Matthieu 12,46 -13,10
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Matthieu 28, 11-20

HOMÉLIE XLIV

« COMME IL PARLAIT ENCORE AU PEUPLE, SA MÈRE ET SES FRÈRES ÉTAIENT DEHORS QUI DEMANDAIENT A LUI PARLER. ET QUELQU’UN LUI DIT: VOILA VOTRE MÈRE ET VOS FRÈRES QUI SONT LÀ DEHORS ET QUI VOUS DEMANDENT. MAIS IL RÉPONDIT A CELUI QUI DISAIT CELA : QUI EST MA MÈRE ET QUI SONT MES FRÈRES? ET ÉTENDANT SA MAIN SUR SES DISCIPLES : VOICI, DIT-IL, MA MÈRE, ET VOICI MES FRÈRES. » (CHAP. XII, 46, 47, 48, 49, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XIII.)

ANALYSE

1 et 2. Marie est proclamée bienheureuse pour avoir porté le Fils de Dieu dans ses entrailles, et surtout pour avoir été en tout obéissante à la volonté de Dieu.

3. Parabole de la semence. Celui qui sème est sorti. — Comment celui qui est partout peut-il sortir de quelque part. — Nous ne recevons pas la semence par notre faute et non par la faute du semeur.

4 et 5. Que la même mesure de vertu n’est pas exigée de tous. — Combien il est dangereux de laisser perdre les instructions que Dieu nous donne. — Que les plaisirs de la vie sont très- justement comparés à es épines. — Des maux que l’excès de la bonne chère et l’intempérance de la bouche produit en nous.

 

 

1. Jésus-Christ, mes frères, nous fait voir ici dans un exemple bien sensible combien ce que je vous disais l’autre jour est vrai, savoir que là où manque la vertu, tout le reste est inutile. Je vous disais la dernière fois que ni l’âge, ni le sexe, ni le désert, ni tous les saints exercices ne nous serviraient de rien, si nous n’avions une piété sincère dans le cœur. Aujourd’hui nous apprenons quelque chose de plus, nous apprenons qu’il ne servirait de rien d’avoir porté Jésus-Christ dans ses entrailles et de l’avoir enfanté miraculeusement comme a fait la Vierge, si l’on ne possédait en même temps la vertu. C’est là une conséquence évident? des paroles évangéliques que nous allons expliquer.

« Lorsque Jésus-Christ parlait encore au peuple, quelqu’un lui dit (46): Voilà votre mère et vos frères qui sont là dehors, et qui vous demandent (47). Mais il lui répondit: Qui est ma mère et qui sont mes frères (48)?» Il ne parlait pas ainsi pour désavouer sa mère, ni par la crainte qu’il eut de passer pour son fils devant les hommes. S’il avait pu rougir d’avoir Marie pour mère, il ne serait jamais descendu dans son sein. Il voulait donc nous apprendre qu’il n’eût servi de rien à la Vierge d’être mère de Jésus-Christ, si sa vie n’eût été en même temps parfaite.

Mais ce que les parents de Jésus-Christ faisaient en cette rencontre venait de l’amour. propre. Ils veulent montrer devant le peuple que Jésus-Christ leur appartient; ils n’ont pas encore de lui une juste idée, et ils viennent à contre-temps le trouver. Voyez leur vanité. Au lieu d’entrer avec les autres, et d’écouter Jésus-Christ avec un profond silence, ou d’attendre au moins à la porte qu’il eût achevé de parler, ils vont au contraire l’appeler devant tout le monde, affectant de faire paraître qu’ils avaient pouvoir de lui commander.

C’est ce que marque l’Evangile par ces paroles : « Lorsqu’il parlait encore au peuple;» comme s’il disait : N’avaient-ils point d’autre temps plus propre pour lui parler? Ne pouvaient-ils le faire sans l’incommoder ? Qu’avaient-ils de si près à lui dire? S’ils lui voulaient faire quelque question de doctrine, que ne la lui proposaient-ils en public, afin que sa réponse servît d’instruction à tout le peuple? Si ce n’était que pour des affaires particulières, il ne fallait pas témoigner cet empressement.

Que si le Sauveur avait refusé à l’un de ses disciples la permission d’aller ensevelir son (348) père, afin qu’il ne différât peint de le suivre, combien eût-il été plus éloigné d’interrompre ses prédications pour des sujets qui ne le méritaient pas? On voit donc qu’ils agissaient humainement en cette rencontre et par un désir secret de vaine gloire.

