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HOMÉLIE LXI« ALORS PIERRE, SAPPROCHANT DE JÉSUS-CHRIST LUI DIT : SEIGNEUR, COMBIEN DE FOIS PARDONNERAI-JE A MON FRÈRE, LORSQUIL AURA PÉCHÉ CONTRE MOI ? SERA-CE JUSQUÀ SEPT FOIS ? JÉSUS LUI RÉPONDIT : JE NE VOUS DIS PAS JUSQUÀ SEPT FOIS. » (CHAP. XVIII, 21, 22, JUSQUAU CHAP. XIX.) ANALYSE 1. Les bienfaits reçus de Dieu aggravent les péchés des hommes 2-4. Lorateur passe en revue les principales professions de la société des hommes, et fait voir la multitude des péchés qui se commettent dans chacune, dans celle des armes, dans celle des artisans, dans celle des riches propriétaires. 5. De lamour des ennemis, comment nous devons les gagner. Du bien que nous retirerons de ceux qui nous haïssent, lorsque nous souffrons leurs injures avec patience. De lexemple que nous ont donné sur ce point Jésus-Christ et les saints de lAncien et du Nouveau Testament.
1. Saint Pierre croyait aller dire une grande chose au Sauveur, en lui demandant sil pardonnerait à son frère « jusquà sept fois ». Vous me commandez, lui dit-il, de pardonner à celui qui moffense, mais vous ne me dites pas combien je le dois faire de fois. Car si mon frère moffense tous les jours, et quil en ait toujours regret quand je len reprends, est-ce pour toujours, ou jusquà un certain terme que vous me commandez de le souffrir? Je vois que vous avez mis des bornes à la patience quon doit avoir pour celui qui demeure opiniâtre dans son péché, et qui ne se repent pas. Vous dites de lui, lorsquon a épuisé tous les moyens pour le corriger, que nous le devons regarder « comme un païen et un publicain »; mais vous ne marquez rien de semblable à légard de celui qui reconnaît sa faute, et vous ne dites point jusquoù je le dois souffrir. Dites-moi donc combien de fois je lui pardonnerai. « Sera-ce jusquà, sept fois »? Que répond à cela Jésus-Christ, dont la bonté na point de bornes? « Je ne vous dis pas jusquà sept fois; mais jusquà soixante-dix fois sept fois ». Il marque par ces paroles un nombre, indéfini, sans limite. Cest ce que signifie souvent dans lEcriture le nombre de « mille », comme le nombre de « sept » marque plusieurs. « La femme stérile », dit-elle, « a eu sept enfants », cest-à-dire plusieurs enfants. Jésus-Christ ne veut donc point marquer, par ce mot de « soixante-dix fois sept fois», un nombre certain et déterminé pour remettre les offenses de nos frères; mais il veut quon (478) leur pardonne toujours, sans mettre de bornes à sa douceur. La parabole qui suit est une preuve manifeste de ce que je dis. Le Fils de Dieu ne voulant pas quon crût quil nous commandait une chose fort pénible, en nous ordonnant de pardonner « soixante-dix fois sept fois », nous propose un exemple, destiné à nous apprendre que ce quil venait de dire était vrai à la lettre, et nullement difficile; et quen pratiquant ce commandement, nous devions nous humilier profondément, bien loin den concevoir quelque complaisance. Il nous rapporte donc un exemple de sa miséricorde et de sa douceur envers nous, afin quelle soit le modèle de la nôtre; et il veut nous faire comprendre, par la comparaison de sa bonté avec la nôtre, que quand nous aurions pardonné à notre frère soixante-dix fois sept fois, et que nous aurions oublié de bon coeur toutes les fautes quil aurait commises contre nous; néanmoins, si nous comparions cette bonté dont nous aurions usé envers notre frère, avec celle dont nous avons besoin que Dieu use envers nous, lorsquil nous redemandera compte de toute notre vie, nous trouverions que la miséricorde que nous aurions faite ne serait, à légard de celle quil nous doit faire, que comme une petite goutte deau comparée à tout lOcéan. Cest ce quil tâche de nous faire entendre par cette parabole « Le royaume des cieux est semblable à un «roi qui voulait faire rendre compte à ses serviteurs (23). Et ayant commencé à le faire, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents (24). Mais, comme il navait pas de quoi lui rendre, son maître commanda quon le vendît, lui, sa femme et ses enfants et tout ce quil avait (25) ». Ayant enfin trouvé grâce auprès de son maître, il ne fut pas plus tôt sorti que, rencontrant un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et létouffait presque en lui disant : Rends-moi ce que tu me dois. Et