution, mais à céder plutôt à la violence et à l’éviter. Car ce n’est pas un crime que de ne pas se jeter de soi-même dans le danger, mais c’en est un, lorsqu’on y est tombé, de ne pas résister courageusement. C’est pour nous donner cette instruction, et pour apaiser l’envie et la haine des Juifs que Jésus-Christ se retire à Capharnaüm. Il le fait encore pour accomplir les prophéties et pour se hâter d’appeler à lui ceux qui devaient être les maîtres et les docteurs de toute la terre, car c’était dans celle ville qu’ils exerçaient leur métier de pêcheurs.

Mais admirez comment, toutes les fois que Jésus-Christ doit se manifester aux Gentils , il en prend toujours l’occasion de la conduite même des Juifs. Car ici ce sont les mauvais desseins qu’ils ont formés contre son précurseur, c’est la prison où ils l’ont jeté qui forcent Jésus de se retirer dans la Galilée dès nations. C’est pourquoi l’évangéliste ne dit pas simplement qu’il se retira en un endroit de la Judée ou dans quelqu’une des tribus, mais il marque distinctement les Gentils et les nations. (105) « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Terre de Zabulon et terre de Nephthali vers la mer, au-delà du Jourdain, Galilée des nations (14-15), votre peuple, qui était assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière (16). » Il marque par ce mot de « ténèbres », non les ténèbres sensibles; mais les erreurs et les impiétés de ces peuples. C’est pourquoi il ajoute: «   Et la lumière est venue éclairer ceux qui étaient assis dans la région et dans l’ombre de la mort. »

Car pour montrer qu’il ne parlait ni de la lumière, ni des ténèbres sensibles, il ne dit pas simplement de l’une : Le peuple a vu « la « lumière»; mais il a vu une « grande lumière », qui est appelée ailleurs, « la lumière véritable. » (Jean, II, 8). Et pour exprimer quelles étaient ces ténèbres, il les appelle « l’ombre de la mort ». Il fait voir ensuite que ce n’est point ce peuple qui, de lui-même, a cherché et a trouvé cette lumière ; mais que c’est Dieu qui la lui a offerte du ciel : « La lumière, » dit-il, « s’est levée sur eux, » c’est-à-dire, cette lumière est venue les éclairer d’elle-même; et ce ne sont pas eux qui sont venus la trouver les premiers.

Car avant la naissance de Jésus-Christ, le genre humain était à l’extrémité. Les hommes ne marchaient pas seulement dans les ténèbres ; mais « ils étaient assis dans les ténèbres; »ce qui signifie qu’ils n’avaient pas même l’espérance d’en être délivrés. Parce qu’ils ne savaient pas dans quel sens ils devaient marcher, ils ne se tenaient pas même debout, mais ils demeuraient assis dans cette profonde obscurité.

« Depuis ce temps-là , » Jésus commença « à prêcher et à dire : Faites pénitence parce que le royaume des cieux est proche (17). »Jésus commença depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis que saint Jean fut mis en prison. Mais pourquoi ne prêcha-t-il pas d’abord la pénitence? Quel besoin avait-il de saint Jean, puisque les miracles qu’il faisait, lui rendaient un assez grand témoignage? C’est afin que vous appreniez par là la grandeur de Jésus-Christ, qui a eu ses prophètes de même que son Père a eu les siens. C’est ce que Zacharie marque dans son cantique: « Et vous, »dit-il, « petit enfant, vous serez appelé le Prophète du Très-Haut. » (Luc, I, 76.) Cela était encore nécessaire afin de ne laisser aucune excuse à l’insolence des Juifs, comme Jésus-Christ le témoigne lui-même par ces paroles: « Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent: Il est possédé du démon. Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : Voilà un homme de bonne chère, et qui aime à boire. C’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie mais la sagesse a été justifiée par ses enfants. » (Matth. II,18.)