Saint Jean exprime encore plus clairement cette disposition des parents de Jésus-Christ, lorsqu’il dit : « Que ses frères mêmes ne « croyaient pas en lui. » (Jean, VII, 5) Il rapporte même de leurs paroles où il y a beaucoup d’indiscrétion. Ils lui faisaient, dit-il, violence pour le faire venir à Jérusalem dans l’espérance de tirer de la gloire des miracles qu’il y ferait: « Si vous faites ces choses, faites-vous connaître au monde. Car nul’homme « n’agit en secret; lorsqu’il veut être connu dans le public. » (Ibid. IV.) C’est alors que Jésus-Christ les réprimanda de leurs pensées charnelles et terrestres, parce que les Juifs disaient de lui : ce N’est-ce pas là ce fils d’un artisan dont nous connaissons le père et la « mère, et dont les frères sont parmi nous? » lui reprochant ainsi la bassesse de sa naissance; ses parents le portaient au contraire à se relever par la grandeur de ses miracles. Mais Jésus-Christ les rebute pour les guérir de cette passion.

Si le Sauveur avait voulu renoncer sa mère, il l’aurait fait, lorsqu’on en voulait tirer un sujet de le mépriser. Mais il a été si éloigné de cette pensée, et il a eu d’elle un soin si particulier, que près d’expirer sur la croix, il l’a recommandée au plus chéri de ses disciples, et lui a ordonné de la regarder comme sa mère. Que s’il parle d’elle en cet endroit avec plus de sévérité, c’est qu’il voulait guérir l’esprit de ses proches, qui ne le considéraient que comme un homme ordinaire, et qui tiraient vanité de ce qui paraissait de grand en lui. Il les reprend donc, mais comme un médecin; et ces paroles ne sont pas pour les blesser, mais pour les guérir.

Ne considérez donc pas seulement cette réprimande de Jésus-Christ, laquelle est pleine de modération et de sagesse; mais pensez en même temps, combien était téméraire et inconsidérée la hardiesse de ses proches, et surtout quel est celui qui fait la réprimande. Ce n’est pas un simple homme, c’est un Dieu, et le Fils unique du Père. Pesez bien aussi le dessein dans lequel il leur parle. Car il ne voulait point les confondre, mais les délivrer de la passion la plus tyrannique; leur inspirer des sentiments plus relevés de sa personne; et leur persuader qu’il n’était pas seulement le Fils, mais encore le Maître et le Seigneur de Marie. Considérez ces raisons et vous reconnaîtrez que cette réprimande de Jésus-Christ était très-digne de lui, très-utile à ceux à qui il la fait, et toute pleine de modération et de sagesse. Car il rie dit pas : va et dis à ma mère qu’elle n’est pas ma mère; c’est à celui même qui lui parle qu’il répond: « qui est ma mère «et qui sont mes frères? » Et ces paroles, outre le sens qui vient d’être indiqué, ont encore une autre portée. Laquelle? Elles tendent à faire comprendre à ceux qui sont là que ni eux ni personne ne peut trouver assez d’avantage dans les liaisons de la chair et du sang pour avoir le droit de négliger la vertu. Car puisqu’il n’eût servi de rien à la Vierge même d’être la Mère de Jésus-Christ si elle n’eût soutenu cette dignité par sa vertu, combien toutes les alliances charnelles seront-elles moins utiles à tous les autres? La parenté véritable qui nous lie avec Jésus-Christ, est de faire la volonté de son Père. C’est cette liaison qui ennoblit l’âme, et qui la rend plus illustre que tous les avantages de la chair et du sang.

2. Comprenons donc cette vérité, nies frères, et si nous avons des enfants qui se signalent par leur piété, ne tirons point vanité de leur gloire, si nous n’avons aussi leur vertu. Ne nous glorifions peint de même de la piété de nos pères, si nous ne tâchons de leur ressembler. Il peut se faire dans le christianisme que celui qui nous aura donné la vie ne soit pas notre père, et qu’un autre le sera véritablement, quoiqu’il ne nous ait pas engendrés. C’est pourquoi lorsqu’une femme disait à Jésus-Christ dans un autre endroit de 1’Evangile: « Bienheureux le sein qui vous a porté, « et lés mamelles que vous avez sucées « (Luc, XI, 27),» il ne lui répond point: Je n’ai point été porté dans le sein d’une femme, et je n’ai point sucé ses mamelles; mais « bienheureux au contraire ceux qui font la volonté de mon Père! » Ainsi on peut remarquer partout qu’il ne désavoue pas cette liaison et cette parenté charnelle; mais qu’il lui en préfère une autre qui est toute spirituelle et toute sainte.

