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HOMÉLIE LIII« OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT : JAI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE, PARCE QUIL YA DÉJA TROIS JOURS QUILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS NONT RIEN A MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QUILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS. » (CHAP. XV, 38, JUSQUAU VERSET 13 DU CHAP. 16.) ANALYSE 1. Second miracle de la multiplication des pains. Les apôtres ont raconté avec une admirable franchise même ce qui nest pas à leur avantage. 2. Comparaison des deux miracles de la multiplication des pains. 3. Réprimande que Jésus-Christ fait à ses Apôtres touchant leur peu dintelligence des choses de Dieu. 4 et 5. Que lhomme ne doit pas prétendre, ni désirer même de passer toute sa vie dans le bonheur; quil faut que la vie soit mêlée de biens et de maux. Que ceux qui paraissent les plus heureux, ont aussi leurs peines qui les tourmentent; et que ceux qui semblent les plus misérables, ont des douceurs qui les consolent. Quil ny a que la vertu qui puisse véritablement faire le bonheur des hommes.
1. Jésus-Christ, mes frères, fait encore ici ce quil avait fait dans la première multiplication des pains, il avait eu soin alors de guérir auparavant beaucoup de maladies corporelles. Il fait encore ici la même chose, et commence par guérir beaucoup daveugles, de boiteux et dautres malades. Mais pourquoi les apôtres, qui prévinrent alors Jésus-Christ, et qui lui dirent: « Renvoyez ce peuple, » ne lui disent-ils rien de pareil en cette rencontre, et cela après trois jours entiers que ce peuple avait passés à sa suite? Cest ou parce que leur foi était devenue plus grande depuis ce premier miracle, ou parce quils remarquaient que la joie de tout ce peuple le rendait insensible à la faim. Car ils étaient tout occupés à glorifier Dieu des miracles quils voyaient faire au Sauveur. Et remarquez encore ici, mes frères, que le Fils de Dieu nen vient pas simplement et tout à coup à faire ce miracle. Il tente auparavant ses disciples, et il les excite eux-mêmes à le prier de le faire. Ce peuple, qui nétait venu que pour obtenir la guérison des malades, nosait pas demander encore à Jésus-Christ quil lui donnât quelque nourriture. Mais (411) Jésus-Christ, qui était si charitable et qui prévoyait avec tant de soin les besoins de tous, prévient encore ici ceux qui ne lui demandaient rien, et dit à ses disciples: « Jai grande compassion de ce peuple, parce quil y a déjà trois jours quils demeurent continuellement avec moi, et quils nont rien à manger, et je ne veux pas les renvoyer sans avoir « mangé. » Quand ce peuple en venant ici aurait apporté lui-même de quoi se nourrir trois jours entiers quil est avec moi, il aurait déjà consumé tout ce quil pouvait avoir. Cétait pour cette raison quil ne se hâtait pas de faire ce miracle, ni le premier, ni le second jour. Il attendit quils eussent consumé tout ce qui leur pouvait rester, afin que, sentant un besoin présent, ils reçussent avec plus dempressement un miracle qui leur était si nécessaire. Cest pourquoi il ajoute: « De peur quils ne tombent en défaillance sur les chemins, » pour faire voir quils étaient venus de loin, et que, quand même ils auraient dabord pris avec eux quelques vivres, il ne leur en pouvait plus rester. Mats on pouvait dire au Sauveur : Si vous ne voulez pas renvoyer ce peuple sans lui donner à manger, pourquoi ne faites-vous donc pas un miracle pour le nourrir dans ce désert?. Je ne le fais pas, répond le Sauveur, parce que je veux auparavant instruire mes disciples par les demandes que je leur adresse, et par les réponses quils me font, leur faire remarquer létat des choses, les exciter à montrer leur foi et les porter, à me dire : Donnez-nous ici des pains pour nourrir ce peuple. Cependant les apôtres ne comprennent point le dessein du Fils de Dieu, et il est obligé de leur dire, comme rapporte saint Marc: « Votre coeur est-il donc tellement appesanti quayant des yeux vous ne voyiez pas, et quayant des oreilles vous nentendiez pas? » (Marc, VIII, 17.) Si telle neût pas été son intention, pourquoi aurait-il témoigné à ses apôtres que ce peuple méritait quil lui fît cette charité, et pourquoi leur aurait-il dit : « Quil était touché de compassion? » Saint Matthieu remarque que Jésus-Christ fit bientôt après ce reproche à ses disciples : « Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous navez point pris de pains? Ne comprenez-vous