Il était encore nécessaire que ce qui concernait le Christ fût publié par un autre, avant de l’être par lui-même. Car si après tant de témoignages et des preuves si éclatantes de sa divinité, ils ne laissent pas de dire: « Vous vous rendez témoignage à vous-même, votre témoignage ne peut être vrai (Jean, VIII, 12) ; » que n’eussent-ils point dit, si avant que saint Jean eût parlé, Il se fût présenté en public pour témoigner le premier en sa faveur? Voilà pourquoi il ne commence à prêcher qu’après saint Jean, pourquoi il ne fait point de miracles jusqu’à l’emprisonnement de son précurseur, de peur qu’il ne se fît parmi le peuple quelque schisme.

Saint Jean, pour la même raison, ne fit point de miracles, afin de laisser courir à Jésus-Christ tout le peuple entraîné par les prodiges qu’il lui verrait faire. Car si même, après tant de miracles opérés par Jésus-Christ, les disciples de saint Jean, après comme avant l’emprisonnement de leur maître, étaient encore animés de tant de jalousie contre Jésus; s’il y en avait beaucoup qui penchaient à croire que c’était Jean et non Jésus qui était le Messie, que n’eût-on pas vu, si Dieu n’eût pas pris ces sages mesures? C’est pour cette raison que saint Matthieu, après avoir parlé de l’emprisonnement de saint Jean, dit aussitôt: « Depuis ce temps-là Jésus-Christ commença à prêcher. »

Il ne dit dans ses prédications que ce que saint Jean venait de dire. Il ne parle pas encore de lui-même. Il se contente de prêcher la pénitence comme saint Jean venait de le faire : c’était bien assez de faire admettre la pénitence, alors que le peuple n’avait pas encore conçu de Jésus-Christ une assez haute opinion. Il hésite même de parler avec force. Il ne menace point les hommes comme saint Jean de « cette hache tranchante, » qui devait couper l’arbre par le pied. Il ne dit point: « Qu’il va purger son aire, et jeter la paille (106) dans les flammes éternelles. » Il n’annonce d’abord que des biens; et il commence par découvrir à ceux qui l’écoutent le royaume qu’il leur prépare dans le ciel.

2. « Or Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, vit deux frères, Simon appelé Pierre, et André son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs. Et il leur dit :Suivez-moi et je vous ferai pécheurs d’hommes (18, 19). Et quittant aussitôt leurs filets, ils le suivirent (20). » Saint Jean décrit autrement la vocation de ces apôtres; ce qui nous montre que ce n’est ici que leur seconde vocation, comme on le peut prouver encore par plusieurs autres circonstances. Car saint Jean marque expressément que ces deux disciples s’approchèrent de Jésus-Christ avant l’emprisonnement du saint précurseur; et ce que saint Matthieu rapporte ici, ne s’est fait qu’après qu’on l’eût mis en prison. Saint Jean dit qu’André appela Pierre, au lieu qu’il est marqué ici que Jésus les appela tous deux. Saint Jean écrit que Jésus-Christ voyant Pierre qui venait à lui, lui dit: « Vous êtes Simon, fils de Jonas, vous serez appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre. » (Jean, I, 42.) Et saint Matthieu dit qu’on l’appelait déjà de ce nom: Jésus, dit-il, « voyant Simon qui était appelé Pierre. »

On peut encore prouver la même chose par le lieu où Jésus-Christ les appelle, et par plusieurs autres circonstances; comme aussi par leur obéissance si prompte et par le renonce. ment qu’ils font de tout ce qu’ils possèdent, ce qui suppose qu’ils étaient déjà suffisamment instruits. Saint Jean nous fait voir que saint André vint trouver Jésus-Christ où il logeait, et qu’il apprit de lui beaucoup de choses, au lieu qu’ici Jésus-Christ ne leur dit qu’une parole, et ils le suivent aussitôt. Il est assez vraisemblable que l’ayant déjà suivi auparavant, ils le quittèrent ensuite; que, lorsqu’ils virent saint Jean en prison, ils s’en retournèrent exercer leur profession dans leur pays; et que ce fut là que Jésus-Christ les trouva jetant le filet dans la mer. Lorsqu’ils voulurent le quitter d’abord, il ne les en empêcha pas, et il ne les rejeta pas pour toujours parce qu’ils l’avaient déjà abandonné. Après avoir condescendu à leur faiblesse, il revient une seconde fois à eux pour les convertir et les gagner à lui, ce qui-est le meilleur moyen de réussir dans la divine pêche des âmes.

