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HOMÉLIE V.«OR TOUT CECI SEST FAIT POUR ACCOMPLIR CE QUE LE SEIGNEUR AVAIT DIT PAR LE PROPHÈTE EN CES TERMES : UNE VIERGE CONCEVRA ET ENFANTERA UN FILS, A QUI ON DONNERA LE NOM DEMMANUEL, CEST-A-DIRE, DIEU AVEC NOUS, ETC. » (CHAP. I, 22, JUSQUAU CHAP. II, 23.) ANALYSE 1. Que le tumulte du monde fait perdre le fruit de linstruction entendue à lEglise. 2. Pourquoi lange renvoie Joseph au prophète Isaïe? Pourquoi le Christ nest pas appelé vulgairement Emmanuel. Que la version des Septante est préférable aux autres. 3.Marie demeure vierge après lenfantement. 4. et 5. Exhortation quil faut joindre à linvocation des Saints la pratique des bonnes oeuvres. Que laumône est une usure très avantageuse et très sainte.
1. Voici ce que disent beaucoup dentre vous: « Lorsque nous sommes à léglise et que nous écoutons la parole de Dieu, touchés de componction, nous devenons tout à coup meilleurs, mais à peine sommes-nous dehors que notre ferveur séteint et que notre disposition change complètement.» Y aurait-il un moyen de faire cesser une instabilité si fâcheuse? Considérons dabord quelle en est la cause. Doù vient donc un changement si prompt et si grand? De vos mauvaises fréquentations, de vos relations avec les hommes de péché. Vous ne devriez pas, dès que vous êtes sortis de léglise, vous jeter dans des occupations qui contredisent ce que vous avez entendu à léglise : aussitôt que vous êtes rentrés chez vous, vous devriez prendre lEcriture sainte, et, avec votre femme et vos enfants, repasser ensemble les instructions quon vous a données, et, après cela, reprendre le soin de vos affaires temporelles. Que si vous évitez de vous trouver dans des lieux daffaires en sortant du bain, pour nen pas empêcher leffet par une trop grande application : combien cette précaution vous est-elle plus nécessaire, lorsque vous sortez de léglise pour aller chez vous? Mais nous faisons tout le contraire et nous perdons ainsi tout le fruit de cette divine semence: car avant quelle ait eu le temps de prendre racine dans notre âme, un torrent daffaires lemporte et larrache de notre coeur. Afin donc que ce malheur ne vous arrive plus, nayez rien de plus pressé, au sortir de cette assemblée, que de recueillir par la méditation les leçons salutaires et les pieuses impressions que vous en rapportez. chaque fois. Ce serait une extrême ingratitude de donner cinq ou six jours aux affaires de ce monde, et de refuser un jour, ou même une partie dun jour, aux choses de Dieu. Ne voyez-vous pas que vos enfants étudient, et répètent depuis le matin jusquau soir ce quon leur a donné à apprendre? Imitons-les donc en ce point, puisquà moins de cela, cest en vain que nous nous assemblons ici. Cest puiser leau dans un vase percé , et navoir pas, tant sen faut, le même soin pour conserver la parole de Dieu dans notre coeur, que nous en avons pour garder lor et largent. Lorsquun homme a reçu quelque argent, il lenferme avec soin dans un sac, et il y met son cachet; niais nous, après avoir écouté des paroles infiniment plus précieuses que largent et que les pierreries, après que Dieu a répandu sur nous les trésors et les richesses de son esprit, nous navons pas le soin de les tenir cachées dans notre coeur; mais nous les laissons se perdre avec indifférence et se dissiper à laventure. Qui pourra avoir quelque compassion de nous, puisque nous sommes si impitoyables envers nous-mêmes, et que nous nous réduisons à une si extrême pauvreté? Pour empêcher ce désordre, imposez-vous (39) à vous-mêmes , à vos femmes et à vos enfants, linviolable loi de consacrer tout ce jour du dimanche à écouter dabord, puis à méditer la parole de Dieu. Cette