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HOMÉLIE LVII« ET SES DISCIPLES LINTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QUIL FAUT QUÉLIE VIENNE AUPARAVANT» (CHAP. XVII, 10, JUSQUAU VERSET 22.) ANALYSE 1. Saint Jean-Baptiste est appelé Elie parce quil a été le précurseur du premier avènement comme Elie sera celui du second. 2. Il se conservait depuis longtemps dans le peuple juif des traditions touchant le Christ et Elie. 3. Guérison dun lunatique ; explication et origine de cette appellation. 4 et 5 Que le jeûne et loraison sont nécessaires lun et lautre pour chasser les démons. Effets de ces deux vertus jointes ensemble. Que labstinence de toutes sortes de plaisirs est un jeûne agréable à Dieu, et dont les personnes les plus faibles ne se peuvent dispenser. Les mauvais effets de lintempérance en particulier chez les femmes. Comparaison des intempérants avec les bêtes. 1. Il est visible, mes frères, que les apôtres navaient point appris de lEcriture ce quils disent ici dElie; mais seulement des docteurs de la loi, et que cétait un bruit commun parmi le peuple. Cest ainsi quil sétait répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine: « Le Messie viendra, et lorsquil sera venu, il nous annoncera toutes ces choses ». (Jean, IV, 25.) Cest pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean: « Etes-vous Elie ou le Prophète»? (Jean, I, 21.) Car, comme je viens de le dire, ce bruit sétait fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Elie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens. LEcriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. Lun est déjà passé, et lautre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsquil dit: « La grâce salutaire de Dieu sest manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à limpiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice. » (Tit. II, 11.) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsquil ajoute: « Dans lattente dune bienheureuse espérance, et de lavènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ. » (Tit. II.) Les prophètes même ont parlé de lun et de lautre de ces deux avènements, et ils ont dit quElie serait le précurseur du second, comme saint Jean létait du premier. Cest ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom dElie; non parce quil était en effet Elie, mais parce quil en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Elie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Elie serait déjà venu. Et cest dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, « quil fallait quElie vînt auparavant»; cétait aussi la pensée des pharisiens, lorsquils envoyèrent demander à Jean sil était Elie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté. « Jésus leur répondit: Il est vrai quElie doit venir auparavant, et quil rétablira toutes choses. » (Matth. XVII, 11) Il dit quElie viendrait en effet avant son second avènement; mais il ajoute quil était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. Cest là cet Elie qui est déjà venu; car pour le prophète Elie: « Il viendra et rétablira toutes choses » , cest-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. «Le Seigneur dit: je vous enverrai Elie le Thesbite, qui réunira les coeurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre dune plaie (447) « qui soit incurable». (Mal. IV ,5.) Remarquez, mes frères, lexactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom dElie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de lun, et il lappelle « Thesbite », pour le distinguer de saint Jean qui nétait pas de cette ville. Il les distingue encore lun de lautre par cette seconde marque, «afin», dit-il, « que lorsque je viendrai, » je ne frappe point la terre dune plaie qui soit « incurable » : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il nest pas venu la première fois. Pour « frapper la terre ». Il dit lui-même: « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ». (Jean, III, 16.) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir quElie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsquil viendrait juger le monde. Il exprime en même temps le sujet pour lequel Elie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne sexposer pas au danger de périr tous lorsquil viendrait. Cest ce que Jésus:Christ leur rappelle lorsquil dit : «Quand Elie viendra, il rétablira toutes choses », cest-à-dire quil rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et quil les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer lexactitude de ce prophète. Il ne dit pas: « Il réunira les coeurs des enfants avec leurs pères », mais «le coeur des pères avec leurs enfants ». Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, lEcriture marque quElie réunirait les coeurs des pères, cest-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, cest-à-dire avec les apôtres, et quil leur ferait embrasser leur doctrine sainte. « Mais je vous déclare quElie est déjà venu, « et ils ne lont point connu, mais ils lont traité comme il leur a plu; ils feront souffrir de même le Fils de lhomme (12). Alors ses disciples, reconnurent que cétait de Jean-Baptiste quil leur avait parlé (13) ». Les apôtres comprennent cela deux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni lEcriture rie leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre:, « Que Jean était Elie qui doit venir ». (Matth. XI, 27.) Et il ne faut pas sétonner si, après avoir dit « quElie est déjà venu », il dit néanmoins quil doit venir encore pour rétablir toutes choses. Lun et lautre était véritable. Quand il dit « quElie viendrait pour rétablir tout », il marque, comme jai dit, le véritable Elie et la conversion des Juifs; et lorsquil dit « quil est déjà venu», il marque saint Jean quil appelle Elie, parce quil remplissait la mission que remplissait Elie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsquils donnent en beaucoup dendroits le nom de «David » aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David; et lorsquils appellent les, Juifs « princes de Sodome et enfants dEthiopie (Isaïe 1, 13)», à cause de la corruption et du dérèglement de leurs moeurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Elie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom dElie. 2. Il le fait encore pour montrer quil ne combattait point les Ecritures, et quil saccordait parfaitement avec les prophètes. Cest pourquoi il ajoute « Je vous déclare quElie est déjà venu, et ils ne lont point connu, mais ils lont traité comme il leur a plu ». Cest-à-dire, quils lont mis en prison, Quils lont outragé; quils lont fait mourir, et quils ont mis sa tête dans un bassin pour être le prix de la danse dune fille. Cest ainsi que le Fils de lhomme sera traité par eux. Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ fait naître loccasion de parler encore ici de sa mort et de ses souffrances, et quil console la douleur que ses disciples en ressentaient, par le souvenir de ce quavait souffert saint Jean, et par les miracles quil fit aussitôt quil leur en eut parlé. Car presque toutes les fois quil entretient ses apôtres de ce sujet, il fait quelque miracle en leur présence pour les rassurer. Lorsque lEvangile dit : « Alors il commença à leur déclarer quil fallait quil allât à Jérusalem, et quil y souffrit beaucoup de choses»; il marquait par ce terme «alors », le moment que les apôtres venaient de connaître et de confesser, publiquement que Jésus-Christ était le « Fils de Dieu » : de même, lorsquil leur a fait voir cette vision admirable sur la montagne, et que les prophètes ont dit beaucoup de choses touchant sa gloire, il leur parle aussitôt de sa passion, et après avoir rapporté (448) la mort funeste de saint Jean il conclut: «Cest ainsi que le Fils de lhomme doit bientôt être traité par eux » . Ainsi, lorsquil eut chassé un démon que ses disciples navaient pu chasser, lEvangile dit : « Jésus-Christ étant en Galilée dit à ses apôtres: Le Fils de lhomme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour ». Il usait de cette conduite pour diminuer, par léclat de ses miracles, lexcès de la douleur que cette prédiction causait à ses disciples. Cest ce quil tâche de faire en cet endroit de notre Evangile, lorsquil rappelle en leur mémoire le traitement quon avait fait souffrir à saint Jean. Que si quelquun me demande ici pourquoi, puisquElie doit faire tant de biens lorsquil viendra, Dieu différait tant de lenvoyer? Je réponds que les Juifs étaient si inconvertibles alors, que prenant Jésus-Christ pour Elie, ils nen étaient pas plus portés à croire en lui. Car nous voyons que les Juifs croyaient que Jésus-Christ était ce prophète : « Quelques-uns », disaient les apôtres, « croient que vous êtes Elie, et dautres que vous êtes Jérémie ». Dailleurs il ny avait point dautre différence entre saint Jean et Elie que celle du temps. Si cela est, me direz-vous, comment croiront-ils alors? Car lEvangile dit formellement « quil rétablira toutes choses ». Je réponds premièrement quils croiront alors ce prophète, parce quils le connaîtront mieux; mais principalement, parce que la gloire de Jésus-Christ sera répandue alors dans toute la terre et quelle sera plus brillante que le soleil. Mais lorsquà ces raisons Dieu ajoutera encore la prédication de ce grand prophète qui publiera hardiment que Jésus est le Fils de Dieu, il ne faut point douter que les Juifs ne le reçoivent et quils ne lécoutent avec beaucoup de docilité. Quand Jésus-Christ dit ici: « Et ils ne lont point connu », il fait comme leur apologie, et il excuse en quelque sorte la grandeur de leur crime. Jésus-Christ donc, mes frères, console ses apôtres dans la douleur quils ressentaient de sa passion future , en leur témoignant que tous les cruels traitements quil souffrira des Juifs seront injustes, et en enfermant ce souvenir si triste entre deux miracles : lun qui sest déjà fait sur le haut du Thabor, et lautre quil va faire au pied de cette montagne. Après que Jésus-Christ eut parlé de la sorte