Mais voyez la foi et la docilité des disciples. C’est pendant qu’ils jettent leurs filets, c’est au milieu de leur travail que Jésus leur parle; or, vous savez combien la pêche est une occupation attrayante, et, à peine ont-ils entendu son ordre, qu’ils le suivent sans différer, sans hésiter. Ils ne disent point: Nous allons seulement jusqu’à la maison, pour faire les derniers adieux à nos proches. Ils quittent tout dès l’heure même et font ce qu’Elisée fit autrefois à l’égard d’Elie. C’est ainsi que Jésus-Christ exige de nous une obéissance prompte et parfaite, et qui exclut tout retard quand même les empêchements les plus forts nous retiendraient. C’est ainsi qu’un autre de ses disciples l’ayant prié de le laisser aller ensevelir son père, il le lui refusa, pour nous apprendre que de toutes les oeuvres la plus nécessaire c’est de le suivre. Si, vous me dites que la promesse qu’il leur faisait était grande, je vous répondrai que je les en admire davantage, eux qui, sans avoir encore vu aucun miracle de Jésus, ne laissèrent pas d’ajouter foi à une si grande promesse et de tout quitter pour le suivre. Car ils crurent que les mêmes paroles qui avaient été comme l’hameçon qui les avait pris, leur serviraient d’un hameçon à leur tour, pour prendre et convertir un jour tous les autres hommes. Ce tut donc là la promesse qu’il fit à saint Pierre et à saint André; car pour saint Jacques et saint Jean, il ne leur promet rien de semblable, parce que l’exemple de l’obéissance de ces deux premiers leur avait déjà comme ouvert le chemin de la foi; d’ailleurs ils avaient déjà entendu de grandes choses sur le compte du Sauveur. Mais considérez avec quelle exactitude l’Evangile nous marque leur pauvreté!

« De là s’avançant il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans une barque avec leur père Zébédée, qui raccommodaient leurs filets; et il les appela (21). Et aussitôt, quittant leurs filets et leur « père, ils le suivirent (22). » Ils étaient si pauvres, que ne pouvant avoir des filets neufs, ils étaient contraints de raccommoder leurs vieux pour s’en servir comme ils pourraient. Or ce n’est pas une preuve médiocre de vertu, chez ces hommes, que de supporter facilement la pauvreté, que de vivre de leur travail dans un métier légitime, que d’être unis ensemble par te lien de la charité; que d’avoir avec eux leur (107) père pauvre qu’ils servaient et qu’ils nourrissaient.

« Et Jésus allait par toute la Gaulée enseignant dans leurs synagogues, et prêchant l’Evangile du royaume, et guérissant toutes sortes de maladies et de langueurs parmi le peuple (23). » Aussitôt que Jésus-Christ eut pris ses disciples il commença à faire des miracles en leur présence, pour autoriser ce que saint Jean avait dit de lui. Il entrait souvent dans les synagogues pour montrer aux Juifs qu’il n’était point un séducteur ni un ennemi de Dieu, mais qu’il n’était venu en ce monde que pour suivre l’ordre et le dessein de son Père. Il ne se contentait pas de prêcher dans les synagogues, mais de plus il faisait des miracles.