son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusquà ce quil payât tout ce quil devait. Remarquez, mes frères, dans ces paroles, quelle est la différence des péchés qui regardent Dieu davec ceux qui ne regardent que les hommes, et quil y a encore beaucoup moins de proportion entre ces péchés quil ny en a entre dix mille talents et cent deniers. Cette inégalité si grande vient de la grande différence des personnes, cest-à-dire de Dieu et des hommes; et de la grande multitude des fautes que nous commettons contre Dieu presque à tout moment. Nous rougissons au moins de pécher devant les hommes, lorsquils nous voient, mais nous ne rougissons point de pécher devant Dieu, qui est toujours présent, et qui pénètre jusquau fond de notre coeur. Nous ne craignons point de dire et de faire devant lui ce qui loffense et ce quil condamne. Il est aisé de voir par là quelle est la grandeur de nos péchés. Mais les dons et les grâces infinies dont Dieu nous a honorés, les augmentent beaucoup encore. Que si vous voulez, mes frères, que je vous explique comment il se peut faire que nous soyons redevables « de dix mille talents », et encore infiniment plus, je vous le ferai voir en peu de mots. Je crains néanmoins que dun côté, les pécheurs qui sont enchantés de lamour du vice, et qui ne savent que céder à leurs mauvaises passions, nen prennent occasion de pécher avec encore plus de hardiesse, et que de lautre je ne jette les humbles dans le désespoir, et quils ne disent comme les apôtres: « Qui donc pourra être sauvé »? Mais jespère néanmoins vous parler de telle sorte, que jétablirai dans la paix ceux qui mécoute,ront et qui feront tout ce que je dis. Il est impossible que ceux qui ont des maladies incurables et qui ont perdu le sentiment de leurs maux, sortent de leur assoupissement, si on ne leur dit la vérité. Que sils en prennent sujet de pécher encore davantage, ce ne sera point la vérité, mais ,leur frénésie qui en sera cause ; puisque les mêmes choses font un effet tout contraire sur lesprit des personnes plus sages, qui ayant compris le grand nombre de leurs péchés, entrent ensuite dans des sentiments de componction et en deviennent plus humbles. Car si dun côté, la masse énorme de leurs péchés les trouble, de lautre, la pénitence les console, et ils lembrassent avec dautant plus dardeur, quils savent quelle a la vertu de guérir les plus grandes plaies. Je men vais donc vous représenter Les péchés que nous commettons contre Dieu et contre les hommes. Je nentrerai point dans le détail; je le laisse à chacun de vous : je ne parlerai quen général. Mais il faut auparavant que je dise un mot des grâces que Dieu nous a faites. Dieu, mes frères, nous a dabord tirés du néant, pour nous donner lêtre que nous (479) navions pas. Il a fait pour nous toutes les créatures visibles, le ciel, la mer, la terre et lair; tout ce qui y est contenu, les animaux, les plantes et les semences. Vous voyez que nous ne faisons que marquer les principaux dentre les dons de Dieu, parce quils sétendent jusquà linfini. Il a inspiré dans lhomme une âme vivante, et lhomme a été le seul sur la terre quil ait honoré dun si grand don. Il a fait pour lui le paradis terrestre. Il lui a donné une compagne pour laider, il lui a assujéti tous les animaux; enfin il la couronné dhonneur et de gloire. Après tout cela lhomme est tombé dans le péché; et, quoiquil eût payé dune si extrême ingratitude les bienfaits de son Créateur, il lui en a fait néanmoins ensuite de plus grands encore. 2. Car il ne faut pas considérer seulement la justice de Dieu, lorsquil a chassé lhomme du paradis; mais encore la bonté avec laquelle il la traité ensuite pour le rendre digne dy rentrer. Il la comblé de grâces et de bienfaits dans son bannissement même, et après lui avoir procuré tant de divers secours par la lumière de la loi et par linstruction des prophètes, il nous a enfin envoyé son Fils pour nous ouvrir le ciel, pour nous faire rentrer dans le paradis, pour nous tirer de lesclavage du péché, et pour mettre au rang de ses enfants des ingrats et des ennemis déclarés. Cest ce qui nous oblige de nous écrier avec saint Paul: « O profond abîme des trésors de la sagesse et « de la connaissance de Dieu »! (Rom. II, 33.) Il a ensuite lavé nos péchés dans les eaux sacrées du baptême. Il nous a délivrés de