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QUATRE-VINGT-TREIZIÈME SERMON. « Vos dents sont comme un troupeau de brebis tondues, remontant du lavoir et portant un double fruit, sans qu'il y en ait de stériles parmi elles (Cant. IV, 2). »
1. Ce ne sont pas, je pense, de petits mystères que le Saint-Esprit, la source intérieure d'où s'écoule le fleuve du Cantique des cantiques, nous recommande dans ces dents. Car ce n'est pas de ces dents-là qu'il est dit : « Dieu leur brisera les dents dans la bouche (Psal. LVII, 7), » ni de celles dont la voix de Dieu même parle en ces termes au saint homme Job : « La terreur habite autour de ses dents (Job. XLI, 5). » C'étaient des dents plus blanches que le lait, car c'étaient celles de l'Épouse, de celle dont le Très-Haut a aimé la beauté, et qui n'a ni tache ni ride. Car si elle était toute blanche, elle avait les dents bien plus blanches encore. Toutefois, c'est une comparaison aussi nouvelle qu'inouïe, que de dire, pour les louer : « Vos dents sont comme un troupeau de brebis tondues. » Qu'y a-t-il, en effet, de si juste dans cette comparaison, qui nous porte à croire qu'elle est descendue du mystérieux séjour du ciel ? Il y a quelque chose de vraiment grand, et qui doit être senti dans toute sa grandeur par toute grande âme. En effet, c'est le Saint-Esprit qui parle ainsi; or, quand il parle, il n'y a pas un seul iota dans ce qu'il dit, qui puisse passer sans avoir un sens. Évidemment il y a quelque chose de caché dans ces dents, qui ne peut, si on le découvre, que nous découvrir le mystère d'une intelligence des plus saintes. 2. En effet, les dents sont blanches et fortes; elles n'ont ni chair ni peau ; elles ne peuvent rien souffrir entre elles, et il. n'est pas de douleur comparable à leur douleur; elles sont enfermées par les lèvres, qui empêchent qu'on ne les voie, il n'est pas bien de les faire voir si ce n'est quand on rit. Elles mâchent la nourriture pour le corps tout entier, mais n'en retiennent point la saveur; elles ne s'usent pas facilement ; elles sont rongées en ordre, les unes en haut et les autres en bas, et tandis que celles d'en bas sont mobiles, celles d'en haut ne le sont pas. Or, les dents ainsi envisagées sont pour moi une image des hommes qui ont embrassé la vie monastique, qui, choisissant la voie la plus courte, et la vie la plus sûre, semblent surpasser en blancheur le corps entier de l'Église qui est blanc. Qu'y a-t-il, en effet, de plus blanc que ces hommes qui, évitant toute espèce de souillures et d'immondices, versent des larmes sur leurs péchés de pensées comme sur des péchés d'action. Quoi de plus fort qu'eux? Pour eux les tribulations sont des consolations, les mépris un sujet de gloire, la pauvreté une véritable abondance. Ils n'ont pas non plus de chair, car jusques dans la chair ils oublient la chair et s'entendent dire par l'Apôtre : « Pour vous, vous n'êtes point dans la chair, mais dans l'esprit (Rom. VIII, 9). » Ils n'ont pas de peau non plus, car ils n'ont ni l'éclat ni la tension des soucis de ce monde, ils dorment et reposent en paix (Psal. IV, 9). Ils ne souffrent pas qu'il y ait quoi que ce soit entre eux car ils regardent comme intolérable la moindre pierre d'achoppement qui se trouve soit entre eux, soit dans leur propre conscience. De là vient cette opportune importunité qui vous caractérise, et dont vous nous fatiguez si souvent, quand vous dépensez tant de fois de si longues parties du jour, même lorsque cela n'est pas nécessaire, à écarter ces pierres d'achoppement. Il n'y a pas de douleur semblable à celle des religieux, car il n'y a rien d'aussi redoutable et d'aussi horrible que les murmures et les distensions dans une maison religieuse. Les dents sont enfermées derrière les lèvres qui empêchent qu'on ne les voie; ainsi sommes-nous entourés de remparts matériels qui nous dérobent aux regards et à l'approche des gens du monde. Il n'est pas bien qu'elles paraissent, si ce n'est peut-être quand on rit; ainsi n'est-il rien de plus inconvenant qu'un religieux qu'on voit paraître dans les villes et les châteaux, à moins qu'il ne soit forcé de le faire parla charité qui couvre une multitude de péchés; la charité c'est le rire, car elle est gaie; mais sa gaieté n'est point de la dissipation. Les dents mâchent la nourriture pour tout le corps; ainsi les religieux sont établis pour prier pour le corps entier de l'Église, je veux dire pour les vivants et pour les morts. Mais ils ne doivent en retenir aucune saveur, c'est-à-dire ils ne doivent se glorifier de rien, mais au contraire, dire avec le Psalmiste : « Non, Seigneur, non, ne nous attribuez point la gloire, réservez-la pour votre nom. Elles ne s'usent pas facilement, ainsi les religieux sont d'autant plus fervents qu'ils sont plus âgés, et courent d'autant plus vite, qu'ils approchent davantage du but. Les religieux sont aussi rangés en ordre; en effet, où trouver de l'ordre si ce n'est là où le boire et le manger, la veille et le sommeil, le travail et le repos, la promenade et la sieste et le reste sont réglés, avec poids, nombre et mesure? Il y en. a aussi de placés en haut et d'autres placés en bas, puisque parmi nous se trouvent des supérieurs et des inférieurs, mais si bien unis entre eux que les supérieurs et les inférieurs se trouvent dans un parfait accord. Si les dents d'en bas peuvent remuer tandis que celles d'en haut demeurent immobiles, il en est de même des religieux, parmi lesquels, s'il arrive parfois que les inférieurs soient troublés, le devoir des supérieurs est de montrer constamment une âme inébranlable. « Comme un troupeau de brebis tondues, » est-il dit. Comme les religieux sont bien comparés à des brebis dépouillées de leur laine ! ne sont-ils pas véritablement tondus ces hommes qui n'ont rien conservé en propre, ni leur coeur, ni leur corps, ni rien de ce monde? « Remontant du lavoir (Cant. IV, 2). » Le lavoir c'est le Baptême d'où remonte celui qui s'élève au haut de la vie parfaite, au contraire c'est descendre que de se laisser aller à une vie de honte. « Toutes portent un double fruit (Ibid.), » car ils enfantent également par la parole et par l'exemple. « Et il ne s'en trouve point de stérile parmi elles (Ibid.) ; » car il n'y en a pas un seul parmi les religieux qui ne porte des fruits.
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