3. Car, règle générale, lorsque Dieu veut faire quelque chose d’extraordinaire, et introduire dans le monde quelque établissement nouveau, il a coutume de faire des miracles, afin qu’ils soient comme un gage et une preuve de sa puissance à ceux qui doivent recevoir ses lois. Ainsi, veut-il faire l’homme, il commence par créer l’univers, et ce n’est qu’ensuite qu’il impose à l’homme la loi qu’il lui a donnée dans le paradis. De même, avant que d’imposer aucun commandement à Noé, il opère ce grand prodige par lequel il a renouvelé le monde en l’inondant durant un an sous les eaux d’un effroyable déluge, et conservé ce juste dans le naufrage de tout l’univers. C’est ainsi encore qu’il fait plusieurs miracles en faveur d’Abraham, par exemple cette grande victoire qu’il lui fit remporter sur les cinq rois; cette plaie dont il frappa Pharaon pour sauver Sara; et cette protection par laquelle il l’a tiré de tant de périls. Quand il a voulu aussi se rendre le législateur et le conducteur des Juifs, il leur a fait voir auparavant des prodiges et des miracles extraordinaires; et ce n’est qu’ensuite qu’il leur a donné sa loi. C’est pour se conformer à la même conduite, que, sur le point de publier la loi sublime de l’Evangile, et d’introduire une forme de vie toute nouvelle et inconnue à tous les hommes, il l’autorise par avance par de grands miracles : comme le royaume éternel qu’il annonçait était invisible, il voulait en établir la vérité par des miracles visibles.

Mais admirez, je vous prie, la divine brièveté de l’évangéliste, et comme, sans raconter chaque guérison en particulier, il nous fait voir en un mot une foule et comme une nuée de miracles! « Et sa réputation s’étant répandue par toute la Syrie, ils lui présentèrent, tous ceux qui étaient malades, et qui étaient diversement affligés de maux et de douleurs, les possédés, les lunatiques, et les paralytiques, et il les guérit (24). » Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ n’obligeait point ces malades qu’il guérissait de croire en lui. Car il ne leur dit point ici ce qu’il dit ensuite presque à tous les autres « Croyez-vous que je vous puisse guérir? » Il ne le fait pas encore parce qu’il n’avait pas donné de marques de sa puissance. Ce n’était pas d’ailleurs une médiocre preuve de leur foi, que de venir ainsi s’adresser à lui et de lui apporter de loin leurs malades. L’eussent-ils fait s’ils n’avaient eu une grande idée de sa puissance?

« Et une grande multitude de peuple le suivit de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée, et d’au delà le Jourdain (23). » Suivons aussi nous-mêmes Jésus-Christ, mes frères. Car nous ne sommes pas moins malades dans l’âme que ces peuples l’étaient dans le corps : et ce sont nos langueurs spirituelles que Jésus-Christ désire principalement de guérir, puisqu’il ne guérit les corps qu’afin de passer ensuite à la guérison des âmes; Approchons-nous donc de lui pour lui demander, non des choses temporelles, mais le pardon de nos fautes. Et il nous le donnera sans doute si nous le lui demandons avec instance.

La réputation de Jésus-Christ n’était alors répandue que dans la Syrie; et elle l’est maintenant par toute la terre. La seule vue de la guérison de quelques possédés faisait courir après lui les hommes de toutes parts; et vous, après avoir vu de bien plus grands effets de sa puissance, vous ne vous mettez pas même en état de venir à lui? Ces peuples quittaient leurs pays, leurs amis et leurs proches pour le suivre; et vous ne voulez pas quitter même , votre maison pour aller le trouver, et pour recevoir de lui beaucoup plus que vous n’aviez quitté. Mais nous ne vous obligeons pas même à cela, quittez seulement vos mauvaises habitudes, et en demeurant chez vous avec votre famille, vous ne laisserez pas de vous sauver.

Hélas! quand nous sentons quelque maladie dans notre corps, nous faisons tout, nous souffrons tout, nous dépensons tout, pour nous eu (108) délivrer, et lorsque notre âme est dans une langueur mortelle, nous hésitons et nous différons toujours? C’est pourquoi nous ne sommes pas même guéris de nos maladies corporelles : c’est parce que nous tenons pour superflues les choses nécessaires, et pour nécessaires les superflues. Nous entretenons la source des maux qui nous accablent, et nous voulons en purifier les ruisseaux. Car les maux du corps sont souvent la peine des maux de l’âme. Nous le voyons assez par ce paralytique de trente-huit ans; et par cet autre qu’on descendit du toit pour le présenter devant Jésus-Christ. Nous le voyons encore dès le commencement du monde, par ce que l’Ecriture dit de Caïn; et en un mot, il y a mille preuves de cette vérité.