application vous disposera à mieux comprendre ce que nous vous dirons dans la suite; vous nous épargnerez ainsi un grand travail, en même temps que vous retirerez plus de profit de nos instructions, quand vous y viendrez, ayant encore lesprit rempli de ce que vous y aurez entendu auparavant. Car il importe beaucoup, pour bien comprendre ce que nous disons, den retenir avec exactitude la suite et lenchaînement. Comme il est impossible de dire tout en un jour, votre mémoire doit rejoindre ce que nous sommes forcé de diviser par parties, et en faire comme une longue chaîne; afin que vous puissiez voir de loeil de lesprit toute 1Ecriture réunie en elle-même, et comme recueillie en un corps. Souvenez-vous donc de ce que nous vous avons déjà expliqué de IEvangile, afin que nous passions à ce qui nous reste. Voici lendroit dont nous devons vous parler aujourdhui. 2. « Or tout cela sest fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète (23).» Lécrivain sacré sexprime dune manière aussi digne que possible, du grand mystère quil raconte, lorsquil dit : « Tout cela sest fait. »Cet abîme de lamour de Dieu; cet océan de miséricorde; ces grâces inespérées; ce renversement de toutes les lois de la nature; cette réconciliation de Dieu avec les hommes; cet abaissement de Celui qui était au-dessus de tout, jusquà létat le plus humble ; la destruction de « cette muraille de séparation (Ephés. II, 14), » dont parle saint Paul; tous les obstacles de notre salut entièrement levés, et ce grand nombre de merveilles renfermées dans ce mystère, il les embrasse toutes dun coup doeil, il les exprime toutes par ce mot: « Tout cela sest fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par son Prophète. » Ne considérez pas ce qui se passe maintenant, dit-il, comme une oeuvre dont lidée soit nouvelle dans les desseins de Dieu, il y a longtemps quil la prédite et préfigurée; saint Paul sapplique à le démontrer partout dans ses écrits. Lange renvoie Joseph à Isaïe, afin que sil oubliait à son réveil ce quil entendait en songe, les paroles du Prophète, dans la lecture desquelles il avait été nourri, len fissent souvenir. Lange ne cite pas de même des prophéties à la Vierge, parce que nétant encore quune jeune fille, elle pouvait nen avoir pas connaissance; mais lorsquil parle à un homme, et à un homme juste, qui sappliquait à la lecture des Prophètes, il a soin de lui citer leur témoignage. Remarquez aussi comment lange, avant davoir cité le Prophète, ajoute au nom de « Marie » les mots « votre femme; » et comment, après avoir invoqué lautorité dIsaïe, il ne craint plus de lui donner le nom de « vierge. » Car Joseph neût pas été si disposé à croire Marie vierge et mère tout ensemble, si lange ne lui eût fait voir auparavant quIsaïe autorisait cette vérité. Mais pour un homme qui avait longuement médité le Prophète, la merveille dune vierge mère cessait dêtre étrange pour devenir une idée familière et parfaitement admissible. Cest donc pour préparer lesprit de Joseph à entendre ce miracle, que lange en appelle dabord à Isaïe. Il ne sarrête pas encore là, mais il sautorise par le témoignage de Dieu-même. Car il ne dit pas: « Tout cela sest fait pour accomplir ce qui a été dit par Isaïe» en ces termes : mais « ce qui a été dit par le Seigneur.» Dieu même était celui qui avait prononcé cet oracle; Isaïe navait été que sa langue et sa voix. Mais que dit cet oracle? « Une vierge concevra et enfantera un fils, à qui on donnera le nom dEmmanuel, cest-à-dire Dieu avec nous (23). » Pourquoi donc, me direz-vous, ne lui a-t-on pas donné le nom « dEmmanuel, » mais celui de Jésus-Christ? Cest parce que lange ne dit pas, « vous lappellerez, » mais indéterminément, « on lui