|
|
HOMÉLIE LXVIII« ÉCOUTEZ UNE AUTRE PARABOLE: UN PÉRE DE FAMILLE AYANT PLANTÉ UNE VIGNE, LENTOURA DUNE HAIE, ET CREUSANT DANS LA TERRE , Y FIT UN PRESSOIR ET Y BÂTIT UNE TOUR, PUIS AYANT LOUÉ SA VIGNE À DES VIGNERONS, IL SEN ALLA EN UN PAYS ÉLOIGNÉ. ET LE TEMPS DES VENDANGES ÉTANT PROCHE, IL ENVOYA SES SERVITEURS POUR EN RECUEILLIR LE FRUIT. MAIS LES VIGNERONS SE SAISISSANT DES SERVITEURS, BATTIRENT LUN, TUÈRENT LAUTRE, ET LAPIDÈRENT LAUTRE. IL LEUR ENVOYA ENCORE DAUTRES SERVITEURS EN PLUS GRAND NOMBRE QUE LES PREMIERS, ET ILS LES TRAITÈRENT DE MÊME. ENFIN, IL LEUR ENVOYA SO N FILS, DISANT EN LUI-MÊME : ILS AURONT AU MOINS QUELQUE RESPECT POUR MON FILS. MAIS LES VIGNERONS VOYANT LE FILS, DIRENT ENTRE EUX : VOICI LHÉRITIER, ALLONS, TUONS-LE, ET RENDONS-NOUS MAITRES DE SON HÉRITAGE. AINSI SÉTANT SAISIS DE LUI, ILS LE JETÈRENT HORS DE LA VIGNE ET LE TUÈRENT. LORS DONC QUE LE SEIGNEURDE LA VIGNE SERA VENU, COMMENT TRAITERA-T-IL SES VIGNERONS? ILS LUI RÉPONDIRENT : IL PERDRA CES MÉCHANTS COMME ILS LE MÉRITENT, ET LOUERA SA VIGNE A DAUTRES VIGNERONS, QUI LUI EN RENDRONT LES FRUITS EN LEUR SAISON ». (CHAP. XXI, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 4O, 41, JUSQUA LA FIN DU CHAPITRE.) ANALYSE 1 et 2. Jésus fait comprendre aux Juifs quelle est leur ingratitude et combien ils seront punis par la parabole du propriétaire qui a planté une vigne. 3-5. De lamour des faux plaisirs de cette vie. Description des maux que nous y souffrons. Comparaison des gens du monde avec les religieux et les solitaires. Eloge des moines qui vivaient dans les montagnes du voisinage dAntioche.
1. Jésus-Christ découvre beaucoup de choses par cette parabole. Il fait voir aux Juifs avec quel soin la providence de Dieu a toujours veillé sur eux; quelle na rien omis de tout ce qui pouvait contribuer à leur salut; quils ont toujours été portés à répandre le sang ; quaprès quils ont tué si cruellement les prophètes, Dieu, au lieu de les rejeter avec horreur, leur avait envoyé son propre fils. Il leur marque encore par cette figure quun même Dieu était lauteur de lAncien et du Nouveau Testament : que sa mort produirait des effets admirables dans le monde; quils devaient attendre une terrible punition de lattentat par lequel ils allaient le faire mourir sur une croix. Que les gentils seraient appelés à la connaissance du vrai Dieu, et que les Juifs cesseraient dêtre son peuple. Cest pourquoi il ne leur marque toutes ces choses quaprès quil leur a dit cette parabole, pour leur faire mieux comprendre que leur crime était si énorme quil était indigne de tout pardon, puisque, malgré tout ce que Dieu avait fait pour leur salut, les publicains et les femmes de mauvaise vie sélevaient beaucoup au-dessus deux dans le royaume de Dieu. Mais considérez, mes frères, dun côté la vigilance du maître de la vigne, et de lautre la paresse et la lâcheté des serviteurs. Il fait lui-même la plus grande partie de ce que ces serviteurs devaient faire eux-mêmes. Il plante sa vigne, il lenvironne dune haie, et fait tout le reste. Il ne leur laisse à faire que fort peu de choses, cest-à-dire à entretenir cette vigne et à conserver en bon état ce qui leur avait été confié. Car nous voyons par le rapport de IEvangile que ce Maître si sage navait rien omis. Tout était préparé avec un soin admirable; et cependant tant de soins et tant de préparations ont été entièrement inutiles. Lorsque les Juifs furent délivrés si divinement de lEgypte, Dieu leur donna une loi, il leur (531) bâtit une ville, il leur dressa un temple, il leur établit un autel, et il sen alla « dans un pays éloigné », cest-à-dire quil usa envers eux dune longue patience, parce que Dieu ne punit pas les pécheurs aussitôt quils sont tombés dans le crime. Ainsi ce long éloignement marque sa douceur et sa longue patience: « Il leur envoya ses serviteurs », cest-à-dire ses prophètes, « pour exiger deux le fruit », cest-à-dire des témoignages de leur fidélité et de leur obéissance par leurs oeuvres. Mais ils agissent comme les plus ingrats et les plus méchants de tous les hommes. Après tant de grâces et tant de faveurs, non-seulement ils ne rendent point de fruit, ce- qui néanmoins était une négligence et une paresse insupportable, mais ils traitent même outrageusement ceux qui leur viennent demander. Nayant rien à donner à leur Maître qui exigeait deux si justement le fruit de leur vigne, ils ne devaient pas au moins se fâcher contre