Pensons donc premièrement à tarir la source du mal, et après cela nous en tarirons les ruisseaux, qui sont les maladies corporelles. La paralysie n’est pas la seule langueur que nous devions craindre; le péché en est une autre bien plus grande, et qui surpasse autant cette première, que l’âme, est plus noble que le corps. Approchons-nous, mes frères, de Jésus-Christ, aussi bien que ces peuples, et conjurons-le qu’il fasse cesser la paralysie de nos âmes. Bannissons toutes les pensées d’ici-bas, et n’estimons que les choses spirituelles.

Que si vous ne pouvez quitter tout à fait les soins de cette vie, ne vous y appliquez au moins qu’après avoir pensé à votre salut. Ne négligez pas vos fautes, parce que vous n’êtes aiguillonnés d’aucun remords lorsque vous les faites. Gémissez au contraire de ce que vous ressentez si peu de douleur de vos péchés. La cause de cette insensibilité ne vient pas de ce que le péché n’a rien qui pique et qui blesse, mais de ce que votre coeur est assez endurci pour n’en point sentir la plaie. Pour bien comprendre ce que je vous dis, considérez ceux qui sont touchés de la douleur de leurs fautes. N’est-il pas vrai qu’ils jettent souvent de plus grands cris que ceux même que l’on coupe et que l’on brûle? Que ne font-ils point, que ne souffrent-ils point pour se délivrer des remords de leur conscience? Comment pourraient-ils agir de la sorte, si leur âme n’était percée de douleur?

4. Ainsi le premier bonheur de l’homme est de ne point pécher, mais le second est de sentir au moins et de pleurer son péché. Si ce sentiment nous manque, comment prierons-nous Dieu de nous pardonner, dans l’insensibilité où nous sommes ? Lorsque vous, qui avez péché, vous ne vous mettez pas seulement en peine de savoir si vous avez péché, comment pourrez-vous implorer la miséricorde de Dieu? Le prierez-vous de vous pardonner des péchés que vous ne connaissez pas? Et dans cette ignorance comment pourrez-vous être touché de la grandeur de ses bienfaits? Considérez donc en vous-même quels sont vos péchés, afin de savoir au moins ce que Dieu vous pardonne et de n’être pas ingrat envers votre bienfaiteur.

Lorsque vous avez offensé un homme qui a du pouvoir et du crédit, vous priez ses amis et ses proches, vous gagnez les bonnes grâces de ses domestiques, vous leur donnez beaucoup, vous employez plusieurs jours à redoubler vos prières. Quand celui que vous avez offensé vous rejetterait une ou deux, ou même mille fois, vous ne vous rebutez pas et vous renouvelez au contraire vos importunités et vos instantes prières.

Nous agissons de la sorte pour apaiser un homme, et lorsque nous avons irrité Dieu contre nous, nous continuons à notre ordinaire à passer le temps dans les divertissements, dans les délices, dans la bonne chère, et nous ne changeons rien à notre genre de vie accoutumé. Est-ce là le moyen de nous le rendre favorable?Et ne l’irritons-nous pas plutôt encore davantage contre nous? Cette insensibilité que nous témoignons après avoir péché, l’offense sans comparaison davantage que le péché même. Nous devrions nous enfouir sous terre, ne plus oser ni regarder le soleil, ni respirer, nous qui, ayant un si bon Maître, osons l’irriter, et qui n’avons même aucun regret des offenses par lesquelles nous l’irritons.