la colère et de la vengeance de Dieu. Il nous a donné part à lhéritage de son royaume, il nous a comblés de biens, il nous a tendu la main pour nous soutenir dans nos faiblesses, et il a répandu son Saint-Esprit dans nos coeurs. Après tant de grâces et tant de bienfaits, quelle devrait être notre reconnaissance, mes frères ? Dans quelle disposition devrions -nions être à légard dun Dieu si doux? Quand nous mourrions tous les jours pour celui qui nous a tant aimés, que lui rendrions-nous qui pût être digne de lui? Nous acquitterions-nous envers lui de la moindre partie de ce que nous lui devons? Et cette mort, même si avantageuse pour nous, ne serait-elle pas une nouvelle faveur qui nous. rendrait enCore plus redevables à sa bonté? Il serait raisonnable que nous eussions ces sentiments, mais dans quelle disposition sommes-nous? Nous déshonorons Dieu tous les jours de notre vie, et nous violons toutes ses lois. Cest pourquoi je vous prie encore une .fois, mes frères, de souffrir que je parle avec liberté et avec force contre ceux qui loffensent et qui le méprisent. Ce nest pas vous seuls que jaccuserai, je maccuserai aussi moi-même. Je ne sais dabord par qui commencer à me plaindre; sera-ce par les personnes libres ou par les esclaves; par les gens de guerre ou, par ceux des villes; par ceux qui commandent ou par ceux qui .obéissent; par les hommes ou par les femmes; par les vieillards ou par les enfants? Je vois de grands désordres dans cette diversité dâges, de conditions et détats. Par où commencerai-je? Commençons si vous voulez par les gens de guerre. Car peut-on nier quils ne commettent de grands excès contre Dieu, par tant doutrages et tant de violences quils font tous les jours, senrichissant de vols et de brigandages, et cherchant leur bonheur dans la misère des autres? Ce sont des loups plutôt que des hommes. Ils se repaissent de sang et de carnage, et leur âme est comme une mer qui est sans cesse agitée par les tempêtes des passions. Y a-t-il des désordres dont ils soient exempts? Y a-t-il un vice qui ne règne en eux? Ils sont altiers et insolents; ils sont jaloux de leurs égaux, et insupportables à ceux qui leur sont soumis; et ils traitent en esclaves et en ennemis ceux qui ont recours à eux pour y trouver leur protection et leur sûreté. Que voit-on parmi eux, que des rapines, des violences, des calomnies, des mensonges honteux et des flatteries lâches et serviles? Que serait-ce si à chacun de leurs désordres nous opposions la loi de Jésus-Christ? Si nous disons quil est écrit dans lEvangile: « Qui dira à son frère : vous êtes un fou, sera coupable du feu denfer; qui regardera une femme avec un mauvais désir, a déjà commis ladultère dans son coeur; si on ne shumilie comme un petit enfant on nentrera point dans le royaume du ciel »? Ces hommes traitent ceux qui sont au-dessous deux, avec un orgueil et un empire effroyable, afin quils tremblent toujours devant eux. Ils sont pires envers les hommes que les bêtes les plus farouches. Ils sont bien éloignés de rien faire pour lamour de Jésus-Christ. Ils ne font rien que pour (480) largent, pour la gloire et pour le plaisir. Qui pourrait donc rapporter tous leurs excès, leur vie oisive, leurs entretiens extravagants, leurs railleries sanglantes, leurs paroles pleines dinfamie? Je ne parle point de leur avarice. Qui peut dire quils ne savent ce que cest non plus que ces solitaires qui vivent sur les mon tagues, mais dune manière bien différente. Car ceux-ci ne connaissent point lavarice, parce quils en sont très-éloignés; et ceux-là ne la connaissent point, parce quils en sont possédés et comme enivrés, et quils boivent liniquité comme de leau. Car cette passion sest tellement rendue la maîtresse de leur esprit et de leur coeur, que ne sachant pas seulement ce que cest que la vertu qui lui est opposée, ils sont comme des frénétiques qui prennent la maladie pour la santé. Mais quittons ces hommes de sang et de désordres. Passons à dautres qui ne sont pas si violents. Examinons la vie des artisans, qui sont ceux dentre tous les hommes qui semblent gagner plus justement leur vie par leur peine et par leur travail. Cependant, sils ne prennent bien garde à eux, ils tombent aisément en beaucoup de déréglements. Souvent ils ternissent toute la gloire de leurs plus justes travaux, en jurant