lui, ni semporter dune si étrange colère contre tous ses serviteurs. Ils devaient plutôt avoir recours aux prières et aux larmes pour fléchir leur Maître. Cependant, non-seulement ils se mettent en colère, parce quon leur demande ce quils devaient, mais ils trempent même leurs mains cruelles dans le sang des innocents. Ils font souffrir aux autres les peines quon leur devait faire souffrir à eux-mêmes: « Tous ces serviteurs, quon leur envoie en divers temps » par deux ou trois diverses fois, ne font quirriter leur malice; et ce qui montrait un excès de douceur dans le Maître, fit voir un excès de dureté « dans ses ouvriers». Vous me direz peut-être pourquoi nenvoya-t-il pas dabord son Fils propre? Cétait afin que ce quils avaient déjà osé faire leur ouvrît les yeux, quils reconnussent leur crime, et que ce désaveu des indignités commises contre les serviteurs, les disposât à recevoir le Fils avec le respect qui lui était dû. On pourrait encore donner dautres raisons; mais je ne my arrête pas pour me hâter dexpliquer la suite. Que veut dire cette parole « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » ? Il ne parle pas de la sorte comme ignorant la manière dont ils devaient le recevoir, mais pour faire mieux voir lexcès dun crime qui était indigne de tout pardon. Car il savait trop assurément que sil lenvoyait parmi eux, ces méchants le tueraient. Il dit donc: « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » pour marquer ce quils devaient faire; parce quil est visible quil leur convenait davoir ce sentiment de respect. Cest ainsi quil parle au prophète Ezéchiel : « Parlez-leur pour voir sils vous écouteront (Ezech. II.) » ; non quil ignorât quils ne lécouteraient jamais, mais pour empêcher quelques impies de dire que cétait cette prédiction inévitable de Dieu qui forçait ce peuple à demeurer dans son opiniâtreté. Cest la raison pour laquelle Dieu parle ici de la même manière, et comme sil doutait : « Ils auront peut-être du respect pour mon Fils ». Car sils sétaient conduits si criminellement envers les serviteurs, leur respect pour le Fils aurait au moins dû les retenir. Que font-ils donc lorsquils laperçoivent? Au lieu de courir à lui, de se prosterner devant lui .pour lui demander pardon de leurs excès, ils en commettent encore de plus horribles. Cest ce que Jésus-Christ leur disait par ces paroles : « Emplissez la mesure de vos pères ». (Matth. XXIII, 32.) Et les prophètes leur faisaient aussi ce reproche « Vos mains sont pleines de sang. Ils mettent le sang avec le sang ». (Isaïe, I, XV.) Et ailleurs : « Ils baptisent Sion en versant le sang ». (Osée. IV, 2.) Ce commandement si formel de Dieu, « vous ne tuerez point (Mich. III, 1) », ne les retient pas. Tant dautres observances que la loi leur commandait pour les empêcher de tomber dans lhomicide ne les touchent point. Et ils se confirment dans leur cruauté par une accoutumance détestable. Que disent-ils donc, « lorsquils aperçoivent ce Fils? Allons, tuons-le » , disent-ils. Pourquoi! Quont-ils à lui reprocher ! Quel mal leur a-t-il fait en la moindre chose? Est-ce parce quil les a si particulièrement honorés, et quétant Dieu il sest fait homme pour eux? Est-ce parce quil a fait une infinité de merveilles, quil leur a pardonné leurs péchés, et quil les invite à son royaume? 2. Mais voyez de quelle folie ils accompagnent leur impiété, et combien la raison quils alléguent pour le tuer est déraisonnable : « Tuons-le », disent-ils, « afin que lhéritage soit à nous ». Et où le veulent-ils tuer? Hors de la vigne. Ainsi vous voyez que Jésus-Christ marque jusquau lieu même où on le devait faire mourir : «Ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent». (Luc. XX, 14.) Saint Luc marque que cest Jésus-Christ qui déclara lui-même le supplice quon tirerait de (532) ces vignerons, et quils lui répondirent: « Non, que cela narrive pas». Et que Jésus-Christ autorisa ce quil leur disait par loracle dun prophète : car, les ayant regardés, il leur dit : « Pourquoi est-il donc écrit: la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de langle? Celui qui se laissera tomber sur cette pierre, se brisera, et elle écrasera celui sur lequel elle tombera ». ( Psal CXXVII, 21.) Saint Matthieu marque que ce furent les Juifs eux-mêmes qui prononcèrent leur arrêt. -Et lon ne doit pas dire quil y ait ici aucune contradiction, il est probable que lune et lautre version sont vraies. Lorsque