Quand le bienheureux précurseur disait aux Juifs : « Race de vipères, ne dites point: Nous avons Abraham pour père (Matth. III, 17,) » (349) ils ne niaient pas qu’ils descendissent en effet d’Abraham selon la chair ; mais il leur déclarait qu’il ne leur servirait de rien d’être sortis d’Abraham, si leur vie n’était semblable à la sienne. C’est ce que Jésus-Christ exprime clairement, lorsqu’il leur dit : « Si vous étiez les enfants d’Abraham vous en feriez les actions.» Il ne veut pas dire qu’ils ne descendaient pas d’Abraham selon la chair, mais il les exhorte à s’unir à Abraham par un lien bien plus noble en se rendant les héritiers et les imitateurs de sa vertu. C’est encore ce qu’il veut faire entendre ici, mais d’une manière plus douce, parce qu’il s’agissait de sa mère. Il ne dit point: Ce n’est point là ma mère: ce ne sont point là mes frères, parce qu’ils ne font point ma volonté. Il ne les blâme point, il ne les accuse point; mais il dit en général:

« Quiconque fait la volonté de mon Père, « celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère. (50.) » S’ils veulent donc être ma mère et mes frères, qu’ils marchent par cette voie. Lorsque cette femme cria: « Heureux est le sein qui vous a porté, » Jésus-Christ ne répondit point que Marie n’était point sa mère; mais il fit une réponse qui revient à ceci : Il n’y a d’heureux que celui qui fait la volonté de mon Père; c’est celui-là qui est mon frère, ma soeur, ma mère.

O puissance de la vertu ! ô combien grande est la gloire à laquelle elle élève ceux qui l’embrassent! Combien de femmes, dans la suite des temps, ont admiré le bonheur de la Vierge, et béni ces chastes entrailles qui ont porté le Sauveur du monde! Combien se sont dit qu’elles auraient tout sacrifié pour une maternité si glorieuse! Et cependant qui les empêche d’avoir cet honneur? Jésus-Christ nous ouvre une voie facile pour arriver à cette haute dignité, et il veut bien faire part de ce titre auguste non-seulement aux femmes, mais encore aux hommes. Il nous élève même plus haut, et il nous offre encore un plus grand honneur, puisque la liaison que nous avons avec Jésus-Christ par l’Esprit de Dieu, surpasse celle que nous aurait pu donner la chair et le sang. Car on devient ainsi mère de Jésus-Christ d’une manière bien plus excellente que si on l’avait porté dans son sein. Mais ne vous contentez pas de désirer simplement un si grand honneur, et marchez avec ardeur dans la voie qui vous y conduit.

En ce jour-là, Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer (1). » Admirez comment, après avoir repris ses proches, fine laisse pas de faire aussitôt ce qu’ils lui demandent. Il se conduisit de même à l’égard de sa mère aux noces de Cana. Car après lui avoir dit que son temps n’était pas encore venu, il ne laissa pas de lui obéir pour faire voir, d’un côté, que tous ses moments étaient réglés, et pour témoigner de l’autre la grande tendresse qu’il avait pour elle. Il fait la même chose en cette rencontre. Il guérit d’abord ses proches de leur vanité, et il sort néanmoins aussitôt de la maison pour rendre à sa mère tout l’honneur que la bienséance exigeait de lui, et cela bien que la demande fût à contre-temps.

« En ce jour-là, » dit l’Evangile, «Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer;»comme s’il eût dit à ses parents qui le demandaient: Puisque vous avez tant de désir de me voir et de m’écouter, voici que je viens pour parler. Après avoir fait tant de miracles, il veut de nouveau être utile aux hommes par ses instructions Il s’assied auprès de la mer, pour prendre comme à l’hameçon et au filet les habitants de la terre. Et ce n’est pas sans grande raison que l’évangéliste rapporte cette circonstance, comme pour marquer que Jésus-Christ s’était placé dans cette assemblée du peuple, d’une telle manière, qu’il avait tous ses auditeurs en face, sans qu’il y en eût un seul derrière lui.