et se parjurant sans scrupule, et en se servant de mensonge et de tromperie pour satisfaire leur avarice. Ils ont lesprit tout possédé du désir du gain. Ils ne pensent quà la terre, et sont tout occupés de leur commerce, dans lequel ils nont point dautre but que damasser de largent. Ils nont aucun soin des pauvres, et ils ne pensent jamais à leur faire part de ce quils gagnent par leur travail, parce quils sont toujours dans lardeur daugmenter le bien quils ont. Ils ont des envies cruelles les uns contre les autres. Ils se déchirent par des injures atroces, et ils ne craignent point de mêler à leur trafic, lusure, linjustice et la tromperie. 3. Passons à dautres qui paraissent un peu plus justes. Ce sont les riches qui possèdent de grandes terres, et qui en tirent de grands revenus. Quy a-t-il de plus injuste queux? Comment traitent-ils leurs fermiers et les pauvres gens de la campagne ? Des barbares leur seraient, moins rudes quils ne leur sont. Ils imposent des travaux insupportables, et des charges excessives à des misérables qui meurent de faim, et qui passent toute leur vie dans un accablement qui ne cesse point. Ils les tourmentent tous les jours par de nouvelles exactions. Ils les obligent à des ouvrages pénibles qui sont au delà de leurs forces. Ils les traitent comme des bêles, et plus cruellement que des bêtes. Ils abusent de leurs corps comme sils avaient un corps de pierre et non pas de chair. Ils ne leur permettent pas de respirer. Ils ne sinforment point de la stérilité de lannée. Que la terre ait produit ou nait rien produit, tout leur est égal. Ils ne remettent rien de leurs vexations ordinaires, et ils ne font pas la moindre grâce. Aussi voit-on rien de plus malheureux, et qui fasse plus de compassion que ces pauvres gens? Après avoir souffert également de la rigueur de lhiver et de lété ; après avoir essuyé tous les froids et toutes les pluies de lannée et sêtre épuisés par leurs veilles continuelles; non-seulement ils se trouvent les mains vides, mais ils se voient encore accablés de dettes. Outre les maux quils souffrent, et cette faim extrême quils endurent, ils craignent encore la violence des exacteurs, la tyrannie des collecteurs, les emprisonnements et mille autres maux dont on les accable, sans que personne leur fasse justice. Combien la nécessité où ils sont leur fait-elle chercher dadresses et dinventions pour gagner, sans quils en tirent enfin aucun avantage? Ils se tuent pour remplir de vin les celliers des autres, et ils nen rapportent rien chez eux. Tout ce que la vigne quils ont cultivée peut produire, passe à dautres mains, et si on leur donne un peu dargent, on les croit bien récompensés de leur peine. Ils ont affaire à des avares et à des usuriers qui les traitent dune manière que les lois des païens nauraient: pas soufferte et pour laquelle on ne peut avoir trop dhorreur. Ils leur donnent de largent à prêt, non pas selon lordinaire à un pour cent , mais ils exigent chaque année la moitié de toute la somme. Et ils traitent avec cette dureté des gens qui ont une femme et des enfants, et qui passent toute leur vie au service de ceux même qui les tyrAnnisent de cette sorte. Nest-ce pas ici quil faut dire avec le Prophète: « O ciel! tremblez, soyez saisi détonnement, et vous, terre, frémissez dhorreur (Isaïe, 1) », parce que les hommes sont devenus pires que les bêtes les plus farouches. Quand je parle ainsi, mes frères, je naccuse ni les arts, ni lagriculture, ni la profession des armes, ni la possession des terres. Cest (481) nous-mêmes que je blâme et labus que nous faisons de ces choses. Corneille était capitaine. Saint Paul faisait des tentes et soccupait à ce métier même en prêchant. David était roi. Job était très-riche, et rien de cela na empêché ces grands hommes de devenir saints. Imprimons donc, mes frères, ces vérités dans nos âmes. Pensons continuellement à ces dix mille talents dont nous sommes redevables à la justice de Dieu. Ne sentons plus de difficulté à remettre à nos frères le peu quils nous doivent. Car nous rendrons compte à Dieu de sa loi si sainte, dont il nous a faits les dépositaires. Il nous représentera ces règles déquité et de justice quil nous aura fait connaître, et que nous aurons néanmoins négligées de telle sorte quil nous sera impossible de le satisfaire. Dieu ayant