les Juifs se furent aperçus, après avoir rendu eux-mêmes cette sentence, que cette parabole les regardait, ils voulurent se rétracter, et Jésus-Christ leur fit voir par le Prophète que cela serait de la sorte. Mais comme la vocation des gentils pouvait leur donner un prétexte de le calomnier, il ne la leur énonce pas clairement. Il use à dessein de termes couverts et obscurs, en disant « quil u donnerait cette vigne à dautres e. Il avait affecté de se servir dune parabole, afin quils se condamnassent eux-mêmes. Cest ainsi que Dieu traita autrefois David, lorsquil lui fit prononcer son arrêt par lui-même dans la parabole de Nathan. Il ne faut point dautre preuve de la justice de ce châtiment, que de voir les coupables sy condamner les premiers. Et pour montrer en même temps que ce ne serait pas seulement la justice qui attirerait sur les gentils une faveur quils méritaient si peu, et que le Saint-Esprit avait prédit cette grâce longtemps auparavant, Jésus-Christ rapporte cette prophétie : « Navez-vous jamais lu cette parole dans les Ecritures: la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de langle; cest le Seigneur qui la fait, et nos yeux le voient avec admiration (42) » ? Jésus-Christ montre de plusieurs manières quil rejetterait les Juifs à cause de leur incrédulité, et quil appellerait les gentils à la foi de lEvangile. Cest ce quil avait déjà fait voir par la femme chananénne; par cet ânon sur lequel personne navait encore monté, par le centenier, et par beaucoup dautres paraboles qui prouvent la même chose que celle-ci. Il ajoute pour ce sujet : « Cest le Seigneur qui la fait, et nos yeux le voient avec admiration »; marquant ainsi que les gentils qui croiraient, et que ceux dentre les Juifs qui seraient fidèles, ne seraient quune même chose, quoiquauparavant il y eût entre eux une si prodigieuse différence. Et, pour leur apprendre quil ny aurait rien dans ce changement si étrange qui fût opposé à Dieu, qui ne lui fût au contraire très-agréable, qui ne fût miraculeux et digne détonnement, il ajoute : « Cest le Seigneur qui la fait ». Il se donne à lui-même le nom « de pierre »; et il appelle les Juifs architectes. Cest ce quEzéchiel exprime lorsquil dit: « Ils bâtissent une muraille et la crépissent sans art». Ezéch. XIII, 1.) Comment ont-ils « rejeté » Jésus-Christ, sinon en disant : « Cet homme nest pas de Dieu, cet homme séduit le peuple » -? Et ailleurs : « Vous êtes un samaritain et vous êtes-possédé du démon »? (Jean, VII, 8, 9.) Il leur fait voir ensuite que la punition que Dieu leur infligerait, ne se terminerait pas seulement à être rejetés de lui; il marque les autres peines quils doivent attendre. « Cest pourquoi je vous déclare que le royaume de Dieu vous sera ôté, et quil sera donné à un peuple qui en produira les fruits (43). Celui qui se laissera tomber sur cette pierre sy brisera, et elle écrasera celui sur qui elle tombera (44) ». Il marque ici une double ruine des Juifs. La première, qui aurait lieu en ce quils seraient scandalisés de Jésus-Christ, ce qui est marqué par ce mot: « Celui qui se laissera tomber sur cette pierre » lautre en ce quils seraient captifs; celle-ci est exprimée par ce mot : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera » , ce qui marque la captivité et la misère horrible dans laquelle ils devaient vivre jusquà la fin du monde. On peut aussi remarquer en passant que ces paroles : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera », marquent sa résurrection. Nous voyons dans le prophète Isaïe que Dieu fait un reproche à sa vigne, au lieu que Jésus adresse ici ces reproches au prince du peuple. Il dit là: « Que devais-je faire à ma vigne que je naie point fait » ? (Isaïe, V, 2) Et il lui dit par un autre prophète : « Que vous ai-je fait, et que vos pères ont-ils trouvé de mal en moi » ? (Jérém. II, 5.) Et ailleurs: « Mon peuple, que vous ai-je fait, et en quoi vous ai-je offensé » ? (Mich. VI, 3.) Marquant par tous ces endroits leur ingratitude étrange qui leur avait toujours fait rendre le muai pour le bien et les plus (533) grands outrages pour les faveurs dont Dieu les comblait. Mais Jésus-Christ parlé ici avec beaucoup plus de force. Car ce nest plus lui qui dit « Que devais-je faire que, je naie point fait »? Mais il les contraint de prononcer cette sentence contre eux-mêmes, et dannoncer que ce Maître navait rien omis de tout ce quil devait faire à ces ouvriers