La bonté de Dieu est si grande, que lors même qu’il se met en colère contre nous, bien loin de nous haïr, il ne le fait que pour nous attirer à lui par ses menaces. Lorsque vous l’outragez par vos crimes, s’il continuait de vous témoigner de l’amour, ne vous porteriez-vous pas à le mépriser de plus en plus? Pour éviter donc un si grand mal, il vous témoigne de l’aversion pour un peu de temps, afin de vous sauver pour jamais.

Ayons confiance en sa miséricorde et témoignons par nos actions que nous nous appliquons sérieusement à la pénitence; avant que d’être surpris par ce jour effroyable, où tous (109) nos regrets seront inutiles. Car maintenant tout dépend encore de vous; mais alors votre arrêt sera irrévocable, et il ne dépendra plus que de votre Juge : « Prévenons sa face, » comme dit l’Ecriture, « en confessant nos péchés. Pleurons et soupirons en sa présence. »(Ps. XCIV, 6.) Si nous sommes assez heureux pour fléchir notre Juge et le porter à nous pardonner avant qu’il prononce la sentence, nous n’aurons plus besoin ensuite d’intercesseur auprès de lui, comme au contraire si nous négligeons cet avis, il nous fera paraître un jour en présence de toute la terre, il examinera toutes nos fautes aux yeux de toute la terre, et il ne nous restera plus alors aucune espérance de pardon. Si nous ne nous guérissons maintenant de nos péchés, nous ne pourrons pas éviter alors d’en être punis.

Comme nous voyons que ceux qu’on tire ici des prisons sont présentés tout enchaînés devant le Juge ; ainsi les âmes sortant de ce monde paraîtront chargées des chaînes de leurs péchés devant ce redoutable tribunal. Car dans la vérité cette vie n’est point différente d’une prison. Et comme, lorsque nous entrons dans ces tristes lieux, nous voyons de tous côtés des personnes chargées de chaînes; de même si nous retirions notre esprit des apparences du dehors pour sonder les âmes des hommes, et pour en pénétrer les replis, nous les verrions chargées de chaînes beaucoup plus pesantes et plus dures que le fer. Les riches sont dans ce malheur encore plus que les autres. Car plus ils ont de biens, plus ils ont de chaînes.

Que si vous ne pouvez voir sans compassion un prisonnier qui a le cou et les mains et souvent même les pieds chargés de fers ; de même quand vous voyez-un homme dans l’abondance de toutes sortes de biens, plaignez son état et ne l’en estimez pas plus riche, mais plus malheureux. Car non-seulement il est chargé de liens, mais il a un geôlier dans sa prison qui le garde sans cesse et qui l’empêche d’en sortir, l’amour des richesses. C’est cet amour qui le charge de mille chaînes, qui multiplie ses gardes; qui ferme sur lui porte sur porte et serrure sur serrure, et qui le renfermant dans une prison encore plus noire et plus intérieure, lui fait trouver sa joie et ses délices dans ses liens même, afin qu’il ne lui reste plus aucune espérance de se délivrer de tous ces maux.

Que si vous voulez pénétrer encore plus avant dans l’âme de ce riche, vous verrez que non-seulement elle est liée de toutes parts, mais qu’elle est affreuse, horrible à voir et toute pleine de vers. Car les délices de cette vie ne sont pas moins pernicieuses que ces animaux. Elle le sont même encore davantage, puisqu’elles corrompent en même temps le corps et l’âme, et qu’elles causent à l’un et à l’autre une infinité de maux.

C’est pourquoi, mes frères, conjurons le libérateur de nos âmes, de rompre nos liens et d’éloigner de nous ce tyran si cruel, afin que nous ayant dégagés de ces pesantes chaînes, il donne des ailes à notre âme pour élever à lui toutes nos pensées. Mais offrons-lui nos prières et joignons-y tout ce qui dépend de nous, zèle et bonne volonté. C’est ainsi que nous pourrons nous délivrer en peu de temps des maux qui nous assiégent, que nous reconnaîtrons enfin dans quel triste état nous avons été, et que nous jouirons de cette liberté divine où je prie Dieu de nous établir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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