donnera, » cest-à-dire, que les peuples lui donneront ce nom, daprès lévénement. Ce terme dEmmanuel définit un événement selon la coutume de lEcriture. Et lorsque lange dit: « On lui donnera le nom dEmmanuel, cest-à-dire, Dieu avec nous, » cest comme sil disait : Les hommes verront Dieu vivant avec eux. Car bien que Dieu ait toujours été avec eux, il ny était pas néanmoins dune manière visible et sensible, comme depuis lincarnation. Que si les Juifs osent sopposer à ce que je dis, je leur ferai remarquer quon na jamais donné non plus à Jésus-Christ un autre nom marqué par le Prophète, et qui veut dire: « Hâtez-vous de prendre les dépouilles, hâtez-vous de ravir votre butin, » (Isaïe, VIII, 3.) Et quauront-ils à répondre? (41) Pourquoi donc Isaïe dit-il : « Appelez son nom, » cest parce quaussitôt quil est né, il a remporté les dépouilles du démon, et le Prophète lui attribue comme son nom propre, cet effet si glorieux du pouvoir quil a eu dès sa naissance. Il est dit de même que la ville de Jérusalem sera appelée : « Une ville de justice, la mère des cités, la fidèle Sion. » (Isaïe, I, 26.) Cependant nous ne voyons point que Jérusalem ait porté le nom de « ville de justice; » et elle a toujours conservé son premier nom; et lorsque le Prophète dit quelle portera ce nom cest un tour particulier quil emploie pour exprimer le fait de sa conversion au bien et à la justice. Lorsquune action déclat signale davantage celui qui la accomplie, que ne pourrait faire son nom propre, on lui donne un autre nom qui rappelle ce quil a fait. Refoulés sur ce point, les Juifs reviennent à la charge sur un autre, ils sen prennent à la virginité que nous attribuons à la mère du Messie, ils objectent que tous les interprètes nentendent pas comme nous ce passage dIsaïe, quils traduisent non pas « une vierge, » mais « une jeune fille. » A cela nous répondrons que les plus sûrs interprètes sont les Septante, quil ny en a pas dont lautorité soit égale à la leur; les autres ont écrit depuis Jésus-Christ, ils sont juifs, et par conséquent suspects, parce quils ont malicieusement corrompu beaucoup dendroits, et quils ont fâché dobscurcir les Prophètes. Au contraire les Septante ont fait leur version plus de cent ans avant Jésus-Christ et ils étaient plusieurs ensemble : ils évitent par là jusquà lombre du soupçon; leur temps, leur nombre et leur union leur donnent une autorité que les autres ne peuvent avoir. 3. Mais quand même nos adversaires voudraient sappuyer sur ces interprètes nouveaux, ce que nous disons subsisterait toujours, puisque lEcriture marque ordinairement une vierge par le mot de « jeune fille , » comme elle marque un garçon par le mot de jeune homme ; comme lorsquelle dit dans le psaume : « Vous, jeunes hommes, et vous, vierges, louez le Seigneur. » (Ps. 448.) Et lEcriture parlant dune vierge à laquelle on voudrait faire violence dit: «Si cette jeune fille, »cest-à-dire, si cette vierge « a élevé sa voix pour crier. » (Deut. XXII, 27.) Mais ce qui précède dans ce prophète, confirme assez ce que nous disons. Car il ne dit pas simplement: « La vierge concevra et enfantera un fils, » mais il dit : « Le Seigneur vous donnera un signe miraculeux, » et il ajoute aussitôt : « La vierge concevra. » Si celle qui devait enfanter nétait vierge, ou quelle neût conçu que par la voie ordinaire du mariage, où serait le prodige et le miracle que Dieu promet? Un prodige est nécessairement une chose extraordinaire; et lon ne peut donner ce nom à rien de ce qui arrive dans lordre commun de la nature. « Joseph donc étant réveillé de son sommeil fit ce que lange du Seigneur lui avait ordonné et il prit sa femme avec lui (24). » Considérez lobéissance de ce saint homme, et la