ingrats. Car lorsquils disent : « Il perdra ces méchants comme ils le méritent, et louera sa vigne à dautres vignerons », ils se condamnent de leur propre bouche. Cest le reproche que leur fit le bienheureux martyr Etienne, et qui les frappa si vivement, lorsquil les accusait davoir toujours été ingrats envers Dieu, et de navoir payé que de contradictions et de murmures toutes les grâces quil leur avait faites. Tous ces témoignages, prouvaient clairement que cétaient ceux mêmes qui étaient punis qui sattiraient ces supplices, et quil nen fallait point rejeter la cause sur Dieu qui les punissait. Cest ce que Jésus-Christ promet par cette parabole et par une double prophétie; lune de David et lautre de lui-même. Que devaient donc faire les Juifs, eu écoutant toutes ces choses? Ne devaient-ils pas. se jeter aux pieds de Jésus-Christ pour ladorer? Ne devaient-ils pas admirer les soins quil avait toujours témoigné, et quil témoignait encore pour eux? Et si cela nétait pas assez fort pour les toucher, la crainte de tant de punitions ne devait-elle pas les retenir? Cependant rien ne leur sert. « Les princes des prêtres ayant entendu ces « paraboles, connurent bien que cétait deux quil parlait (45). Et voulant se saisir de lui, ils appréhendèrent le peuple, parce quil en était considéré comme un prophète (46) » Ils comprirent enfin que tout ce discours les regardait. Quelquefois, lorsquils se saisissaient de Jésus-Christ, il passait au milieu deux sans en être vu; et quelquefois, sans se cacher, il se contentait de réprimer en-eux-mêmes le désir quils avaient de le perdre. Ce qui faisait dire par admiration : « Nest-ce pas là ce Jésus quils cherchent pour le faire mourir? Il parle hardiment en public, et ils ne lui disent mot ». (Jean. VII, 26.) Mais ici, comme la crainte du peuple les. retenait assez delle-même, il ne voulut point faire dautre miracle ni se rendre invisible comme autrefois. Car il voulait toujours, le plus quil lui était possible, agir en homme, afin de mieux établir la foi de son incarnation. Cependant, ni le respect de tout ce peuple pour le Sauveur, ni toutes les paroles de Jésus-Christ, ni tous les oracles des prophètes, ni le jugement que les autres portaient deux, ni celui queux-mêmes avaient prononcé contre eux, nont pu les empêcher de devenir les ennemis et les meurtriers de Jésus-Christ; tant lavarice, lambition, et lattache aux choses de la terre étaient enracinées dans leur coeur. 3. Apprenez de là, mes frères, que rien ne fait tomber les hommes dune chute plus déplorable que lamour des choses présentes, et que rien au contraire ne nous fait jouir plus paisiblement des biens de cette vie et de ceux de lautre, que le mépris que nous témoignons de tout ce qui est ici-bas : « Cherchez », dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu, et le reste « vous sera donné comme par surcroît ». (Matth. VI, 33.) Quand il ne nous aurait pas fait cette promesse, nous naurions pas dû néanmoins nous mettre en peine des biens de la terre. Mais que devons-nous craindre maintenant, puisquen cherchant ceux du ciel, nous devons encore obtenir ceux dici--bas? Cependant nous voyons tous les jours des personnes incrédules qui, aussi insensibles que les pierres, quittent les vrais plaisirs pour sattacher à ceux qui nen ont que lombre. Car quel plaisir solide y a-t-il dans cette vie? Jai résolu aujourdhui de vous parler avec liberté. Je vous prie de le souffrir, et je vous ferai voir clairement, si je ne me trompe, que ces bienheureux solitaires qui sont crucifiés au monde et dont la vie inspire tant dhorreur, ont incomparablement plus de plaisir que ceux qui vivent dans la vie la plus molle et la plus sensuelle. Je nen prendrai point dautres témoins que vous-mêmes, puisque souvent, lorsque vous êtes environnés de périls, vous souhaiteriez dêtre morts, et que dans cet abattement où vous vous trouvez, vous appelez mille fois heureux ceux qui vivent sur les montagnes et dans le fond des déserts, sans être engagés dans le mariage, ni dans les affaires du monde. Je sais que les artisans même, que les gens dépée, que ceux qui vivent de leurs revenus sans aucun embarras daffaires, et quenfin ceux qui passent le jour et la nuit au théâtre, ont souvent été de ce sentiment. Quoique ces personnes semblent parfaitement heureuses, quoiquelles paraissent vivre dans toutes sortes de délices, et que leurs divertissements se succèdent les (534) uns aux