à ses apôtres, ils ne lui demandent point quand Elie viendrait. Ils étaient trop abattus par le souvenir de la passion, et ils étaient en même temps saisis dun trop profond respect et dune frayeur trop sainte à cause de cette gloire quils venaient de voir. On peut remarquer assez souvent dans lEvangile que, lorsquils sapercevaient que Jésus-Christ ne voulait pas sexpliquer clairement, ils ne le pressaient pas et demeuraient dans le silence. Lors donc quétant dans la Galilée il leur dit: « Le Fils de lhomme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le tueront » , lévangéliste ajoute : « Cette parole les affligea extrêmement », et saint Marc dit: « Quils ne savaient ce que voulait dire cette parole, et quils nosaient lui en demander léclaircissement». (Marc, IX, 31) Saint Luc dit de même: « Que cette parole leur était cachée, afin quils nen eussent aucune connaissance, et quils appréhendaient de linterroger. » (Luc, IX, 22.) «Après quil fut venu vers le peuple, un homme sapprocha de lui, et sétant jeté à genoux à ses pieds, lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique, et est tourmenté misérablement. Car il tombe souvent dans le feu et souvent dans leau (14). Je lai présenté à vos disciples et ils ne lont pu guérir (15) ». LEvangile marque ici beaucoup de circonstances qui nous font voir que la foi de cet homme était très-faible. Premièrement, Jésus-Christ lui dit lui-même, « que tout est possible à celui qui croit », comme pour lui dire que jusque là il navait pas cru. Cet homme lui dit ensuite: « Seigneur, aidez mon peu de foi. » Il lui dit encore: « Si vous pouvez » (Marc, IX, 22, 23), comme doutant quil le pût. Si cétait donc lincrédulité de cet homme qui empêchait la guérison de son fils, pourquoi Jésus-Christ en rejette-t-il la cause sur ses disciples, sinon pour montrer quils pouvaient faire ces sortes de miracles sans y être aidés par la foi de ceux qui imploraient leur assistance? Car si souvent la foi de ceux qui demandent ces grâces, est assez grande pour les mériter de Dieu sans la foi de ceux mêmes qui les font; quelquefois aussi la grande foi de ceux à qui lon sadresse suffit seule pour les faire. On en voit des exemples dans lEcriture. (Act. 10.) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit; et Elisée ressuscita un mort, sans que personne (449) y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (IV Rois, 43.) Lappréhension queurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce quils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes nétaient pas là. 3. Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et dimpuissance : « Je lai présenté », dit-il, « à vos disciples, et ils ne lont pu guérir » Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : « O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec-vous? jusques à quand vous souffrirai-je «(16)»? Il nadresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs dentre eux furent scandalisés de limpuissance des apôtres, et quils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsquil dit,: « Jusquà quand serai-je avec vous »? il fait voir le grand désir quil avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, cétait, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules. Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore: « Amenez-le-moi ici ». Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal; afin dexcuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant quil lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur lheure que le démon le tourmente et quil le déchire. Ce quil permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche quil fit au démon devant tout le peuple; mais pour consoler le père, afin, quen voyant le démon trembler .à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle quil allait voir. Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt: « Mais si vous pouvez « quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de « notre état » , Jésus-Christ lui répond sur lheure : « tout est possible à ceux qui « croient », faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Matth. VIII, 3); et quil rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce quil avait dit, et le confirma même en disant : « Je le veux, soyez guéri ». Mais parce que cet homme, en disant,: « Si vous pouvez, aidez-nous », parlait dune manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche: « Tout est possible », dit-il, « à celui qui croit», comme sil lui disait : Ma force est si infinie, quelle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non-seulement votre fils, mais même les autres; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon. Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non-seulement en ce quil le délivra enfin du démon; mais encore plus, en ce quil le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière,. il nest pas douteux quil serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans leau, leût tué sans doute, si Dieu neût donné un frein à sa fureur, et sil neût mis des bornes â la violence de sa rage. Cest ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres. Que si lEvangile appelle ce possédé « lunatique », il ne sen faut pas étonner, puisque cest le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que 1Evangile use encore aussitôt de ce terme, puisquil est dit ensuite que Jésus-Christ guérit « plusieurs lunatiques »? Il ne parle en cela que selon lusage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux; mais, encore une fois, cétait un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce quil faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup desprits, et, de (450) là, est venu le mot de « lunatique », appliqué à certains démoniaques. « Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent: Pourquoi nous autres ne lavons-nous pu chasser (19) » ? Il me semble quils craignaient davoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance quils avaient reçue sur les esprits impurs. Cest pour cela quils viennent interroger Jésus-Christ « en particulier ». Ce nétait point par un mouvement de honte quils affectaient ce « secret». Sils eussent cru navoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits leussent dit assez deux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ « en particulier », parce quils avaient à lui parler dune chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu? « Jésus leur répondit: Cest à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Transportez-vous dici là, et elle sy transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ». Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes dun lieu en un autre, je vous répondrai quils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car cest leffet dune bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit quon a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que sil ne sest point trouvé doccasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. Sils ne lont pas tait, ce nest point par impuissance et par faiblesse, puisquils ont fait dautres choses incomparablement plus grandes; cest seulement parce que loccasion ne sen est pas présentée, et quils nont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même quils ont fait cette sorte de miracle, et que lon nen a rien marqué. Car on na pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites. Mais nous pouvons dire encore quune des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, cest quen-ce moment ils étaient dans un état dimperfection et de faiblesse. Car ils navaient pas toujours une foi égale et ils nétaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt « heureux » et tantôt « satan », et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce quils ne comprenaient pas le mystère du « levain ». Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur. La « foi » dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore. que cette graine paraisse la plus petite. de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer quun peu dune véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne sarrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit: « Enfin rien ne vous sera impossible ». 4. Je vous prie, mes frères, dadmirer ici deux choses; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce quils ne rougissent point davouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ navaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusquà une telle perfection quil a répandu la foi en elles comme une source très-abondante. « Cette sorte de démons ne se chasse que par « la prière et par le jeûne (21) ». Jésus-Christ comprend dans ce mot « de démons » non-seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, quon a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne; Si cela est arrivé à un ou à deux, il nen faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si lon peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le (451) possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie. Vous me direz peut-être, mes frères: Sil faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que cest parce que. le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et quelle tienne même le premier rang. Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsquelles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, na plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui na plus besoin de ces biens en est dordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire laumône. Celui qui jeûne a lesprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. Cest pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur; il ne baille point, il ne sétend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu; il sélève au-dessus de toute la terre. Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et quil craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il ny a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de lEvangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de labstinence de toutes les voluptés? Que si vous dites que vous êtes dun complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs? Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui naime rien tant que lintempérance et la bonne chère, parce quelle est la source, et comme la mère des autres vices. Cest par elle quautrefois il jeta les Juifs dans lidolâtrie, et quil embrasa les Sodomites dune passion détestable: « Liniquité des Sodomites, » dit lEcriture, « est venue de lintempérance; ils ont été ce quils étaient, parce quils se sont trop remplis de viandes». (Ezéch. XVI, 47.) Cest par elle enfin quil a perdu une infinité dâmes et quil les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point lintempérance, puisquelle change lhomme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes; mais lintempérant va plus loin. Il se fait à lui-même dautres plaisirs abominables; et il se remplit lesprit dobjets criminels dont il se repaît. Jose dire même quil ny a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que jy trouve, cest quon plaint le démoniaque, au lieu quon na que de lhorreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce quil se jette volontairement lui-même dans cet état misérable; parce quil se plait dans son malheur, et quil trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que lon ne saurait souffrir. Que si lon passe plus avant pour considérer létat de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie dun froid si mortel, quelle nest presque plus capable danimer le corps. Je rougis de métendre davantage sur les maux que lintempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux quune femme qui senivre jusquà ne pouvoir marcher quen chancelant? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de lesclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore (452) elle-même devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et lesclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et quils laccusent de ses dons. Car jai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et leffet funeste quils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu quil ny eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement? Qui peut ne point condamner cette extravagance? Lhomme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou lintempérance de relui qui en abuse? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on neût abusé du vin ! Plût à Dieu quon ne vît jamais dintempérants dans le monde? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter quil ny en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même quil ny ait jamais eu de fer sur la terre, parce quon en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez quil ny ait jamais de nuit, afin quil ny ait plus de voleurs; vous désirerez quil ny ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin: Plût à Dieu quil ny eût point de femmes dans le monde; afin quil ny eût point dadultère ! Nirait-on pas ainsi jusquà détruire toutes les créatures de Dieu, parce quon en peut abuser et sen servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données? 5. Quittez donc ces pensées dont le diable seul est lauteur. Ne condamnez point le vin, mais labus que lon fait du vin. Quand cette personne qui vous fait horreur sera sortie de son ivresse, représentez-lui avec force létat infâme doù elle sort. Dites-lui que le vin nous est donné de Dieu pour renouveler notre vigueur et non pour nous rendre lopprobre du monde et lhorreur de tous les hommes. Que Dieu nous a fait ce don pour guérir nos maladies, et non pour nous les attirer, pour soutenir la faiblesse de nos corps, et non pour affaiblir nos âmes. Dieu vous a honoré de ce don, pourquoi vous déshonorez-vous par labus que vous en faites? Ne savez-vous pas que saint Paul dit à Timothée: « Usez dun peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ». (1 Timoth. V, 23.) Si un si saint homme accablé de maladies, et qui passait toute sa vie dans une suite dinfirmités continuelles, nuse point de vin avant que son maître le lui conseille, quelle excuse nous peut-il rester den prendre avec tant dexcès lorsque notre santé est excellente? Saint Paul disait à Timothée: « Usez dun peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies », et il dirait à ces personnes intempérantes :Usez de peu de vin à cause de ces crimes honteux où vous tombez, et de ces adultères que produisent vos débauches. Que si cette considération nest pas assez puissante tour vous rendre tempérants, devenez sobres au moins par la considération des maux qui naissent de ces excès. Dieu na pas donné le vin à lhomme pour laffliger, et pour lui causer du chagrin par le dérangement de la santé qui suit dordinaire les débauches. II le lui a donné au contraire pour le remplir de joie. « Le vin », dit le Prophète, « réjouit le coeur de lhomme ». (Psal. CIII, 29.) Cependant vous lui ôtez cet effet, et vous lui en donnez un autre tout opposé. Car quelle joie peut