docilité de son esprit: voyez la circonspection et la pureté incorruptible de son âme. Lors même quil a lieu de soupçonner la Vierge, il ne veut rien faire qui la déshonore; et aussitôt quil est délivré de son doute, il ne pense plus à la quitter, mais il la retient avec lui, et devient le ministre et comme le dispensateur de ce mystère. « Et il prit sa femme avec lui. » Remarquez comme lévangéliste nomme souvent ainsi la Vierge, parce quil ne voulait pas trop découvrir cette merveille, et quil en avait dit assez pour ôter le soupçon que Jésus-Christ fût né comme le reste des hommes. « Et il ne lavait point connue, jusquà ce quelle enfanta son fils premier-né (25).» Ce mot, « jusquà ce que, » ne vous doit pas faire croire que Joseph la connut ensuite ; mais seulement quil ne lavait point connue avant ce divin enfantement, et que la mère de Jésus était toujours demeurée vierge. LEcriture a coutume de se servir ainsi de ce mot, «jusquà ce que, » sans marquer un temps limité. Elle dit quand le corbeau sortit de larche, « quil ny rentra point jusquà ce que la terre fut desséchée (Genès. III, 4); » cependant il ny rentra point non plus après. En parlant de Dieu elle dit aussi : « Vous êtes depuis léternité jusquà léternité (Ps. LXXXIX, 2) , » sans prétendre lui donner des bornes. De même quand elle annonce la naissance de Jésus-Christ elle dit: « La justice sélèvera dans ses jours avec une abondance de paix jusquà ce que la lune passe (Ps. LXXI, 7), » ce qui ne marque pas néanmoins que la lune doive ensuite cesser dêtre. Lévangéliste donc ne se sert ici de ce mot, que pour lever tout soupçon sur ce qui sétait passé avant la naissance de Jésus-Christ, vous (41) laissant après juger vous-même de ce qui avait pu suivre. Il dit ce que vous ne pouviez apprendre que de lui, cest-à-dire, que Marie était toujours demeurée vierge jusquà son enfantement ; mais il vous laisse à conclure vous-mêmes, ce qui nest quune suite claire et comme nécessaire de ce quil dit, savoir, quun homme si juste na eu garde depuis de penser à sapprocher de celle qui était devenue mère si divinement, et qui avait été honorée dune fécondité si miraculeuse. Si Joseph eût depuis vécu avec Marie comme avec sa femme, et quil eût eu des enfants delle comme quelques-uns ont osé dire, pourquoi Jésus-Christ sur la croix, leût-il recommandée à son disciple, afin quil la prît avec lui comme nayant personne qui pût avoir soin delle? Dou vient donc, me direz-vous, que Jacques et Jean sont appelés dans lEvangile « frères de Jésus-Christ? » (Matth. XIII, 55.) Ils ont été appelés frères de Jésus de la même manière que Joseph était appelé époux, de Marie. Dieu a voulu couvrir comme de beaucoup de voiles ce grand mystère, afin que ce divin enfantement demeurât quelque temps caché. Cest pourquoi saint Jean les appelle lui-même dans son évangile frères du Seigneur, lorsquil dit: « Ses frères ne croyaient pas en lui. » (Jean, VII, 5.) Mais ceux qui ne croyaient pas alors en lui se sont signalés depuis par la grandeur de leur foi. Car lorsque saint Paul monta à Jérusalem, pour conférer avec les autres apôtres des vérités quil prêchait, il vint dabord trouver saint Jacques, dont la vertu était si grande quil mérita dêtre le premier évêque de Jérusalem. On dit de lui quil négligeait tellement son corps que tous ses membres étaient comme morts, et quil sagenouillait et se prosternait si souvent en terre pour faire oraison, que son front et ses genoux sétaient endurcis comme la peau dun chameau. Ce fut lui aussi qui, lorsque saint Paul monta de nouveau à Jérusalem, lui parla avec tant de prudence, et qui lui dit: « Vous savez, mon frère, quelle multitude de juifs se sont convertis à la foi de