autres, il est certain néanmoins quelles trouvent bien du fiel et de lamertume au milieu de tous ces plaisirs. Si un homme par exemple se trouve malheureusement engagé dans lamour dune comédienne, il souffrira plus quon ne souffre ni dans la guerre, ni dans les voyages, ni dans une ville qui est assiégée. Mais pour ne point entrer dans ces oeuvres de ténèbres, laissons le souvenir de ces maux à ceux qui ont été assez malheureux pour les éprouver, et considérons ce qui se passe dans la vie des hommes de quelque condition quils puissent être. Vous verrez que leur état est aussi, différent de celui des solitaires, quun port tranquille et assuré lest de la pleine nier au milieu de la tempête. Car je vous prie de considérer quel est leur bonheur, premièrement par le lieu quils ont choisi pour leur demeure. Ils ont renoncé pour jamais au bruit des villes et de toutes les places publiques. Ils ont préféré à ces lieux pleins de tumulte le silence affreux des montagnes les plus reculées. Ils nont plus aucun commerce avec le monde. Rien de tout ce qui est sur la terre ne les inquiète plus. Ils ne sont plus exposés ni aux soins et aux peines de la vie, ni aux pertes qui accompagnent les richesses, ni aux ressentiments de la jalousie, ni à la violence dun amour impur, ni enfin à toutes les autres passions qui rendent misérables ceux quelles possèdent. Ils ne vivent plus que pour Je ciel où ils sont déjà en esprit, et ils se préparent dès ici par avance à ce royaume éternel. Ils sentretiennent dans une solitude et une paix profonde avec les montagnes et les vallées, les fontaines et les ruisseaux et par-dessus tout avec Dieu, auquel ils parlent sans cesse dans leurs prières. Leur cellule est une demeure de silence-et de paix. Leur âme, dégagée du. poids des vices et des maladies des passions, est toujours libre et. légère, et elle sélève en haut comme lair le plus pur et 1e plus serein. Toute leur occupation est semblable à celte dAdam avant son péché, lorsquétant revêtu de gloire, il parlait -familièrement à Dieu et demeurait dans ce paradis rempli de délices. Car quelle différence y a-t-il entre ces solitaires et Adam, lorsque, avant sa désobéissance, Il était dans ce jardin délicieux pour y travailler? Il navait alors aucun soin de la vie comme ces bienheureux solitaires nen ont point, il sentretenait avec Dieu dans la joie dune conscience pure, et ceux-ci le font avec dautant plus de liberté et de confiance, que la grâce de Jésus-Christ, dont le Saint-Esprit les remplit, est plus grande que celle dAdam. Vous devriez avoir vu vous-mêmes ce que nous disons, et en être plutôt les témoins que les auditeurs. Mais puisque vous négligez de le faire, et que cette occupation continuelle et ce tumulte de la ville ne vous le permet jamais, nous nous trouvons réduit à suppléer en quelque sorte à cela par- nos paroles, et nous sommes même contraint de- nous borner dans ce dessein, et de vous représenter seulement une partie de ce que font ces saints hommes, parce quil serait impossible de décrire ici toute leur vie. On voit donc ces lumières du monde se lever au point du jour, ou plutôt avant le jour, tenir leurs esprits et leurs pensées élevées en Dieu avec un coeur ardent et une âme libre et dégagée, une vigilance modeste, et une attention respectueuse. Lennui, les soins, les maux de tète, la pesanteur du corps, la distraction des affaires ne les importunent jamais. Ils sont sur la terre comme les anges sont dans le ciel. Ils vont tous ensemble composer un choeur sacré, pour chanter avec une sainte allégresse et dun commun accord des hymnes et des cantique~ à Dieu, faisant voir sur leur visage la joie quils ressentent dans leur coeur. Ils louent le Seigneur commun de tous, et lui rendent avec ferveur de très-humbles actions de grâce pour toutes les faveurs générales et particulières dont sa bonté comble les hommes. Nous venons de comparer cette vie avec celle dAdam dans le paradis. Mais nous ne craignons pas maintenant de la comparer avec celle des anges nièmes, puisquils que font clans le ciel que ce que ces saints hommes font sur la terre. Car ils chantent toujours comme ces esprits bienheureux: «Gloire soit à Dieu au plus haut des « cieux, et que la paix soit sur la terre et la « bonne volonté aux hommes ». On ne leur voit point de ces habits qui traînent par. terre, que la mollesse ou la vanité des hommes a inventés, Ils imitent dans le vêtement ces grands