avoir celui qui est toujours hors de lui-même, qui ressent mille douleurs, qui vit dans une agitation continuelle, qui est dans un aveuglement profond, et qui sent toujours comme les transports dune fièvre violente. Je ne parle pas ici de tous, mais je parle à tous. Je sais que tous ne sont pas sujets aux excès du vin. Dieu nous garde de ce malheur, mais je vois avec douleur que ceux qui sont sobres, nont pas assez de soin de corriger les intempérants. Cest pourquoi je madresse plutôt à vous qui avez horreur de ces excès, et jimite les médecins qui ne sarrêtent point à parler aux malades, et qui prescrivent leurs ordonnances seulement aux personnes qui les environnent. Cest donc à vous autres qui êtes sobres que je parle maintenant. Je vous conjure en premier lieu, de ne vous laisser jamais tomber dans une passion si brutale, et je vous exhorte ensuite à travailler pour en retirer les autres, et pour les empêcher de se réduire dans un état pire que létat des bêtes. Car les bêtes se contentent de ce qui leur suffit pour vivre; elles ne désirent rien de plus. Mais les personnes intempérantes sont plus brutales, et passent au delà des bornes de la nature. Je rougis de dire que les chiens et que les ânes sont préférables aux personnes dont nous (453) parlons. Ces animaux se contentent de manger et de boire autant quils en ont besoin. Ils ont des bornes quils ne passent point, quelque violence quon leur puisse faire. Nêtes-vous donc pas pire que ces animaux? Je vous en prends pour juge vous-même. Car toutes les personnes raisonnables nen doutent pas. Nest-il pas visible que vous vous ravalez plus bas que ces bêtes, et que vous vous conduisez plus brutalement? Vous évitez de forcer ces animaux à passer les bornes de la nécessité dans la nourriture quils prennent, et vous craindriez que ce superflu ne leur fît tort: cependant vous navez pas le même soin de vous-même. Tant il est vrai que vous vous regardez comme étant au-dessous de ces bêtes, et que vous devenez plus brutal quelles, en ne craignant point les maladies où votre intempérance vous jette. Car ce nest pas au moment que vous êtes dans ces débauches, que vous en ressentez les fâcheuses suites. Elles ne se font sentir que longtemps après. Et comme lorsque, la fièvre est passée, il en reste des humeurs malignes qui perdent le corps si on ne les purge; de même lorsque vos excès sont passés, il en reste un feu dans le corps qui le perd, et qui perd en même temps lâme. Le corps en devient languissant. Il est sans vigueur, et tout brisé comme un vaisseau battu de la tempête. Lâme en est encore plus misérable. Elle sent en elle-même un feu qui la dévore, et quelle ne peut supporter. Lorsquelle paraît revenir à elle-même, et sortir de cet assoupissement brutal, cest alors quelle paraît plus transportée et plus agitée de fureur; elle ne respire que le vin qui vient de la perdre, et elle ne souhaite que de se replonger dans ses excès, où sa raison vient dêtre ensevelie. Lorsquune tempête cesse, les pertes quelle avait causées ne cessent pas avec elle. Ce quon a jeté dans la mer y demeure et ne se peut plus réparer. Il en est ainsi des intempérants. Il faut nécessairement que leurs excès leur fassent perdre pour jamais toutes leurs vertus. Sils avaient auparavant quelque modestie, quelque pudeur, quelque sagesse, quelque patience, ou quelquhumilité, ils sont obligés dabandonner toutes ces vertus si rares, comme on jette dans la mer durant la tempête ce que lon a de pins précieux. Mais le vaisseau qui sest ainsi déchargé, nen est que plus léger pour achever son voyage, au lieu que lâme qui perd toutes ses vertus en devient beaucoup plus pesante. Elle na plus cet or précieux, et ces diamants sans prix dont elle était si heureusement chargée. Elle est misérablement appesantie par un sable qui laccable, et par une eau bourbeuse et infecte, qui perd tout ensemble le vaisseau et le pilote qui le conduit. Pour éviter ce malheur, mes frères, fuyons avec horreur lintempérance ,de la bouche. Souvenons-nous toujours que jamais les ivrognes nentreront dans le royaume des cieux: « Ne vous trompez pas», dit saint Paul, « les ivrognes et les médisants ne seront point les héritiers du royaume des cieux ». Que dis-je du royaume des cieux? Ils ne jouissent plus même avec plaisir de ce quils ont sur la terre. Leurs excès leur en ôtent le sentiment. Ils leur changent les jours en nuits, et la lumière en ténèbres. Ils ont les yeux ouverts, et ils ne voient pas. Ils souffrent des maux sans nombre. Ils tombent dans des tristesses et dans des ennuis déraisonnables. Ils deviennent comme insensés, et ressentent des faiblesses ridicules qui les rendent la fable du monde, sans quon puisse plaindre leur état, ou excuser des personnes qui se précipitent delles-mêmes dans de si grands maux. Fuyons donc, mes frères, ces excès infâmes, fuyons une maladie si dangereuse, afin que nous jouissions, et dans ce monde et dans lautre, des biens que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (454) |