« Et une grande multitude s’assembla autour de lui, de sorte que montant dans une barque il s’y assit, tout le peuple se tenant sur le rivage. Et il leur disait beaucoup de choses en paraboles (2, 3).» Il n’usa pas de cette manière d’enseigner lorsqu’il parlait sur la montagne, et il ne dit rien en paraboles, parce qu’il n’y avait alors auprès de lui qu’un peuple simple et grossier, au lieu qu’il est environné ici de scribes et de pharisiens. Considérez, je vous prie, quelle est la première de ces paraboles, et le soin que l’évangéliste a de les rapporter dames leur ordre. Il choisit pour la première celle qui de toutes était la plus propre pour rendre ses auditeurs attentifs. Comme il ne leur allait parler que par énigmes, il était nécessaire de les réveiller d’abord, et de les exciter par cette première parabole à l’écouter avec grande attention. C’est pourquoi un autre évangéliste marque que Jésus-Christ leur lit des reproches de ce qu’ils étaient sans entendement, et qu’il leur dit: « Comment ne (350) comprenez-vous point cette parabole? » (Marc, IV, 13.) Mais ce n’était pas seulement- pour ces raisons qu’il leur parlait en paraboles. Il 1e faisait encore pour donner plus de poids et plus de force à son discours, pour le mieux imprimer dans la mémoire de ses auditeurs, et pour leur rendre les vérités qu’il leur disait plus sensibles et plus palpables. C’est ainsi que les prophètes ont agi autrefois lorsqu’ils ont parlé aux peuples. Quelle est donc cette parabole?

3. « Celui qui sème est sorti pour aller semer (3.) » D’où est « sorti » celui qui est présent partout et qui remplit tout? Comment a-t-il pu sortir et où a-t-il pu aller? Mais quand Jésus-Christ s’est approché de nous par son incarnation, il ne l’a pas fait en passant d’un lieu en un autre, mais en se faisant homme et en se rendant visible à nous. Comme nos péchés nous séparaient de Dieu et qu’ils étaient comme une muraille qui nous fermait l’entrée pour aller à lui, il est lui-même venu à nous. Et- pour quel sujet y est-il venu? Est-ce pour perdre la terre qui était toute couverte de ronces et d’épines? Est-ce pour punir les laboureurs de leur lâcheté et de leur paresse? Nullement. Mais il est venu pour en être le laboureur lui-même; pour rendre cette terre fertile, en la cultivant avec soin, et pour y semer sa parole comme une semence précieuse de vertu et de piété. Car j’entends ici par cette « semence » sa parole; par la « terre » qui la reçoit, nos âmes, et il est lui-même « celui qui la sème. » Mais que devient enfin cette semence? Il s’en perd trois parties, et il ne s’en sauve qu’une.

« En semant, une partie de la semence tomba le long du chemin, et les oiseaux vinrent et la mangèrent (4).» Il ne dit pas qu’il ait lui-même jeté cette semence hors du chemin, mais qu’elle y est tombée.

« Une autre tomba dans des lieux pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre, et elle leva aussitôt, la terre où elle était ayant peu de profondeur (5). Le soleil s’étant levé ensuite, elle en fut brûlée; et comme elle n’avait pas beaucoup de racine, elle se dessécha (6). Une autre tomba dans les épines, et les épines crurent et l’étouffèrent (7). Une autre partie de la semence tomba dans une bonne terre, et elle fructifia; quelques grains rendant cent pour un, d’autres soixante, et d’autres trente (8). Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (9). Il n’y a que cette quatrième partie de toute la semence qui se sauve, et encore même avec beaucoup d’inégalité et de différence. Jésus-Christ voulait dire par là qu’il offrait indifféremment à tous les instructions de sa parole. Car comme un laboureur ne choisit point en semant, et ne fait aucun discernement d’une terre d’avec une autre, mais répand sa semence également partout, Jésus-Christ de même, en prêchant, ne faisait point de distinction entre le riche et le pauvre, entre le savant et l’ignorant, entre l’âme ardente et celle qui était lâche et paresseuse. Il semait de même sur tous les coeurs, et il faisait de son côté tout ce qu’il devait faire, quoiqu’il n’ignorât pas quel devait être le succès de son travail. Après cela il pourra dire véritablement : « Qu’ai-je dû faire que je n’aie point fait? » (Isaïe, XIII, 9.) Les prophètes comparent partout le peuple à une vigne. Isaïe dit: « Il est devenu comme une vigne. » (Isaïe, V.) Et David dit: « Vous avez « transféré votre vigne de l’Egypte. » (Ps. LXXIX, 13.) Et Jésus-Christ le compare à un champ semé, pour marquer que les hommes allaient à l’avenir lui obéir avec plus de promptitude et que la terre porterait bientôt d’excellents fruits.