hommes dautrefois, ces anges visibles sur la terre, ces bienheureux pères des solitaires, Elie, Elisée, et saint Jean Baptiste. Les uns ont des habits de poil de chèvres, les autres de poil de chameaux, les autres se contentent de peaux et de cuirs assez usés. Après avoir fini leurs saints cantiques, ils (535) mettent les genoux en terre, ils prient Dieu à qui ils viennent doffrir leurs hymnes, et lui demandent des grâces qui ne viennent pas même dans la pensée des gens du monde. Car ils ne lui demandent jamais rien de tout ce qui périt ici-bas; ils en ont trop de mépris pour en faire le sujet de leurs prières. Ils prient Dieu dans leurs oraisons ferventes, de leur faire la grâce de paraître un jour avec une sainte confiance devant son tribunal terrible, lorsquil jugera les vivants et les morts ;et ils le conjurent que personne dentre eux nentende cette parole foudroyante : « Je ne vous connais point ». Ils lui demandent la grâce de passer cette vie pénible avec une conscience pure et dans la pratique des bonnes oeuvres, et dêtre assistés de son esprit parmi les tempêtes auxquelles elle est exposée. Leur père et labbé qui les gouverne président à cette oraison; et, se levant ensuite après ces saintes prières, ils vont, lorsque le soleil commence à paraître, chacun à son ouvrage particulier, doù ils retirent de grandes sommes dargent pour la nourriture des pauvres. 4. Que diront ici ceux qui passent leur vie à entendre des vers infâmes et à voir des spectacles diaboliques? Je rougis de vous parler de ces choses, mais votre faiblesse me réduit à cette fâcheuse nécessité. Cest ainsi que saint Paul disait aux fidèles: « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à limpureté et à linjustice, faites-les maintenant servir à la piété et à la justice pour mener une vie sainte». (Rom. VI, 19.) Comparons donc ensemble deux choses entièrement dissemblables. Une troupe de femmes prostituées et de jeunes hommes corrompus qui paraissent sur un théâtre avec cette assemblée si sainte de ces bienheureux solitaires. Et puisque les hommes du monde ne cherchent au théâtre q te plaisir, voyons sils y en trouvent davantage que ces solitaires dans leurs déserts. Pour moi, je vous avoue que, jetant les yeux sur ces deux troupes, il me semble que jentends dun côté un concert danges qui font de la terre un paradis, et que je vois de lautre une multitude de pourceaux qui crient confusément et qui se roulent dans la boue. Jésus-Christ parle par la bouche des uns, et le démon par celle des autres. Ceux-ci soutiennent leurs voix impures par le bruit des hautbois et des instruments de musique: niais les autres sont soutenus par la grâce du Saint-Esprit, qui se sert de leur langue pour faire une harmonie plus douce que celle des hampes et des luths. Le plaisir dont ils jouissent dans ces concerts sacrés est st pur et si divin, quil nest pas possible de le faire concevoir à des personnes toutes plongées dans la fange. Je souhaiterais de tout mon coeur de faire voir à quelquun de ces jeunes gens si corrompus la troupe de ces saints solitaires. Je naurais pas besoin de lui parler davantage. Néanmoins, quoique je parle à des personnes noyées dans le vice, il faut faire quelque effort pour les tirer de cet abîme et les élever au-dessus deux-mêmes. Voyons donc ce qui se passe dans ce théâtre, et nous trouverons quil semble que ces gens aient été ingénieux pour inventer tout ce qui pouvait les perdre sans ressource. Comme si ces femmes impudiques nétaient pas assez capables de les corrompre par leur seule venue, ils ont voulu quelles y mêlassent encore leur voix. Ainsi, le chant de ces malheureuses allume les passions les plus criminelles, et celui de ces saints solitaires a une vertu admirable pour les éteindre. Après la vue et la voix, il y a encore un troisième piége, qui est la magnificence des habits. Et comme elle plaît dune part aux yeux impudiques, elle blesse de lautre les yeux des pauvres qui voient cette pompe avec indignation. Et sil se trouve parmi les spectateurs un homme pauvre, qui vive dans lobscurité et dans le mépris, il dit en lui-même : Des femmes perdues et des hommes infâmes, des fils de palefreniers et peut-être même des fils desclaves, paraissent ici avec un air et une magnificence de princes, et nous, qui sommes nés libres, de parents libres, et qui subsistons par un honnête travail, nous ne paraissons rien au prix de ces malheureux. Ainsi ils sen