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CENT-DIXIÈME SERMON. Paroles de lhomme à soi-même ou plutôt à son âme.
Quelle est notre misère et de combien de sortes est notre indigence! Nous avons besoin même de parler, mais si c'est doublement misérable, ce n'est pourtant point étonnant que nous ayons besoin de nous parler les uns aux autres, mais ce l'est bien plus que nous ayons besoin de nous parler à nous-mêmes. « Nul ne connaît ce qui est dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui (I Cor. II, 11). » Il s'est creusé un grand abîme entre nous, il faut que la parole intervienne comme un instrument pour qu'il y ait passage d'un coeur à l'autre, pour la communication de nos pensées. Voilà le besoin qui a fait inventer la parole. Qui l'ignore? Mais de plus, c'est à nous-mêmes que nous éprouvons le besoin de parler, en effet, le Prophète s'écrie : « O mon âme, est-ce que tu ne seras pas soumise à Dieu, car c'est de lui que vient mon salut (Psal. LXI, 1)? » Quel homme n'éprouve souvent le besoin de rappeler son âme, d'appeler sa raison, de rassembler ses sentiments? Quel homme n'éprouve fréquemment le besoin de s'adresser à lui-même la parole, de se presser de menaces, de se donner des avis, de s'accuser soi-même? Que dis-je, il doit même recourir à des raisonnements pour se persuader lui-même. Telle est, en effet, cette réflexion du Prophète : « car c'est de lui que vient mon salut; » quelquefois aussi il se console, comme lorsqu'il dit : « pour quoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu Psal. XLI, 6)? » D'autres fois il semble s'exciter et il se dit : « Loue Dieu, ô mon âme (Psal. CXLV, 1).» Enfin, il ne lui arrive pas une fois, mais plusieurs fois, de s'avertir lui-même des choses qu'il a à faire, comme lorsqu'il dit « O mon âme, bénis le Seigneur, et garde-toi bien d'oublier tout ce que tu tiens de lui (Psal. CII, 2). » C'est que, en effet, mon coeur m'a abandonné, et je me trouve dans la nécessité de me parler à moi-même, ou plutôt à un autre moi-même, et cela d'autant plus longuement, que je suis encore moins rentré dans mon coeur, moins retourné en moi même, enfin moins uni à moi. Car il n'y aura plus de nécessité de nous parler même les uns aux autres quand nous concourrons tous à ne plus faire qu'un seul homme parfait. Les langues cesseront bien à propos, on n'aura plus besoin d'interprète de l'un à l'autre, quand notre unique Médiateur aura si bien rempli toute charité entre ceux, que nous serons plus qu'un nous-mêmes, avec ceux qui sont vraiment et à jamais qu'un, je veux dire avec Dieu le Père, et Jésus-Christ même, Notre-Seigneur.
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