Ces paroles: « Celui qui sème est sorti pour aller semer, » ne doivent pas être regardées comme une redite. Car un laboureur sort souvent pour d’antres choses que pour semer. Il sort pour labourer et pour cultiver la terre. Il sort pour en arracher les épines et toutes les mauvaises herbes , ou pour d’autres sujets semblables; mais Jésus-Christ n’est sorti que pour semer. D’où vient donc, mes frères, qu’une si grande partie de cette semence se perd? Il n’en faut pas accuser celui qui sème, mais la terre qui reçoit cette semence, c’est-à-dire l’âme qui n’écoute point cette divine parole. Pourquoi ne dit-il pas plutôt que les lâches ont reçu cette semence et l’ont laissé perdre? que le-s riches l’ont reçue et l’ont étouffée? que ceux qui vivaient dans la mollesse l’ont reçue et qu’ils l’ont rendue inutile? Jésus-Christ ne veut pas parler si clairement pour ne point porter ces peuples au désespoir. Il veut les laisser à eux-mêmes, et il veut que ce soit leur propre conscience qui les justifie ou qui les condamne.

Ce qui arrive ici à la semence dont une partie se perd, arrive aussi ensuite à la pêche, où l’on rejette une partie des poissons qu’on avait pris. (351)

Jésus-Christ dit à dessein cette parabole à ses disciples, pont les fortifier par avance et pour les avertir que si dans la suite des temps ils voyaient beaucoup de ceux à qui ils au- -raient prêché l’Evangile, se perdre, ils ne devaient pas pour cela se décourager, puisque la même chose était arrivée à Jésus-Christ, qui, sachant le peu de succès que devait avoir la divine semence, n’avait pas néanmoins laissé de semer.

Mais comment peut-on concevoir, me dites-vous, qu’on sème sur des épines, sur des pierres et dans des chemins ? Je vous réponds que cela serait ridicule à l’égard d’une semence matérielle qu’on jette sur la terre; mais à l’égard de nos âmes et de la parole de Dieu, c’est une chose qui ne peut être que très louable. On blâmerait très-justement un laboureur s’il perdait ainsi sa semence, parce que les pierres ne peuvent devenir de la terre et que les chemins ne peuvent cesser d’être des chemins, ni les épines d’être des épines. Mais il n’en est pas ainsi de nos âmes Les pierres les plus dures peuvent se changer en une terre très-fertile. Les chemins les plus battus peuvent n’être plus foulés aux pieds, ni exposés à tous les passants, mais devenir un champ bien préparé et bien cultivé. Les épines peuvent disparaître pour faire place à la semence, afin que le grain croisse et pousse en haut, sans qu’il trouvé rien qui l’empêche de monter.

Si ces changements étaient impossibles, le semeur divin et adorable n’aurait jamais rien semé dans le monde. Et s’ils ne sont pas arrivés dans toutes les âmes, ce n’est point la faute du laboureur, mais de ceux qui n’ont pas voulu se changer. Il a accompli avec un soin entier ce qui dépendait de lui. Si les hommes, au lieu de correspondre à son ouvrage; l’ont au contraire détruit en eux-mêmes, il n’est point responsable de leur perfidie, après qu’il a témoigné tant de bonté et tant d’affection envers les hommes.

Mais remarquez ici, je vous prie, qu’on ne se perd pas en une seule manière, mais en plusieurs qui sont différentes l’une de l’autre.