Jésus-Christ. » (Act. XXI, 20.) Telle était sa prudence et son zèle, ou plutôt la puissance de Jésus-Christ. Ceux qui murmuraient si souvent contre Jésus-Christ vivant ladmirèrent après sa mort jusquà mourir eux-mêmes pour lui avec joie; quelle marque visible de la vertu de sa résurrection ! Il a réservé à dessein après sa mort ces grands effets (42) de sa puissance pour sen servir comme dune preuve indubitable de ce quil était. Car si nous oublions aisément après leur mort ceux même que nous avons le plus admirés durant leur vie: comment ceux qui avaient méprisé Jésus-Christ durant sa vie, lauraient-ils regardé comme un Dieu après sa mort, sil neût été quun pur homme ? Comment se seraient-ils fait égorger pour lui, sils neussent eu des preuves certaines de sa résurrection? 4. Je vous dis ceci, mes frères, non pour vous causer une stérile admiration, mais afin que vous imitiez cette constance, cette fermeté, et cette justice, afin que nul ne désespère de lui-même, quelque lâche quil ait été jusquici, et quaprès la grâce de Dieu, personne ne mette sa confiance que dans la sainteté de sa vie. Sil na servi de rien aux. apôtres dêtre unis à Jésus-Christ par des liens de patrie, de maison et de parenté, jusquà ce quils se soient rendus recommandables par leur vertu; comment serons-nous excusables, nous autres, de nous vanter davoir des frères et des proches vertueux sans nous mettre en peine de les imiter? Cest cette même vérité que David insinue lorsquil dit: « Le frère ne délivre point, cest lhomme qui délivrera. » (Ps. XLVIII, 8.) Quand Moïse, Samuel ou Jérémie, prieraient pour leurs parents, ils ne seraient point exaucés. Voyez ce que Dieu dit à Jérémie: « Ne me priez plus pour ce peuple, car je ne vous écouterai point. » (Jérém. II, 14.) Ne vous en étonnez pas, saint prophète, Moïse ou Samuel prieraient pour des pécheurs obstinés, que le Seigneur ne les exaucerait pas, il le déclare lui-même. Les supplications dEzéchiel nobtiendront pas davantage, il lui sera répondu comme à vous : « Quand Noé, Job et Daniel se présenteraient devant moi, ils ne sauveront pas leurs fils et leurs filles. » (Ezéch. .XIV, 14.) Quand le patriarche Abraham prierait pour ceux qui demeurent volontairement dans le vice, et qui rendent leurs maladies incurables, Dieu détournerait sa face, et nécouterait point ses prières. Quand Samuel ferait la même chose, Dieu lui dirait aussitôt : « Ne pleurez point Saül.» (I Rois, XVI, 1.) Quand quelquun prierait à contre-temps pour sa propre soeur, Dieu lui dirait comme Moïse: « Si son père lui avait craché au visage, naurait-elle pas dû être couverte de confusion? » (Nomb. XII, 14.) Ne nous appuyons donc point lâchement sur (42) le mérite des autres. Il est vrai que les prières des saints ont beaucoup de force, mais cest lorsque nous y joignons notre pénitence, et que nous changeons de vie. Sans cela Moïse lui-même, qui avait délivré son frère, et six cent mille hommes de la colère de Dieu, na pas le pouvoir de délivrer sa soeur, quoique son péché fût beaucoup moindre. Elle navait murmuré que contre Moïse son frère, mais le crime des autres était une impiété contre Dieu même. Je vous laisse à examiner la conduite de Dieu en cette rencontre, et je passe à dautres choses plus difficiles. Car pourquoi parler de la soeur, puisque Moïse lui-même, ce grand conducteur du peuple de Dieu, na pu obtenir ce quil désirait, et quaprès mille travaux et mille peines, après un gouvernement de quarante ans, Dieu lui refuse dentrer dans cette terre si souvent promise? Quelle est donc la raison de cette conduite? Cest parce que cette grâce, quon eût faite à Moïse, neût pas été avantageuse pour tout le peuple, et quelle eût pu être une occasion de chute