vont tout tristes et tout confus. La vue de ces saints solitaires ne fait point cette impression sur les hommes, et elle en fait plutôt une toute contraire. Car lorsquon y voit les enfants des personnes les plus riches et les plus illustres, porter des habits que le dernier des pauvres dédaignerait de regarder, et trouver sa joie et sa satisfaction dans cette pauvreté extrême, les pauvres y apprennent à se consoler dans tous leurs besoins, et les riches à être plus retenus et plus modérés dans leurs richesses. Quand ces femmes impudiques paraissent sur le théâtre avec tant déclat, ces pauvres (536) soupirent en se souvenant de ce quils voient chez eux, et les riches en reçoivent mie plaie mortelle. Lhabit, la voix, le regard, la démarche, et tout lextérieur efféminé de ces courtisanes pénètre jusquau fond de leur coeur. Et comme ils retournent chez eux, lesprit plein de ce quils ont vu au théâtre, ils nont souvent que des rebuts et des dégoûts pour leurs femmes. Cest ce qui produit les disputes, les querelles et les inimitiés, qui quelquefois ont causé même la mort. La vie leur devient insupportable, et ils ne voient plus que dés défauts dans leurs femmes et dans leurs enfants. Enfin le désordre se met tellement dans une maison, quil est capable de la renverser. On néprouve point ce malheur, lorsque lon considère les troupes de nos saints solitaires. La femme est surprise de voir dans son mari, lorsquil retourne de leurs déserts, un renouvellement de douceur et de modestie, un éloignement de tous les plaisirs déshonnêtes, et une humeur plus facile et plus douce quà lordinaire. Ce sont là les effets contraires de ces deux assemblées si différentes. Lune est la source de tous les maux, et lautre de tous les biens. Lune change les agneaux en loups et lautre les loups en agneaux. Vous me direz peut-être que la vie de ces solitaires est bien triste, et que toute la joie en est bannie. Mais je vous demande sil y a rien au monde de plus agréable que de nêtre jamais troublé daucune passion, de nêtre point agité dennui, dinquiétude et de tristesse? Comparons, si vous voulez, le divertissement du théâtre avec lavantage quon reçoit de voir ces âmes saintes qui mettent leur joie à louer Dieu. Lun ne dure que jusquau soir, et laisse ensuite un aiguillon et un remords de conscience qui pique lâme jusques au vif. Lautre demeure dans le fond du coeur, et y produit dadmirables fruits. Ceux qui ont vu ces saints solitaires, en reviennent lesprit tout rein pli de la gravité et de la modestie de leur visage, de la beauté champêtre de leur désert, de la douceur de leur conversation, de la pureté de leur vie, et de cette harmonie divine de leurs langues et de leurs coeurs, lorsquils chantent les louanges de Dieu. Cest pourquoi ceux qui aiment cette vie sainte, et qui la considèrent comme un port tranquille, fuient tous les tumultes du siècle, comme des écueils et des tempêtes. Mais ceux qui voient ces saints ne sont pas seulement touchés et édifiés de leurs chants et de leurs prières, ils le sont encore de lardeur avec laquelle ils lisent les livres saints. Aussitôt quils sont sortis de leurs saintes assemblées, lun sentretient avec Isaïe, lautre avec les apôtres, un autre voit les écrits de quelque autre auteur, un autre soccupe lesprit de la grandeur et de la sainteté de Dieu, de la beauté de ses créatures visibles et invisibles, de la bassesse de cette vie, et de léternelle félicité que Dieu nous promet. 5. Ainsi ils se nourrissent toujours dune excellente nourriture, non de la chair des animaux de la terre, mais de la parole de Dieu qui est plus douce que ce miel dont Jean-Baptiste se nourrissait dans le désert. Ce ne sont point des abeilles sauvages qui ont recueilli ce miel sur les fleurs, et qui en ont ensuite rempli leurs ruches. Cest la grâce du Saint-Esprit même qui répand ce miel dans leurs coeurs, comme dans des vases préparés, et qui leur permet toutes les fois quils le veulent den goûter la douceur ineffable et de sen nourrir. Ils sont eux-mêmes des abeilles saintes. Ils volent çà et là avec un plaisir chaste et spirituel dans tous ces livres sacrés, et ils en retirent un miel excellent. Si vous voulez comprendre plus clairement quelle est la douceur de cette nourriture divine, approchez-vous deux, et vous verrez quils ne respireront au dehors que lodeur de cette nourriture céleste dont ils sont remplis au dedans. Leur bouche nest jamais ouverte ni