Ceux qui sont comparés « au chemin», sont les paresseux, les lâches et les négligents. Ceux qui sont figurés « par la pierre», sont ceux qui tombent seulement par faiblesse: « Celui, » dit l’Evangile, « qui est semé sur les pierres est celui qui écoute la parole, et la reçoit aussitôt avec joie, mais il n’a point de racine en lui-même et n’a cru que pour un temps, et lorsqu’il s’élève quelque persécution à cause de la parole, il se scandalise, aussitôt. Lorsqu’un homme écoute la parole de Dieu et n’y donne point d’attention, l’esprit malin vient ensuite, et il enlève ce qui avait été semé dans son coeur. C’est là celui qui est marqué par la semence qui tombe le long du, chemin. » Ce n’est pas un crime égal de renoncer à la parole de l’Evangile, lorsque personne ne nous y contraint par ses persécutions, ou de le faire seulement en cédant à la force et à la violence.

Mais ceux qui sont figurés «par les épines» sont encore bien plus coupables que les autres.

4. Afin donc, mes frères, que nous ne tombions point dans ces malheurs, cachons cette divine semence dans le fond de notre âme et conservons-la comme un trésor précieux dans notre mémoire. Si le diable fait ses efforts pour nous la ravir, il dépend de nous d’empêcher qu’il ne nous l’ôte. Si cette semence se sèche, cela ne vient point de l’excès de la chaleur; Jésus-Christ ne dit point que ce soit le grand chaud qui produise cet effet; mais il dit : « Parce qu’elle n’a point de racine. » Si cette sainte parole est étouffée, il n’en faut point accuser les épines, mais celui qui les laisse croître. On petit couper si l’on veut cette tige malheureuse et se servir utilement de ses richesses. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement « le siècle; » mais « les soins du siècle; » ni « les richesses» en général, «mais la tromperie des richesses. »

N’accusons donc point les choses en elles-mêmes, mais l’abus que nous en faisons et la corruption de notre esprit. On peut être riche sans se laisser surprendre par les richesses. On peut demeurer dans le monde sans être accablé de ses soins. Les richesses ont deux maux qui sont opposés l’un à l’autre; l’un d’exciter notre avarice et d’allumer nos désirs, et l’autre de nous rendre lâches et mous. Et c’est avec grande raison que Jésus-Christ attribue cette «tromperie » aux richesses. Car il n’y a rien daims les richesses que de trompeur. Ce n’est qu’un nom vain qui n’a rien de solide et de véritable. Le plaisir, la gloire, la beauté et toutes les choses semblables ne sont que des fantômes, qui n’ont point d’être et de subsistance.

Enfin, après avoir marqué ces différentes manières, par lesquelles les hommes se (352) perdent, il commence aussitôt à parler « de la bonne terre, » pour nous empêcher de tomber dans le désespoir et pour nous donner une sainte confiance que nous pourrons nous sauver par une pénitence sincère, et passer de ces trois états marqués par ces trois sortes de terre en un quatrième, où l’âme devient une bonne, une excellente terre.

Mais pourquoi, la terre étant bonne, la semence étant la même, ainsi que le laboureur qui la répand, un grain néanmoins en porte-t-il, l’un « cent, » l’autre « soixante, » et l’autre « trente ? » Cela ne vient que de la différence de la terre. Car, bien qu’elle soit toute bonne, elle ne laisse pas d’admettre divers degrés-de bonté. Ainsi cette inégalité ne vient ni du laboureur, ni de la semence, mais de la terre qui la reçoit, non selon la différence de sa nature, mais selon la différente disposition de la volonté. Et ce qui fait paraître encore la grande miséricorde de Dieu envers les hommes, c’est qu’il n’exige pas de tous un même degré de vertu, mais qu’eu recevant avec joie les premiers, il ne rejette ni les seconds ni les troisièmes.

Le but qu’il avait en tout ceci, était de persuader ses disciples qu’il ne suffit pas d’écouter sa parole sainte. Pourquoi donc, direz-vous, Jésus-Christ ne parle-t-il point des autres passions comme de l’impureté et de la vaine gloire? Je vous réponds qu’il a tout compris dans ces deux mots « des inquiétudes du siècle, et de la tromperie des richesses; car la vaine gloire et toutes les autres passions sont des ruisseaux de ces deux sources. Il y joint encore ceux qui sont figurés « par la « pierre » et « par le chemin, » pour montrer qu’il ne suffit pas de renoncer à ses richesses, mais qu’il faut encore pratiquer les autres vertus. Car, que vous servirait-il d’être dégagé de l’argent, si vous êtes négligent et lâche? Que vous servirait-il de même d’être fervent et généreux dans le reste si vous êtes paresseux à écouter la parole de Jésus-Christ?