pitié de nous, et prévoyant cette extrémité où nous nous trouverons alors, nous offre ici un moyen court et facile pour nous acquitter tout dun coup de nos dettes. Cest le pardon et loubli des injures quon nous a faites. Pour que vous compreniez mieux ce que je vous dis, je vous prie de suivre lordre de la parabole que nous expliquons; Cc roi donc, ayant voulu faire rendre compte à ses serviteurs, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ; mais comme il navait pas de quoi le payer, son maître commanda quon le vendît, lui et sa femme et ses enfants et tout ce quil avait, pour satisfaire à cette dette. Ce nétait point par un mouvement de cruauté que ce roi traitait ainsi son serviteur; puisque le tort quil lui faisait en vendant sa femme et ses enfants retombait aussi sur lui-même, parce quils étaient ses esclaves. Ce nétait que par le mouvement dune grande charité et dune grande tendresse. Le maître voulait que ce serviteur fût frappé par la terreur de cette menace, et quensuite il eût recours à la prière pour arrêter cette sentence rigoureuse et pour en empêcher lexécution. Si1 neût eu cette pensée en venant redemander compte, il ne se fût point rendu aux prières de son serviteur, et il ne lui eût point remis si gratuitement une dette si considérable. Mais doù vient donc, dites-vous, quil ne lui remet pas la dette avant même que dentrer en compte Cest parce quil voulait faire comprendre à ce serviteur combien il lui était redevable, et quelle était la grâce quil lui faisait; afin que cette connaissance le rendît ensuite plus doux à légard de ses confrères. Car, si après même avoir connu la grandeur de sa dette et lexcès de la miséricorde quon lui faisait, il ne laissa pas néanmoins dêtre si inexorable, à quelle violence ne se serait-il point emporté si on ne lavait instruit auparavant dune manière si sage? Mais voyons ce quil dit à ce roi dans le fort de sa douleur: « Le serviteur se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant: Seigneur, ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (26). Alors le maître de ce serviteur étant touché de compassion, le laissa aller et lui remit sa dette (27). ». Admirez cet excès damour et de tendresse. Le serviteur ne demande quun peu de délai, et son maître lui donne plus quil ne demande en lui remettant toute sa dette. Il avait résolu dabord de lui faire cette grâce, mais il voulait quil contribuât de sa part à lobtenir par ses prières, afin quil ne demeurât pas sans récompense. Ce nest pas que cette miséricorde ne soit toute gratuite, et quelle ne soit due tout entière à la bonté du maître; car, bien que le serviteur se jette à ses pieds, et quil lui demande miséricorde, on voit assez néanmoins par lEvangile même, quelle est la cause du pardon quil reçoit : « Le maître », dit lEvangile, « étant touché de compassion, lui remit toute « sa dette ». Il voulait néanmoins que ce serviteur parût avoir contribué pour quelque chose à la remise de sa dette, afin dépargner sa pudeur; et que sa propre expérience lui apprît à être charitable envers ses frères. 4. Jusque là, on ne voit rien paraître dans ce serviteur que de très-bon et de très-louable. Il reconnaît sa dette; il promet de la payer; il se jette aux pieds de son maître; il le conjure; il condamne ses propres péchés et il reconnaît la grandeur de ses offenses. Mais ce quil fait ensuite est bien indigne dun si beau commencement. Car étant sorti aussitôt après, et ayant encore présente dans son esprit la mémoire dune si grande grâce, il en abuse malheureusement pour faire une action très-noire, et il emploie cette même liberté que son maître, venait de lui rendre, peur traiter cruellement un de ses compagnons. « Car ayant trouvé un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et létouffait presque en lui disant: Rends-moi ce que tu me dois (28) ». Considérez, mes frères, la bonté du maître et la cruauté du serviteur. Ecoutez ceci, vous tous (482) qui tombez dans des excès semblables par votre avarice. Car, sil nest pas permis de traiter ainsi nos frères lorsquils nous offensent, combien lest-il moins lorsquils ne nous sont redevables que de quelque argent? « Cet homme se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant : Ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (29) ». Il neut pas même de respect