et de ruine à un grand nombre de Juifs. Car si après avoir été seulement délivrés de la servitude de lEgypte, ils quittaient Dieu pour ne sattacher quà Moïse, quils regardaient comme lunique auteur de toutes ces grâces, sil les eût encore introduits dans cette terre promise, à quelle impiété ne se fussent-ils point emportés? Cest pour ce sujet que Dieu leur a même voulu cacher son sépulcre. Samuel aussi a souvent sauvé tout le peuple juif, mais il na pu sauver Saül de la colère de Dieu. Jérémie ne put rien pour le peuple juif, quoiquil soit marqué quil en sauva dautres. Daniel put bien délivrer de la mort les sages de Babylone, mais il ne put délivrer les Juifs de la servitude. Ce prophète alors délivra les uns, et ne put délivrer les autres; mais nous voyons dans lEvangile quun même homme qui avait pu se délivrer en un temps, ne put plus se délivrer en un autre; celui qui devait les dix mille talents, obtint dabord la remise de la dette, et ne la put obtenir ensuite. Un autre, au contraire, sétant perdu dabord, se sauva depuis, comme cet enfant prodigue, qui, après avoir dissipé le bien de son père, revint à lui et obtint le pardon de sa faute. Si donc nous sommes lâches et paresseux, les autres ne nous pourront secourir: mais si nous veillons sur nous, nous nous secourrons nous-mêmes, et beaucoup mieux que les autres ne le pourraient faire. Dieu aime bien mieux accorder sa grâce aux prières que nous lui en faisons nous-mêmes, quà celles que lui font les autres pour nous, parce que lapplication même avec laquelle nous nous mettons en peine de détourner sa colère, fait que nous approchons de lui avec plus de confiance, et que nous réglons notre vie avec plus de soin. Cest ainsi quil fit autrefois miséricorde à la Chananéenne, quil guérit Madeleine, et quil fit passer ce saint larron de la croix dans le paradis, sans aucun médiateur qui priât pour eux. 5. Je vous dis ceci, mes frères, min pour vous détourner de prier les saints, mais de peur que vous ne vous abandonniez à la négligence, et que demeurant vous-mêmes dans un profond sommeil, vous ne vous contentiez de charger les autres du soin de votre salut. Quand Jésus-Christ dit « Faites-vous des amis (Luc, XVI, 9), » il ne sarrête pas là, mais il ajoute : avec les biens que vous avez acquis injustement, afin de concourir vous-mêmes à loeuvre de votre salut. Car il ne recommande par là que laumône, et ce qui est admirable, il nentre point avec nous dans un compte exact et rigoureux, pourvu que nous nous retirions de liniquité. Il semble quil dise : Vous avez jusquici acquis du bien par de mauvaises voies, employez-le maintenant en de bonnes oeuvres. Vous lavez amassé par vos injustices, répandez-le selon la justice. Est-ce une vertu bien haute de donner ce qui nest pas à soi? Cependant Dieu, dans lamour extrême quil a pour les hommes, porte la condescendance jusquà nous promettre de grands biens, si nous en usons de la sorte. Mais nous sommes dans une insensibilité si grande, que nous ne faisons pas même laumône dun bien acquis injustement, et que si après avoir volé des millions nous en donnons une très-petite partie, nous croyons nous être acquittés de tout. Avez-vous oublié ce que dit saint Paul : Que « qui sème peu recueillera peu? » (I Cor. IX, 6.) Pourquoi donc semez-vous avec parcimonie? Ce nest pas perdre, mais gagner, que de semer avec abondance; ce nest pas répandre, mais amasser. Après la semence, la moisson; avec la semence, la multiplication. Si vous aviez à cultiver une bonne terre et qui pourrait rapporter beaucoup , vous ne (43) vous contenteriez pas dy mettre le blé que vous avez, mais vous en emprunteriez même pour pouvoir la semer comme il faut, et vous croiriez que