On ne se sauve point en ne pratiquant la vertu qu’à demi. Il faut premièrement écouter avec ardeur et retenir avec soin les vérités de l’Evangile. Il faut ensuite les pratiquer avec force et avec courage, et enfin mépriser l’argent, renoncer aux richesses, et fouler aux pieds toutes les choses de cette vie. L’enchaînement de toutes ces vertus commence par l’application à écouter la parole de Dieu C’est le premier pas pour le salut. « Comment croiront-ils, » dit saint Paul, « s’ils n’entendent? »(Rom. X, 14.) Je vous dis aussi la même chose. Comment pratiquerons-nous ce que Dieu nous ordonne, si nous n’écoutons ce qu’il nous dit? Mais après ce premier degré, Dieu exige de nous le courage et la vigueur, et un mépris général pour toutes les choses d’ici-bas,

Ecoutons, mes frères, ces vérités saintes que Jésus-Christ nous n enseignées. Qu’elles soient notre bouclier pour nous défendre contre toutes les attaques de nos ennemis. Qu’elles jettent de profondes racines dans notre coeur, et qu’elles nous servent à nous dégager de tous les soins de la terre. Que si nous pratiquons une partie de ces vérités, en négligeant l’autre, quel avantage en retirerons-nous, puisque d’une façon ou d’autre nous ne laisserons pas de nous perdre? Qu’importe que nous périssions, ou par l’amour du bien, ou par ta paresse, ou par un manquement de courage? Un laboureur ne plaint-il pas également la perte de sa semence, de quelque manière qu’elle se perde?

Ne nous consolons donc pas de ce que nous ne perdons point le fruit de la parole divine de toutes les manières que nous le pourrions; mais pleurons plutôt de ce que nous la laissons périr en quelque manière que ce puisse être. Portons le feu dans ces «épines, » et dans ces ronces. Ce sont ces tiges malheureuses qui étouffent cette divine semence. Les riches ne le savent que trop, eux que leurs richesses rendent incapables non-seulement de la vertu, mais même de tout le reste. Aussitôt qu’ils se sont rendus les esclaves de leurs plaisirs, ils ne peuvent plus s’appliquer aux affaires même de ce monde, et encore bien moins aux choses du ciel qui regardent le salut. Car leur esprit est attaqué en même temps d’une double peste, par les passions qui le corrompent, et par les inquiétudes qui le déchirent. Chacune de ces deux causes suffit pour les perdre. Lors donc qu’elles se joignent ensemble, dans quel abîme les doivent-elles jeter?

5. Et ne vous étonnez pas que Jésus-Christ donne le nom d’ « épines aux plaisirs de la vie. » Vous êtes trop charnel et trop enivré de vos passions pour comprendre cette vérité. Mais ceux qui renoncent à ces faux plaisirs, savent que les délices ont des pointes plus perçantes et plus mortelles que toutes les épines que nous voyons, et qu’elles perdent encore plus l’âme et le corps même, que les soins et les embarras du monde. (353)

Il n’y a point de chagrins et d’inquiétudes, qui nuisent autant à l’esprit, que l’excès de la bonne chair nuit à notre corps. Car ces excès engendrent enfin les maladies, les insomnies et les autres maux de tête, d’oreilles et d’estomac, ce que les épines ne peuvent faire. Comme on se met toutes les mains en sang lorsqu’on presse des épines; ces excès de même et ces délices perdent toutes les parties du corps, et leur venin se répand sur la tête, sur les yeux, sur les mains, et sur les pieds. Comme les épines sont stériles, les délices le sont aussi; et elles causent une perte bien plus grande, et dans des choses bien plus importantes. Car elles avancent la vieillesse, elles interdisent les sens, elles étouffent la raison, elles aveuglent l’âme la plus éclairée; elles rendent le corps lâche et efféminé, elles le remplissent d’un amas d’ordures et de saletés. Elles lui causent mille mauvaises humeurs, et elles deviennent une source de corruption et de pourriture.