pour les paroles dont il venait de se servir pour obtenir miséricorde, et qui lui avaient mérité la remise de dix mille talents. Il ne reconnut plus ce port bienheureux où il sétait sauvé lui-même et cette même prière dont il venait duser ne rappela point à sa mémoire la grande bonté de son maître. Sa cruauté et son avarice effacèrent tout de son esprit, et il se jette comme une bête farouche sur cet homme qui était son compagnon. Barbare, que faites-vous? Né voyez-vous pas combien vous allez irriter contre vous votre maître, que vous allez vous attirer sa colère, et que vous le forcez de révoquer malgré lui larrêt de grâce quil vient de vous prononcer? Mais cette âme dure et impitoyable na point ces pensées. Il ne se souvient plus dun état dont il ne fait que de sortir, et il ne remet rien à son frère de ce quil lui doit. Cependant, mes frères, cest la même prière que font ces deux hommes, mais pour deux choses bien différentes. Lun ne prie que pour cent deniers, et lautre pour dix mille talents. Lun ne prie quun autre-serviteur comme lui, et lautre prie son propre maître. Lun a reçu la remise de toutes ses dettes, lautre ne demande quun peu de délai, et il ne lobtient pas. « Car il le jeta en prison jusquà ce quil lui rendit ce quil lui devait (30)». Les autres serviteurs « ses compagnons voyant ce qui se passait, en furent extrêmement fâchés, et vinrent avertir de tout leur commun maître(31)».Si une action si noire offensa les hommes, et leur parut insupportable, jugez ce quelle put paraître à Dieu; et si les serviteurs en témoignèrent une si grande compassion, jugez de ce quen put ressentir leur maître. « Cest pourquoi layant fait venir, il lui dit: Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez parce que vous men aviez prié (32). Ne tallait-il donc pas que vous, eussiez aussi pitié de votre compagnon, comme javais eu pitié de vous (33) »? Admirez encore, mes frères, la grande douceur de ce maître. Il agit en juge contre ce serviteur ingrat et il semble quil rende raison de son jugement et de la rétractation quil fais de son don; si lon naime mieux dire que ce nest point lui qui cassa son arrêt de grâce, mais que ce fut ce serviteur qui le révoqua. «Méchant serviteur», lui dit-il, « je vous avais remis tout ce que vous me deviez, parce que vous men aviez prié: ne fallait-il donc pas que vous eussiez aussi pitié de votre compagnon comme javais eu pitié de vous »? Si vous aviez quelque peine à remettre cette dette, ne deviez-vous pas considérer la grâce que je venais de vous faire, et ce que vous deviez encore attendre de moi dans la suite? Si ce commandement vous paraissait sévère, lespérance de ce que je vous promets aurait dû vous ladoucir. Vous considérez que votre frère vous a offensé, et vous ne considérez pas combien vous avez vous-même offensé Dieu, et que néanmoins il vous accorde votre grâce, seulement parce que vous len avez prié. Si vous avez tant de peine à vous réconcilier avec un homme qui vous a fait tort, combien en auriez-vous plus de souffrir le feu de lenfer? Comparez la première peine avec la seconde, et vous trouverez lune très-légère en voyant le poids insupportable de lautre. Vous devez dix mille talents à votre maître, et cependant., bien loin de vous traiter avec dureté; il na que de la compassion pour vous, et vous traitez aussitôt après avec une cruauté si barbare celui qui ne vous doit que cent deniers? Nest-ce donc pas avec raison quil vous appelle « méchant serviteur » ? Ecoutez, hommes sans entrailles, hommes cruels; sachez que ce nest pas pour les autres, mais pour vous-mêmes, que vous êtes cruels; ces ressentiments haineux que vous gardez si longtemps, vous les gardez plus encore à votre détriment quau détriment de vos frères; cest le faisceau de vos propres péchés et non des péchés du prochain que vous formez et liez si laborieusement; lorsque vous tourmentez les autres, le mal que vous leur faites est passager comme vous-mêmes, et il passera bientôt; mais dans lautre vie, Dieu vous punira par des supplices quille finiront jamais. « Son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusquà ce quil payât tout ce qui lui était dû (34) ». Cela veut dire; mes frères, quil le livra à des supplices sans fin, puisquil ne devait jamais acquitter sa dette. Après quune libéralité si extrême na