ménager en cette occasion ce serait perdre. Et lorsque vous avez à cultiver non la terre, mais le ciel, qui nest sujet à aucune inégalité de saisons, et qui infailliblement rend avec usure ce quon lui confie vous hésitez, vous tremblez et vous ne comprenez pas que cest perdre alors que dépargner et gagner que de dépenser. Répandez donc afin de ménager; namassez point afin damasser; perdez afin de conserver, prodiguez afin de gagner. Sil faut conserver votre bien, ne vous en chargez pas vous-même , car vous perdriez tout; laissez-le à Dieu en dépôt et nul ne pourra le lui ravir. Ne faites pas valoir vous-même votre argent, vous ne vous entendez pas à le faire profiter, prêtez sinon tout du moins la plus grande partie de votre capital à Celui qui vous le rendra avec les intérêts. Déposez-le là où il ne sera exposé ni aux surprises, ni aux craintes, ni aux accusations, ni à lenvie. Donnez votre argent à Celui qui na besoin de rien et qui est néanmoins dans la nécessité à cause de vous. Donnez-le à Celui qui nourrit toutes choses et qui a faim néanmoins pour empêcher que vous ne mouriez de faim. Donnez-le à Celui qui sest fait pauvre, afin de vous enrichir. Pratiquez cette usure qui vous donnera non la mort, mais la vie. Lautre usure mène en enfer, celle-ci ouvre le paradis. Lune est un effet de lavarice et lautre de la vertu; lune vient de la cruauté et lautre de la charité. Quelle excuse donc nous restera-t-il, si nous rejetons un gain si grand, si avantageux, si assuré, si favorable, exempt de contrainte, dappréhension, de reproche et de péril , pour en chercher un autre si vil, si honteux, si fragile, si incertain, où nous ne trouvons que notre éternelle damnation? Car il ny a rien de plus infâme ni de plus cruel que lusure terrestre. Lusurier trafique du malheur des autres. Il senrichit de leur pauvreté; il exige ensuite ses intérêts, comme sils étaient dus à sa charité. Il est impitoyable, et il a peur de paraître tel. Il semble quil veut obliger le pauvre, et il laccable davantage; sous une apparence dhumanité, il creuse de plus en plus labîme, sous les pas de son frère. Il lui tend une main, et il le pousse de lautre dans le précipice. Il soffre pour secourir celui qui périt, et au lieu de le mener dans le port, il le jette contre les écueils, et le brise sur les rochers. Mais que ferai-je donc, dites-vous? Irai-je donner un argent que jai gagné, et qui mest si nécessaire, afin quun autre en profite, sans que jen retire moi-même aucun avantage? Je ne vous dis pas cela. Je veux que vous en retiriez de lavantage, et un plus grand même, que vous ne pouviez désirer. Je veux quau lieu de lor vous acquériez le ciel même. Pourquoi vous procurez-vous une pauvreté si extrême, en vous tenant toujours attaché à la terre, et en préférant un petit gain à une si grande récompense? Nest-ce pas ignorer le véritable moyen de senrichir? Quand Dieu vous promet au lieu dun peu dargent tous les biens du ciel, et que vous le priez au contraire de ne vous point donner le ciel, mais un peu dargent, quest-ce autre chose, que de le prier de vous laisser toujours pauvre? Celui au contraire qui veut devenir véritablement riche, préfère les grands biens aux petits; les certains aux incertains ; les célestes aux terrestres ; les incorruptibles aux périssables, et cest ainsi quil se rend digne de posséder les uns et les autres. Car celui qui préfère la terre au ciel, perdra lun et lautre, mais celui qui préfère le ciel à la terre, jouira de tous les deux, et dune manière sans comparaison plus stable et plus heureuse. Méprisons donc les biens présents, et naspirons quaux biens à venir, pour jouir ainsi des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (44) |