Elles sont au corps ce qu’une charge trop pesante est à un vaisseau qui coule à fond, accablé par la grandeur de ce poids. Pourquoi travaillez-vous tant à engraisser votre corps?

- En voulez-vous faire ou une victime qui soit bonne à immoler; ou une masse de chair qu’on nous doive servir sur nos tables? On peut être excusable d’engraisser des volailles, quoique peut-être on ne le soit pas, puisque si grasses elles sont contraires à la santé. Tant la bonne chair est dangereuse, puisqu’elle l’est même jusque dans les animaux!

Toutes les superfluités ne sont jamais bonnes à rien. Elles sont la source des indigestions et des mauvaises humeurs. Les animaux qu’on nourrit moins et qui travaillent plus, s’en portent mieux, et sont plus utiles pour nous servir. Leur chair est aussi plus saine à ceux qui en mangent. Mais ceux qui se nourrissent de ces animaux si gras, se remplissent de graisse comme eux, entretiennent par cette réplétion une source de maladies, et ne font qu’appesantir les chaînes qu’ils portent. Car rien n’est si contraire au corps que cet excès de manger, et rien ne lui est si mortel que les débauches et les délices. Qui n’admirera donc la stupidité de ces personnes qui épargnent moins leur propre corps, que les autres n’épargnent ces vaisseaux de cuir où ils renferment leur vin? Ils ont soin de ne les pas remplir si fort qu’ils en crèvent; mais ceux-ci remplissent tellement leurs corps de vin, qu’ils crèvent de toutes parts. Ils en ont jusques au gosier. Les fumées en montent jusques aux narines, aux oreilles et au cerveau, obstruant de plus en plus les voies de l’esprit et de la puissance vitale. Dieu ne vous a pas donné une bouche et un estomac pour les remplir de vin et de viande, mais pour vous en servir à louer Dieu, à lui offrir de saints cantiques, à prononcer les paroles de la loi sainte, et à les employer à l’édification de vos frères. Et vous au contraire, par un abus criminel, vous ne vous en servez presque jamais pour ce saint usage, et vous l’asservissez à votre intempérance durant toute votre vie.

Vous ressemblez à un homme qui aurait entre les mains un luth parfaitement beau dont les cordes seraient de fil d’or, et qu’on regarderait comme un chef-d’oeuvre de l’art, et qui au lieu de se servir de cet instrument pour la fin à laquelle il est destiné, le remplirait d’ordure et de boue. C’est là proprement le désordre où vous tombez. Car j’appelle de l’ordure et de la boue, non la nourriture en elle-même, mais l’abus que vous en faites par votre intempérance et par votre luxe.

Tout ce qui est au delà de la nécessité n’est plus une nourriture mais un poison. Le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes; mais la gorge, la bouche et la langue ont d’autres usages plus nobles et plus nécessaires. Quand je dis même que le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes, je ne l’entends que des viandes qu’on lui don-ne avec modération, et avec retenue. Une preuve de ce que je dis c’est que lorsqu’on le charge de trop de viandes, non-seulement il s’y oppose par les dégoûts qu’il nous cause, et comme par les cris qu’il jette, mais qu’il se venge même de nous, par une infinité de maux qu’il nous fait souffrir.

Il commence par punir les pieds qui nous ont conduits à ces festins déréglés. Il attaque ensuite les mains qui l’ont chargé de tant de viandes superflues. Il sert les uns et les autres avec des douleurs très-aiguës. Quelques-uns même en ont perdu les yeux, et d’autres en ont eu des maux de tête épouvantables. Car le ventre est comme un serviteur qui, ayant plus de charge qu’il n’en peut porter, murmure et se révolte contre celui qui l’accable de la sorte. Il se révolte, dis-je, non-seulement contre ces membres dont je viens de parler, mais contre (354) l’âme même, et contre la raison et le jugement. Dieu a permis ces mauvais effets par une admirable conduite, afin que si nous ne sommes retenus par notre devoir, et si nous ne sommes sobres par vertu, nous le soyons au moins par force, et par la crainte des maux qui sont une suite de l’intempérance.

Comprenons donc ces vérités, mes frères, fuyons le luxe et les délices, aimons la sobriété et la vie réglée, pour jouir dans le corps et dans l’âme d’une parfaite santé, et pour obtenir ensuite les biens à venir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (355)

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