pu toucher cet ingrat, que restait-il autre chose que de faire succéder (483) la sévérité à la douceur? Et quoique « les dons « et les grâces de Dieu soient », comme dit saint Paul, « sans repentir », et quil ne les rétracte jamais, néanmoins la malice a tant de force, quelle contraint Dieu de se faire violence à lui-même, et de violer cette loi de sa bonté. Quy a-t-il, donc de plus dangereux que le souvenir des injures et le désir de sen venger, puisquil est capable de détruire en nous ce que la grâce de Dieu nous avait donné? LEvangile marque quil livra ce serviteur aux bourreaux, non pas indifféremment, mais « ému de colère ». Lorsquun peu auparavant il avait commandé quon le vendît, il navait témoigné aucune colère dans ses paroles, quil naccomplit pas non plus ensuite, parce quil ne les avait dites que pour donner une ouverture favorable à sa bonté; mais ce dernier arrêt quil donne nest plus accompagné de douceur comme le premier; et on ny voit que colère, que rigueur, que vengeance. Jésus-Christ nous marque ensuite quel est le but de cette parabole, lorsquil dit : « Cest ainsi que vous traitera mon Père qui est dans le ciel, si chacun devons ne remet à son frère du fond du coeur les fautes quil aura commises contre lui (35) ». Il ne dit pas : Cest ainsi que vous traitera « votre » Père, mais « mon » Père, parce que des âmes si dures et si peu charitables sont indignes dêtre appelées les enfants de Dieu. On voit par cette parabole que Jésus-Christ nous commande deux choses: lune, que nous nous accusions nous-mêmes de nos péchés, et lautre, que nous pardonnions sincèrement ceux de nos frères. Que si nous sommes fidèles au premier de ces commandements, nous nous acquitterons aisément du second. Car celui qui rappelle dans sa mémoire les déréglements de sa vie, pardonnera aisément à ses frères, non-seulement de bouche, mais « du fond du coeur». 5. Rendons-nous, mes frères, à ce commandement de Jésus-Christ. Ne nous haïssons pas nous-mêmes, et ne tournons point contre nous-mêmes le fer dont nous croyons percer les autres. Quel mal vous peut faire votre ennemi, qui soit comparable à celui que vous vous faites vous-même, puisque laigreur que vous avez contre lui attire sur vous la condamnation de votre juge? Si vous lui opposez une sagesse et. une modération vraiment chrétienne, vous demeurerez invulnérable à ses traits, et vous ferez retomber sur lui le quil vous fait. Mais si vous vous abandonnez à lindignation et à la colère, vous serez blessé non par linjure quil vous a faite, mais parle ressentiment que vous en avez. Ne dites donc point : Il ma outragé, il ma déchiré par ses calomnies, il ma fait souffrir mille maux. Plus vous direz quil vous aura fait de mal, plus vous trouverez quil vous aura fait de bien; puisquil vous aura donné lieu de vous purifier de vos péchés qui sont les plus grands de tous les maux. Ainsi, plus il vous offensera, plus il vous mettra en état dobtenir de Dieu quil vous pardonne toutes vos offenses. Car si nous voulons nous servir des avantages que la foi nous donne, nul homme ne nous pourra nuire. Nous tirerons les plus grands avantages pour notre salut, de la fureur même de nos plus grands ennemis. Et qui sétonnera que la haine des hommes nous soit si utile, puisque la rage même des démons nous est souvent avantageuse, comme on le voit dans lexemple du saint homme Job? Que si cet esprit de malice nous sert en nous haïssant, pourquoi craindrez-vous la haine dun homme? Considérez combien vous retirez davantage dune injure soufferte humblement et avec douceur. Vous méritez par là: premièrement, que Dieu vous remette vos péchés; ce que je regarde comme le plus grand de tous les biens. Vous vous exercez en second lieu dans la patience, et dans une vertu mâle et généreuse. En troisième lieu, vous vous fortifiez dans la douceur et dans la charité que vous devez avoir, pour vos frères, puisque celui qui est incapable de se fâcher contre ses ennemis, sera bien moins en état de manquer de charité envers ceux qui laiment. De plus, vous travaillez ainsi à déraciner entièrement la colère de votre coeur: ce qui est le plus grand de tous les biens. Car celui qui bannit la colère de son âme en bannira aussi la tristesse, et il se délivrera de tous ces chagrins et de ces vaines inquiétudes, qui sont les tourments