pas encore et ne vous souvient-il point des cinq pains pour cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers? » (Matth., C. XVI, 8, 9.) Ceci fait voir que les évangélistes sont parfaitement daccord entre eux. Mais que font ici les disciples? Ils rampent encore par terre: cependant leur Maître navait rien négligé pour graver dans leur mémoire le premier miracle de la multiplication des pains; il les avait interrogés, il avait provoqué leurs réponses, il les avait rendus les ministres de cette distribution miraculeuse, il leur avait fait emporter douze corbeilles pleines des restes du festin : ils étaient donc encore très-faibles et très-imparfaits. Voici la réponse quils font à Jésus-Christ : « Comment pourrions-nous trouver dans ce lieu désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude (33)? » Ils représentent également à Jésus-Christ dans lun et lautre de ces miracles quils étaient dans une profonde solitude; ce quils ne disaient. sans doute quà cause de la faiblesse de leur foi; mais Dieu le permettait ainsi, pour donner plus déclat à ce miracle, et pour le rendre moins suspect. Il voulait empêcher, comme je lai déjà marqué, quon ne crût que lon avait fait venir ce pain de quelque bourg du voisinage. Ce lieu désert, que lEvangile marque avec soin, repoussait par lui seul cette pensée, et redoublait la foi et ladmiration de ce prodige. Cétait pour cette raison que dans ces deux différents miracles Jésus-Christ avait choisi un lieu solitaire écarté des villes. Mais les apôtres, ne comprenant rien à louvrage de Jésus-Christ, lui disent : « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? Ils croyaient que Jésus-Christ, en leur parlant de la sorte, se disposait à leur ordonner daller chercher de quoi nourrir tout ce peuple. Mais cette pensée était bien peu sage, puisquil ne leur avait dit dans la première multiplication des pains: « Donnez-leur vous-mêmes à manger, » que pour les obliger à le prier lui-même de le faire. Il ne leur commande point ici de leur donner a manger. Il leur dit seulement : «Jai grande compassion de ce peuple, et je ne le veux point renvoyer sans avoir mangé. » Il veut Les exciter et leur faire naître une ouverture favorable pour lui demander son secours dans cette rencontre. Car ses paroles marquaient assez quil pouvait bien ne les pas renvoyer sans manger, et quil avait ce pouvoir au milieu même des déserts, (413) puisquen disant: « Je ne veux pas les renvoyer,» il faisait voir assez clairement ce quil pouvait. Après donc que les apôtres lui eurent représenté quelle était la multitude de ce peuple et la solitude du désert où ils étaient, en disant: « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? » sans quils comprissent encore rien au dessein de Jésus-Christ, par les paroles quil leur avait dites, il commence enfin à agir par lui-même, et il leur demande: « Combien avez-vous de pains? Sept, lui répondirent-ils, et quelques petits poissons (34).» Ils najoutent pas ici comme la première fois : « Mais quest-ce que cela pour tant de monde? »Ce qui fait voir que sils nétaient pas encore assez intelligents pour comprendre toutes les merveilles de Jésus-Christ, ils étaient néanmoins un peu plus avancés quils nétaient au temps du premier miracle. Cest pourquoi Jésus-Christ leur, fit à dessein la même demande, afin délever leur esprit, et de les faire souvenir du premier miracle quils Lui avaient déjà vu faire. Mais après avoir vu la faiblesse des apôtres, voyez maintenant, mes frères, la grandeur de leur vertu. Et admirez jusquoù allait leur amour pour la vérité, puisquécrivant eux-mêmes cette histoire dans la suite, ils ny ont rien caché de leur faiblesse, ni déguisé de leurs imperfections, quoiquelles fussent si considérables. Car cétait en effet une grande faute davoir si tôt oublié un si grand miracle, opéré il, ny avait pas longtemps; et ce nest pas sans sujet que Jésus-Christ leur fit le reproche quils nont pas même voulu omettre. 2. Il faut encore remarquer ici, mes frères, la vertu prodigieuse des apôtres, et admirer jusquà quel point ils avaient appris à ne faire aucun état du manger; en effet, ils sont dans le fond dun désert où ils ont déjà demeuré trois jours, et ils nont pour toute nourriture que sept pains. Pour les autres circonstances du miracle, elles sont les mêmes que dans la première multiplication; Jésus commande au peuple de sasseoir par terre, puis il fait croître les pains dans les mains de ses disciples. « Il commanda donc au peuple de sasseoir sur la terre (35). Et prenant les sept pains et les poissons, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple (36). » Mais la suite nest pas la même que dans le premier miracle. « Car tous en mangèrent et furent rassasiés. Et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés (37). Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre, de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (38). » La première fois il avait nourri cinq mille hommes, et lon avait rempli douze paniers des pains qui restaient ; pourquoi donc ne reste-t-il ici que sept corbeilles, lorsque cependant il ny avait que quatre mille hommes? Pourquoi, plus il y a de monde, plus trouve-t-on de pain de reste? Nous pourrions répondre fort simplement que ces sept corbeilles dici étaient peut-être plus grandes que ces douze paniers dalors, ou que Jésus-Christ, pour empêcher quon ne confondît ces deux miracles, et quon ne les fît passer pour un seul, voulut mettre entre les deux quelque différence ; voilà pourquoi il égale les paniers qui restaient du premier miracle au nombre de ses apôtres, et les sept corbeilles du second à celui des pains. Mais il faisait encore voir bien clairement sa puissance souveraine par ces petites circonstances, et marquait avec quelle facilité il accomplissait les plus grands miracles, puisquil lui était si aisé de faire tout réussir dans la manière quil lui plaisait. Car je regarde ceci, mes frères, comme leffet dune grande puissance dans le Fils de Dieu, davoir fait trouver ce nombre si juste, et davoir fait rester si précisément douze paniers en nourrissant les cinq mille hommes, et sept corbeilles en nourrissant les quatre mille, sans quil y eût rien de plus ou de moins que ce nombre. Ce dernier miracle se termine enfin comme le premier. Car il est marqué dans lun et dans lautre que Jésus-Christ, après avoir renvoyé le peuple, se retira « et monta dans une barque. » Comme Jésus-Christ navait encore point fait de miracle qui attirât autant le peuple à le suivre que cette multiplication des pains, et non-seulement à le suivre, mais à le prendre même pour roi, il voulut faire voir jusquà quel point il fuyait la royauté. Il se retira aussitôt et monta sur une barque, afin que ce peuple ne le pût suivre. « Et ayant renvoyé le peuple, il monta sur une barque, et vint au pays de Magedan (39). Alors les pharisiens et les sadducéens vinrent à lui pour le tenter et le prièrent de leur faire voir quelque prodige dans lair (1). (413) « Mais il leur répondit : Le soir vous dites : il fera beau parce que le ciel est rouge (2). Et le matin vous dites : Nous aurons aujourdhui de lorage, parce que le ciel est sombre et rougeâtre (3). » Saint Marc dit que lorsquils se furent approchés du Sauveur et quils leurent- prié de leur faire voir quelque signe, il en gémit et dit en soupirant : « Pourquoi ce peuple me demande-t-il un prodige? »(Marc, VI, 42.} Cette demande captieuse quils faisaient à Jésus-Christ ne mériterait que son indignation, et néanmoins le Fils de Dieu est si doux quil ne sirrite point contre leur malice. Il est au contraire touché de leur misère. Il safflige que leur maladie soit incurable, et quaprès tant de preuves si publiques de sa puissance, ils viennent encore le tenter. Il savait que ce nétait point pour croire en lui quils lui faisaient cette demande, mais seulement pour le surprendre. Sils se fussent adressés à lui avec plus de sincérité, il leur eût accordé volontiers tout ce quils lui demandaient. Nous avons vu, il ny a pas longtemps, quaprès avoir dit à une femme chananéenne : « Il nest pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens, »il ne laisse pas néanmoins de lexaucer ensuite; combien donc leur eût-il accordé plutôt cette grâce, sils la lui avaient demandée sans déguisement? Mais comme ils ne venaient que dans le dessein de le tenter, il les appelle très-justement « hypocrites, » puisquils navaient pas dans le coeur ce quils témoignaient par leurs paroles. Sils eussent été disposés à croire en lui, ils ne lui auraient point fait cette demande. Et une autre marque encore quils ne faisaient pas cette demande dans lintention dacquérir la foi, cest quen entendant les reproches qui leur sont faits, ils ne sexcusent point sur leur ignorance, et ne disent point quils venaient à lui pour sinstruire. Mais quel prodige les pharisiens pouvaient-ils désirer de voir dans lair? Ils voulaient, peut-être que Jésus arrêtat le soleil, ou quil donnât un frein à la lune, ou quil excitât des foudres et des éclairs, ou quil fît un