aux discours déshonnêtes, ni aux paroles aigres, ni aux disputes. Il nen sort rien qui ne soit digne du ciel. La bouche des gens du monde toujours agités de la furie de leurs passions, qui nont que le vice et le désordre dans le coeur, est semblable à ces égoûts et à ces amas de fange et de boue. Mais celle de ces saints solitaires est comme une source très-vive et très-pure qui coule le lait et le miel. Si vous trouvez étrange que je compare la bouche des personnes du monde à des choses si honteuses et si sales., sachez au contraire que je les épargne beaucoup, et que lEcriture va bien plus loin, lorsquelle dit : « quils ont sur leurs lèvres un venin daspics, et que leur gosier est comme un sépulcre toujours ouvert ». (Ps. XIII, 7.) Les lèvres de nos saints solitaires sont bien différentes de celles-là, puisquelles ne respirent quune odeur très agréable. (537) Vous voulez que jusquici je nai représenté dans ces solitaires que le bonheur, dont ils jouissent en cette vie. Car qui peut exprimer ces délices éternelles que Dieu leur prépare en lautre? Qui peut seulement comprendre ce repos si désirable , ce bonheur si incompréhensible, et ces biens si inestimables dont ils jouiront alors? Je ne doute pas que quelques-uns dentre vous ne soient touchés de ce que je dis, et que vous ne conceviez quelque amour pour cette vie, lorsque nous tâchons de vous la dépeindre telle quelle est. Mais quel avantage retirerez-vous si ce feu que jallume ne brûle dans votre coeur quautant de temps que vous êtes dans léglise, et sil séteint aussitôt que vous en sortez? Pour prévenir donc ce mal, et pour empêcher que ce désir ardent ne se refroidisse, allez vous-mêmes voir ces anges de la terre, afin quil séchauffe encore davantage par cette vue. Car un si saint spectacle fera sans doute plus dimpression sur vos esprits que but ce que je vous en pourrais dire. Ne me dites point : avant que de partir, il faut que jen parle à ma femme, et que je mette ordre à quelques affaires, par ce retard est une marque de lindifférence que vous avez pour ces choses. Souvenez-vous que dans lEvangile un homme na désiré quun peu de temps pour pouvoir donner ordre à sa famille, et que Jésus-Christ ne le lui a pas permis. Que dis-je, pour donner ordre à sa famille? (Luc. IX, 60.) Un autre disciple ne voulant quensevelir son père, Jésus-Christ ne le lui accorda pas; et cependant il ny a point de devoir de la piété chrétienne qui paraisse si nécessaire que densevelir un père mort. Doù vient donc que Jésus-Christ naccorde pas ce temps si court, sinon parce quil sait que le démon veille toujours pour nous tenter et pour chercher une entrée dans notre coeur, et que sil peut nous Faire différer le moins du monde nos bonnes résolutions, il saura bien les détruire ensuite? Cest pourquoi le sage nous donne cet avis si important: « Ne différez point de jour eu jour ». (Eccl. V, 8, 18, 2l.) Car cest ainsi que vous réglerez mieux toutes choses, et que vous apporterez un meilleur ordre aux affaires de votre famille: « Cherchez premièrement», dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces autres choses vous seront données comme par surcroît ». (Matth. VI, 33.) Si nous prenons garde avec tant de soin que ceux qui négligent leurs propres affaires pour se charger des nôtres, ne manquent de rien; combien plus Dieu pourvoiera-t-il à toutes choses, lorsque nous serons à ,lui; puisque lors même que nous ny sommes point, il ne laisse pas de veiller sur nous avec une bonté si particulière? Ne vous inquiétez donc plus de tout ce qui vous regarde, mais déchargez sur la bonté de Dieu tous ces soins. Votre vigilance ne peut être que la vigilance dun homme, mais Dieu veille sur vous en Dieu. Ne vous appliquez donc pas tout entier aux choses de la terre, en négligeant celles du ciel, de peur que Dieu nabandonne aussi toutes vos affaires. Si vous voulez quil en prenne soin, abandonnez-vous à lui entièrement. Car si vous ne pensez quà vos affaires temporelles en négligeant les spirituelles, Dieu en aura dautant moins de soin,, que celui que vous en avez est contre son ordre. Si vous voulez donc que ce que vous aimez vous réussisse, si vous voulez être en même temps délivré de soin, attachez-vous aux choses spirituelles, et méprisez les temporelles. Ainsi vous posséderez la terre et le ciel; et vous serez heureux dans le temps et dans léternité, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (538) |