ordinaires de la vie. Le coeur doux et incapable de haine, est toujours paisible, et il jouit dune joie et dun plaisir qui ne le quittent jamais. Ainsi , en haïssant nos ennemis nous nous punissons nous-mêmes, et en les aimant nous nous aimons. Dailleurs, la grâce que Dieu vous fera en vous inspirant cette douceur, vous rendra vénérables à vos ennemis mêmes, quand ce (484) seraient les plus méchants de tous les hommes, quand ce seraient des démons. Et jose dire même que si vous persévérez à traiter vos ennemis avec tant de modération, vous nen aurez plus. Mais le plus grand fruit que vous tirerez de votre douceur, cest quelle attirera sur vous celle de Dieu même. Si vous lavez offensé, il vous pardonnera vos péchés; et si vous êtes demeuré dans linnocence, il purifiera votre vertu, et il vous fera approcher de lui avec plus de confiance. Travaillons donc, mes frères, à navoir, jamais de haine contre personne, afin que Dieu nous fasse la grâce de nous aimer, et de nous remettre toutes nos dettes, quand même nous lui serions redevables de dix mille talents. Mais cet homme, me direz-vous, me hait et me persécute gratuitement. Ayez donc dautant plus de compassion de lui. Ne le haïssez pas, mais déplorez son malheur, et que son péché soit le sujet non de votre aversion, mais de vos larmes. Sa condition est bien à plaindre, puisquil irrite Dieu contre lui et la vôtre est bien heureuse, puisque, si vous souffrez avec douceur, Dieu couronnera votre patience. Souvenez-vous que Jésus-Christ allant mourir sur la croix, se réjouissait de ses souffrances, et versait des larmes pour ceux qui devaient le crucifier. Plus donc nos ennemis nous persécutent, plus nous devons les pleurer; puisquen nous persécutant ils nous comblent de biens, et quils se font mille maux. Mais il ma outragé, dites-vous, il ma frappé devant tout le monde? Il sest donc déshonoré devant tout le monde. Il a donc rendu tous les hommes les témoins de sa brutalité et les admirateurs de votre douceur. Il a ouvert leurs bouches pour condamner ses excès, et pour publier votre patience. Mais il a médit de moi en secret? Quel mal vous peuvent faire ces calomnies, puisque cest Dieu qui sera votre juge, et non ceux quil peut avoir surpris par ses médisances? Il est bien plus à plaindre que vous, puisquoutre ses autres péchés, il rendra compte encore de ceux quil fait en vous décriant, et quil se nuit à lui-même sans comparaison davantage devant Dieu, quil ne vous peut nuire devant les hommes. Que si ces co,nsidérations ne vous suffisent pas encore, souvenez-vous que Jésus-Christ étant le Fils de Dieu et la sainteté même, na pas laissé dêtre décrié devant ce,ux quil aimait le plus, et par les hommes et par les démons; selon ce quil témoigne lui-même par ces paroles : « Sils ont appelé le Père de famille Béelzébub, combien plus appelleront-ils ainsi ses serviteurs ». (Matth. X, 21.) Le démon ne la pas calomnié seulement, mais il a été cru dans ses calomnies, lorsquil laccusait non de crimes ordinaires, mais dêtre « un séducteur et un ennemi de Dieu». Que si vous me dites: Cet homme qui moutrage cest quelquun à qui jai rendu mille services, et qui ma mille obligations. Je vous réponds que cest ce qui vous doit exciter davantage à le plaindre, puisquil est dautant plus malheureux quil est plus ingrat, et que vous devez dautant plus vous réjouir que vous êtes devenu semblable à Dieu, « qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants». Si vous dites que Dieu est trop élevé pour que vous puissiez prétendre de limiter, quoiquil soit vrai que sa grâce nous en ait rendus capables, imitez au moins les hommes qui ont été ses serviteurs comme vous lêtes. Imitez Joseph qui paya les ingratitudes de ses frères dune infinité de biens. Imitez Moïse qui pria pour un peuple rebelle qui lui faisait toujours la guerre. Imitez saint Paul qui, après avoir été persécuté cruellement par les Juifs, souhaita dêtre anathème pour eux. Imitez le bienheureux martyr Etienne, qui, lors même quon le lapidait, priait Dieu pour ses bourreaux. Que ces grands exemples nous fassent éteindre la colère dans nos coeurs, afin de mériter que Dieu nous pardonne nos péchés, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, lhonneur et lempire, maintenant et toujours, et dans les siècles dès siècles. Ainsi soit-il. (485) |