changement dans tout lair, et quelque merveille semblable. Jésus-Christ leur répond : «Hypocrites, vous savez bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel, et vous ne savez point reconnaître les signes des temps que Dieu a. marqués (4). » Admirez, mes frères, la douceur et lhumilité du Fils de Dieu. Il ne leur refuse pas absolument de faire ce quils lui demandent comme il avait fait ailleurs, lorsquil dit : « On ne leur donnera point de signes, » mais il donne la raison de ce refus, quoiquen lui faisant cette demande ils neussent aucun désir de sinstruire de la vérité. Quelle est-donc cette raison? Comme il y a dans lair, dit-il, des marques du beau et du mauvais temps; et que personne, en voyant celles qui présagent le mauvais, il ne sattend à voir le ciel serein, comme en voyant le ciel serein, il ne sattend point aux orages : vous devez raisonner de même à mon sujet. Ce temps que vous voyez de mon premier avènement est bien différent de ce que sera le second. Vous navez besoin maintenant que de voir les prodiges que je fais sur la terre; je réserve à mon autre avènement les prodiges qui paraîtront dans les airs. Je suis venu main,tenant comme médecin; mais je viendrai alors en juge. Je suis venu maintenant chercher la brebis égarée, et je viendrai alors me faire rendre compte de vos actions. Cest pourquoi je me suis caché dabord en venant, mais jouvrirai alors les cieux; jobscurcirai le soleil; je ferai disparaître la lumière de la lune; je ferai trembler toutes les puissances des cieux, et je paraîtrai tout dun coup dans .lair, comme un éclair qui brille et qui surprend tout le monde. Mais ce nest pas maintenant, le temps de faire ces prodiges, puisque je ne suis venu que pour mourir, et pour endurer les outrages les plus sanglants. Ne savez-vous pas que le Prophète a dit de moi : « Il ne disputera point, il ne criera point, et on nentendra point sa voix dans les places publiques? » (Is. XLII, 2.) Et quun autre prophète a dit : « Il. descendra comme la pluie sur une toison? » (Ps., LXXI, 6) Que si vous mobjectez ici les miracles qui furent faits autrefois au temps de Pharaon, je vous réponds quil sagissait alors de délivrer mon peuple dun ennemi, et quainsi ces miracles étaient nécessaires; au lieu que venant aujourdhui chez des amis et au milieu de mon peuple, je nai point besoin de tous ces prodiges. 3. De plus, comment puis-je vous accorder ces grandes choses que vous demandez, puisque vous ne croyez pas les petites que je fais (414) tous les jours devant vos yeux;? Je ne les appelle petites que parce quelles nont pas tant déclat à lextérieur, quoique leur vertu invisible soit incomparablement plus grande que tous ces prodiges de lair. Car que peut-on comparer à la puissance de remettre les péchés, de ressusciter les morts,. de chasser les démons, de rendre la santé, le mouvement et laffermissement aux corps, et de faire cent autres choses semblables? «Ce peuple méchant et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné dautre que celui du prophète Jonas. Et les laissant là, il sen alla (4). » Voyez combien leurs coeurs sont aveuglés. Jésus-Christ leur dit quil ne, leur sera point donné dautre signe que celui du prophète Jonas, et ils ne sinforment, pas même quel .était ce signe: Ne devaient-ils pas, eux qui savaient quel avait été ce prophète, et ce qui lui était arrivé, chercher au moins, lorsquon leur disait cette parole pour la seconde fois, séclaircir de ce quelle voulait dire, et à se faire instruire de ce mystère? Mais ce que jai dit nest que trop vrai. Ils ne faisaient point ces questions au Sauveur dans un désir sincère de sinstruire. Cest pourquoi lEvangile remarque « que Jésus-Christ les laissa et quil sen alla. » « Or ses disciples étant passés au delà de leau, oublièrent de prendre des pains (5). Et Jésus leur, dit : Ayez soin de vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (6).» Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il .pas clairement Ayez soin de vous garder de la doctrine des pharisiens? Il est clair que par cette expression, il voulait leur donner lieu de se souvenir des deux miracles quil avait faits, car il savait quils ne sen souvenaient déjà plus. Il neût pas été raisonnable de leur reprocher cet oubli sil nen eût trouvé un sujet légitime, mais en prenant ainsi loccasion deux- mêmes et de ce quils disent pour leur faire ce reproche, cétait sans doute un moyen de la doucir beaucoup, et de le leur rendre moins odieux. Vous me direz peut-être : Pourquoi ne prenait-il pas sujet de les blâmer de cet oubli, lorsquils lui dirent au second, miracle : « Où pourrons-nous avoir dans, ce désert assez-de pain pour nourrir un si grand nombre de personnes? » Il semblait que ce fût alors une occasion bien propre de les accuser de leur peu de souvenir. Je vous réponds quil ne voulut pas le faire alors, pour ne pas paraître faire avec quelque faste ce second miracle. On peut dire aussi quil évita de leur faire alors ce reproche, parce quil ne voulait pas les confondre devant le peuple, ni chercher sa gloire dans leur propre confusion. De plus cette accusation était beaucoup plus juste ici, puisque ce miracle opéré par deux différentes fois, avait produit sur eux si peu deffet. Mais enfin, après cette seconde multiplication, il ne diffère plus daccuser leur peu de foi, et il découvre en public les pensées quils formaient dans le secret de leur coeur. « Mais ils pensaient et disaient entre eux : Cest parce que nous navons point pris de pain (7).» Il paraît quils étaient encore attachés aux cérémonies, de la purification des Juifs, et du discernement des viandes. Toutes ces raisons réunies obligent Jésus-Christ de les reprendre avec plus de force. « Ce que Jésus connaissant, il leur dit : Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous navez point pris de pains (8)? »Ne comprenez-vous point encore et ne vous souvenez-vous point.? Votre coeur est- il aveuglé? Avez-vous des yeux sans voir et des oreilles sans entendre? Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers (9) ? Ni des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles (10)? » Remarquez, mes frères, avec quelle sévérité le Sauveur parle ici à ses apôtres. On ne voit point ailleurs quil leur ait rien reproché avec tant de force. Doù vient donc quil les traite ici si sévèrement?.Cétait encore pour les porter à laisser de côté lobservance concernant la distinction des viandes. Il sétait contenté, lorsquil en parlait aux pharisiens, de dire à ses apôtres qui linterrogeaient : « Ne comprenez-vous point cela? Etes-vous aussi sans intelligence?» Mais il leur parle ici plus fortement et il les appelle des hommes de peu de foi. » Il nest pas toujours à propos de parler doucement aux hommes. Si dun côté il leur donnait beaucoup daccès et de liberté auprès de lui, i1 savait aussi de lautre les corriger par de sévères réprimandes, afin que par ce mélange et ce tempérament de sévérité et de douceur, il ménageât avec sagesse la conduite de leur salut. Il semble quaussitôt quil leur a fait ce reproche, il veuille sen justifier en disant: « Ne (415) vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers, et des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles? » Il leur marque avec soin le nombre des personnes qui furent rassasiées et celui des paniers qui restèrent, afin quen rappelant en leur mémoire toutes ces particularités, il les rendît plus vigilants et plus fidèles pour lavenir. Et pour comprendre mieux quelle fut la force de celte réprimande et quel effet elle produisit sur les apôtres en les faisant sortir comme, dun profond assoupissement, il ne faut que considérer les paroles de notre Evangile. Sans les réprimander davantage, Jésus ajouté seulement après ce reproche : « Comment ne comprenez-vous point que je ne vous parlais pas de pain, lorsque je vous ai dit de, vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (11)?» Et néanmoins lévangéliste leur rend. ce témoignage. « Alors ils comprirent quil ne leur avait point dit de se garder du levain quon met dans le pain, mais de la doctrine des pharisiens et des sadducéens (12). » Ils comprirent sans aucune interprétation. de la part de leur Maître. Voyez-vous le bien quune réprimande faite à propos produit dans les âmes? Car on voit que celle-ci éloigna les apôtres de ces observances judaïques, et que de lâches quils étaient auparavant, oubliant tout et négligeant tout, elle les rendit au contraire si ardents, et redoubla leur foi de telle sorte, quils ne craignaient plus ni de manquer de pain, ni de tomber dans les extrémités les plus pressantes. Que cet exemple donc, mes frères, apprenne aux pasteurs à navoir pas toujours une complaisance lâche et molle pour ceux qui leur sont soumis; et aux-peuples à ne pas rechercher une douceur excessive dans les pasteurs qui les conduisent. Lhomme est si faible quil a toujours besoin de ces deux remèdes, de la force et de la douceur. Cest par ce double moyen que Dieu a toujours gouverné le monde. Tantôt il a usé de. sévérité, et tantôt de grâce, et il a mêlé divinement les biens et les maux ensemble. Il ne nous laisse pas toujours vivre ou dans laffliction ou dans la joie; mais comme le jour succède à la nuit, et lété à lhiver, il nous fait passer de même de la tristesse à la joie, des maux aux biens, et de la maladie à la santé. 4. Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que cest au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler dêtre dans la joie. Ces deux différents états sentresuivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands nen ont pas été exempts? Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie? Ecoutez ce que Dieu lui dit dabord: « Sortez de votre terre et du milieu de vos parents.» (Gen, XII, 1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement quil reçoit de Dieu semble dur; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse: « Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef dune grande race. » Ne croyez pas que lorsquil fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa dêtre dans 1es maux. Ce fut alors au contraire quil en ressentit dinfiniment plus fâcheux. Ce fut alors quil fut affligé de la famine; quil fut obligé daller dans un pays étranger, et quil vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, lhonneur avec lequel ce roi lui permit de sen retourner, lestime quil lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin son heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et dadversités. Tel a été dans, la suite létat de tous les apôtres. Cest pourquoi saint Paul dit: « Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes dafflictions. » (II Cor. I, 4.) Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible dêtre dune de continuelles (416) douleurs. La nature ny pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans laffliction. Dailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, loubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous lai dit, il serait impossible quun homme pût vivre sil était toujours dans les maux. Examinons si vous voulez dun côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans labondance de. toutes sortes de biens, et voyons de lautre létat de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. Jespère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions ; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Ecoutez-moi seulement avec patience et sans prévention. Prenons deux hommes tout différents. Que lun soit esclave, et quil gémisse ,dans les fers : que lautre soit un jeune roi qui nait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis quil lui a laissés. Que lun soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister ; et que lautre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce quil souffre lorsquil désire un degré dhonneur quil ne peut avoir ; lorsquil se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde; enfin lorsquil éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les piéges, les faux rapports, et le grand nombre, dennemis qui, rie pouvant usurper les grands biens quils lui envient, nont point dautre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos. Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il nest point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts. Si quelquun témoigne le mépriser, il nen est point attristé, parce quil ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu quil a en repos. Il y trouve son plaisir, et-il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir dune eau claire quil tire dune belle source. Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail létat dun roi et celui dun homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent lun est dans la joie et se divertit, pendant que lautre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré dennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car cest une chose constante, quil ny a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il ny en a point aussi de si misérable qui nait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité rie douleurs. Que si lun se réjouit plus souvent, et que lautre soit plus souvent triste, cest la faute de ce dernier. Ce nest point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse; ce nest que sa propre faiblesse qui labat et qui le met dans ce découragement. Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, dêtre toujours dans la joie. Appliquons.. nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble dun plaisir et dune consolation ineffable. Et, quoiquelle ait ses épines, elle remplit néanmoins le coeur dune telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, quil ny a point de paroles qui les puissent exprimer. Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il ny arien de plus agréable que la bonne conscience. Rien nest plus doux à lâme que lespérance quelle, conçoit pour lavenir. Si vous voulez vous en convaincre, (417) faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, dun côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de lautre, les bonnes oeuvres quil a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons quil rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie. 5. Cest ainsi quEzéchias, malade, ne se souvenait plus des délices de ses festins, ni de la gloire de son royaume; mais seulement de sa justice et de ses oeuvres de piété. Car il disait à Dieu: « Souvenez-vous, Seigneur, que jai marché en votre présence dans une voie droite. » (IV Rois, X, 3.) Voyez de même la joie que ressent saint Paul, lorsquil dit : « Jai bien combattu, jai achevé ma course, jai gardé la foi. » (II Tim. IV, 7.) Vous me demanderez peut-être de quels autres biens saint Paul pouvait se souvenir en cet état, et quelle autre consolation il pouvait avoir, que de ses vertus passées. Je vous réponds quil pouvait rappeler alors en sa mémoire plus davantages, même temporels, que toutes ces personnes du monde; car il avait reçu des honneurs et des dons très-considérables. Il dit lui-même, écrivant aux Galates, quils lavaient reçu « comme un ange du Seigneur, et comme Jésus-Christ même. Quils, eussent, si cela était possible, arraché leurs propres yeux pour les lui donner » (Gal. IV, 14), et quils eussent de bon coeur donné leur propre vie pour sauver la sienne. Cependant cet apôtre, à la fin de sa vie, ne se souvient plus de tous ces honneurs. il na dans la mémoire que ses travaux, et la récompense quil en attend. Et certes, cétait avec grande raison que ce saint apôtre avait effacé le reste de sa mémoire. Les honneurs se perdent en ce monde, mais les souffrances nous accompagnent après notre mort, et, au lieu quon nous redemande compte des premiers, on nous rend, au contraire, des récompenses pour les autres. Ne savez-vous pas quel trouble nos péchés causent dans notre esprit au moment de notre mort; quelle est alors notre inquiétude et lagitation de notre coeur. Lorsque nous sommes ainsi déchirés au dedans de nous, le souvenir de nos vertus, qui se présente alors à notre âme, est comme la douceur du calme qui succède à la tempête, et qui nous console dans le trouble et dans le désespoir nous nous trouvons réduits. Si nous étions sages, mes frères, cette crainte nous accompagnerait durant toute notre vie. Mais, parce que nous y sommes insensibles tant que nous vivons, elle se saisira de nous à la mort, et nous frappera de terreur. Un prisonnier, un coupable, nest jamais plus triste que lorsquon le tire de la prison pour le présenter à son juge. Cest alors quil tremble, quand il se voit au pied du tribunal, où il doit rendre compte de ses crimes, et entendre prononcer larrêt de sa mort. Nest-ce pas ce qui remplit lesprit des mourants de spectres et de visions effroyables, quils nous racontent eux-mêmes, et dont ils ne peuvent souffrir le regard? Ils font des efforts si violents dans le désespoir où ils sont, quils en ébranlent tout leur lit et le renversent par terre. Ils lancent de tous côtés des regards farouches sur ceux qui les environnent. On voit au dehors ce que lâme souffre au dedans, lorsquelle combat pour ne pas sortir du corps, ou quelle ne peut supporter la présence des anges qui viennent à elle. Si le regard de quelques personnes nous fait souvent trembler de peur, que ferons-nous lorsque les anges viendront à nous dun oeil menaçant, et que les puissances célestes nous sépareront de toutes les choses présentes? Que deviendrons-nous, lorsque notre âme, se voyant arrachée du corps comme par force, jettera mille soupirs inutiles et mille regrets superflus, comme ce riche de lévangile, qui saffligea si inutilement à la mort? Gravons donc ceci dans nos âmes. Pensons sérieusement, mes frères, à ce triste état. Craignons dy tomber, afin que nous ny tombions pas. Conservons en nous-une vive appréhension de ces maux. Ainsi, nous ne les éprouverons pas, mais nous jouirons au contraire des biens éternels, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, qui nous vivifie, est toute la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il (418). |